Un film de Spike Jonze à Madiana.
— Par Roland Sabra —
Le futur est au présent, sous nos yeux.
C’est une fable entre cauchemar philosophique et parcours initiatique que nous propose Spike Jonze dans sa dernière œuvre « Her ». 2024 peut-être, Los-Angeles, dans un monde aseptisé, les pauvres ont disparu tout comme les conflits sociaux, ethniques, politiques. Toute violence a cessé, rejetée au delà du cadre de l’écran, hors les murs de la ville. Les voitures ne sont plus, on se déplace dans des métros spacieux, confortables avec des gares aux corridors vitrés et aux espaces aseptisés. Il ne reste que des individus repliés sur eux-mêmes. Isolés. Atomisés. Théodore Twombly en est un parmi des millions. Il n’a pas de problème d’argent. Il vit dans les étages supérieurs d’ une tour qui domine la ville, au dessus de la vie. Son job, dans la start-up qui a réussi, consiste à rédiger pour d’autres les lettres d’amour qu’ils ne savent plus écrire. La lettre est vraie, mais l’auteur est un faussaire. Théodore a du talent. Sa propre vie sentimentale, un divorce qui s’éternise, lui sert sans doute d’inspiration. Quand il rentre chez lui, il se plonge dans un monde immersif en 3D à la recherche de relations érotico-amoureuses, dans le ressassement infini du souvenir de ce mariage qui ne veut pas finir. On l’aura compris, Théodore est un nerd, version péjorative du geek, c’est-à-dire une personne solitaire passionnée par les nouvelles technologies, plus précisément par l’informatique et plus spécifiquement par le web auquel il accorde une totale confiance pour acquérir le savoir nécessaire à l’expression de ses doutes. Le nerd a une dimension asociale, replié qu’il est dans son monde.
Un soir, mais y-a-t-il encore des nuits dans un monde où tout brille de mille éclats 24h sur 24, Théodore découvre un nouvel O.S. « Operating System » ou Système d’Exploitation qu’il installe sur ses objets nomades, ordinateurs et smart phones. Ce nouvel O.S. a la particularité de s’adapter à la personnalité de son utilisateur et de créer une relation qui tienne compte des joies, des affres et des tourments psychologiques du client. Cet O.S. prend la forme d’une voix féminine troublante (admirable performance de Scarlett Johansson, illustration de la présence hégémonique d’une absence) et use d’un prénom « Samantha » Intelligente, drôle, intuitive, ayant a sa disposition les millions de livres de toutes les bibliothèques virtuelles du monde, la voix va très vite séduire Théodore. Une relation d’une grande intimité affective se construit, isolant chaque jour un peu plus Théodore. Mais puisque les relations amoureuses ont un commencement c’est donc qu’elles ont une fin. Théodore va découvrir que Samantha, sous d’autres noms, comme tout O.S. a d’autres clients, plus de 8600, et qu’elle entretient des relations amoureuses tout aussi intenses que les siennes avec plus de 600 personnes. Déception. Jalousie. Samantha mise à jour (!) prend ses distances et prépare doucement Théodore à la séparation, on dirait presque à l’autonomie.
C’est la force incroyable de ce film que de nous dépeindre une situation dans laquelle la virtualité de l’objet investi est tout à fait secondaire par rapport à l’investissement amoureux lui-même. La vie est l’énergie même du désir, ce désir multi-dimensionnel, capable d’accueillir toutes formes d’intérêts possibles qui nous conduit certes à une servitude passionnelle mais néanmoins. universelle. La matérialité de l’objet d’amour n’existe pas en dehors de la voix qui le fait exister, et pour autant la réalité du sentiment amoureux, des affects tristes et joyeux qu’il génère est pleine et entière. Nul ne peut douter que Théodore développe une vraie relation amoureuse, pleine d’intensité diverse et multiple, avec Samantha qui en retour lui apprend à aimer ! Le côté sombre, orwellien, de la fable réside dans l’atomisation sociale, la fuite devant le réel impossible de la confrontation physique avec ce qui pourrait se prévaloir d’être une incarnation de l’objet. A ce titre une tentative de rencontre avec une poupée de chair et de sang, dérisoire essai de matérialisation de Samantha échoue devant l’irruption d’un réel insupportable et d’une obscénité innommable : le léger tremblement de la lèvre supérieure du mannequin. Fiasco assuré! La solitude et la mélancolie dominent dans ce conte philosophique qui nous décrit un monde de l’entre-soi et de l’ipséité, clos sur lui-même dans lequel chacun se protège de l’autre. L’amie d’enfance de Théodore, jouée par Amy Adams, avec laquelle il noue une relation totalement asexuée, est tout aussi terne et sans saveurs que l’univers anesthésié du gratte ciel dans lequel ils habitent.
Ce n’est pas la première fois qu’au cinéma nous est conté une relation passionnelle entre un humain et un objet désincarné. On pense bien sûr à 2001, l’odyssée de l’espace de Kubrick, à la première partie de Amore du film de Roberto Rosellini, adaptée du texte de Cocteau « La voix humaine » dont on a pu voir une belle représentation avec Nicole Dogué au Théâtre de Fort-de-France il y peu. Mais il y a là dans l’opus de Spike Jonze comme quelque chose d’un aboutissement de l’envahissement des machines dans notre univers affectif, quelque chose d’une proximité avec notre quotidien, hors de toute projection futuriste anxiogène, une sorte d’étrangeté familière nous décrivant ce que nous ne voulons pas voir. Le jeu de Joaquin Phoenix dans le rôle de Théodore, tout en finesse, en subtilité, en fragilité assumée déploie un personnage traversé par le doute, prêt à se mouler dans toutes les formes existentielles consommables générées par la logique d’accumulation du système, pour tenter de donner consistance à sa vie. Un film au regard tendre et acéré sur notre présent en devenir.
Fort-de-France le 05/04/2014
Roland Sabra
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« Her » un film de Spike Jonze,
Avec Joaquin Phoenix, Scarlett Johansson, Amy Adams plus
Genre Drame , Romance , Science fiction
Nationalité Américain