— Par Sarha Fauré —
Suzanne Césaire, souvent éclipsée par la renommée de son mari Aimé Césaire, mérite pourtant une attention particulière pour la profondeur de sa pensée intellectuelle et esthétique. Née en 1915 en Martinique, elle fut une figure centrale du mouvement surréaliste antillais, tout en restant, durant de nombreuses années, une voix marginalisée dans le paysage littéraire. Son œuvre trouve une nouvelle reconnaissance grâce à l’ouvrage Suzanne Césaire. Archéologie littéraire et artistique d’une mémoire empêchée d’Anny-Dominique Curtius. À travers cette étude, Curtius éclaire une pensée radicale et originale qui, de 1941 à 1945, a interrogé les rapports de domination coloniale et proposé des alternatives esthétiques et théoriques avant-gardistes.
L’une des raisons pour lesquelles l’œuvre de Suzanne Césaire est restée dans l’ombre réside dans l’histoire de Tropiques, revue qu’elle cofonde en 1941 avec Aimé Césaire, René Ménil et Aristide Maugée. Bien que cette revue ait été un lieu majeur d’expression intellectuelle et artistique, sa diffusion restreinte et la censure qu’elle subit après 1943 ont contribué à l’effacement de la pensée de Suzanne Césaire. À cela s’ajoute le fait que son rôle a souvent été relégué à celui d’épouse d’Aimé Césaire, ce qui a occulté la force de ses propres idées. Ce phénomène, décrit par Curtius comme une « rhétorique de la réserve et de l’évitement », reflète une dynamique qui marginalise la pensée féminine antillaise, phénomène auquel se sont également heurtées d’autres intellectuelles comme les sœurs Nardal ou Amy Jacques Garvey.
Malgré ces obstacles, Suzanne Césaire a produit une œuvre marquée par une pensée critique et originale qui s’articule autour de concepts novateurs. Elle a notamment exploré des questions relatives à l’identité antillaise, en s’intéressant à ce qu’elle appelle « l’inquiétude ancestrale » des Caribéens et en déconstruisant les idéologies coloniales, comme le « doudouisme », qu’elle critique dans son analyse de la poésie martiniquaise. Elle a aussi forgé des concepts tels que la « poésie cannibale », qu’elle voit comme un moyen de libérer la littérature antillaise des carcans imposés par le colonialisme. Sa pensée est également marquée par une réflexion géographique et écologique, notamment dans sa vision du paysage caribéen, qu’elle perçoit à la fois comme un témoignage des violences de l’histoire et un terrain propice à une nouvelle forme de résistance.
L’approche de Suzanne Césaire est profondément interdisciplinaire. Elle combine philosophie, anthropologie, géographie, histoire, art et littérature pour offrir une réflexion complexe et nuancée. Par son surréalisme antillais, elle introduit des notions de décolonisation des formes artistiques, et développe un « cannibalisme littéraire » pour subvertir les normes imposées par la métropole. À travers cette démarche, elle propose un art libéré des contraintes héritées du colonialisme et de la tradition.
Le personnage de Bergilde, une danseuse bèlè et paysanne, incarne pour Suzanne Césaire cette émancipation esthétique et politique. À travers elle, elle critique l’idéalisation des femmes antillaises, souvent réduites à des figures exotiques et soumises. En réinventant cette figure féminine, Suzanne Césaire ouvre une voie vers une nouvelle lecture des rapports de genre et de résistance. Bergilde devient ainsi une métaphore de la réappropriation des corps, de l’identité et de la culture caribéenne face à l’histoire coloniale.
Enfin, la « grammaire humaniste et émancipatrice » développée par Suzanne Césaire invite à repenser la condition humaine, notamment celle des peuples colonisés. Elle cherche à déconstruire les rapports de domination et à ouvrir un espace pour l’émancipation à la fois politique et esthétique. Cette pensée a une résonance particulière aujourd’hui, dans le contexte de la post-négritude et des débats sur la décolonisation, la réconciliation avec le passé colonial et la préservation de l’environnement.
En redonnant une place à Suzanne Césaire, Anny-Dominique Curtius participe à une réévaluation de l’histoire intellectuelle antillaise et de l’impact de la pensée féminine dans la lutte contre le colonialisme et pour l’émancipation des peuples. Cette réhabilitation permet de renouveler notre compréhension des enjeux contemporains liés à l’identité, à la littérature et à la politique.