Le président du Conseil exécutif a adressé le 25 novembre 2024 une lettre officielle au préfet de la Martinique pour réagir aux propos de Jean-Christophe Bouvier. Lors d’une émission diffusée sur Martinique La 1ère le 20 novembre 2024, ce dernier a remis en question l’existence de projets structurants menés par les élus martiniquais, affirmant que les Martiniquais n’avaient jamais su travailler ensemble pour élaborer un projet d’avenir.
Dans sa lettre, Serge Letchimy fait part de son vif désaccord face à des déclarations qu’il qualifie de « inacceptables, réductrices et infantilisantes ». Selon lui, ces propos ignorent délibérément les efforts collectifs et les initiatives à long terme portées par les Martiniquais depuis plusieurs décennies, et s’inscrivent dans une logique héritée de l’imaginaire colonial. « Comment peut-on sérieusement affirmer que les Martiniquais n’ont aucun projet pour leur avenir ? », interroge-t-il dans son courrier.
Monsieur le Préfet,
Lors d’une émission diffusée sur Martinique 1″’le mercredi 20 novembre2024, le représentant de l’Etat que vous êtes, a jugé que les Martiniquais n’ont jamais travaillé ensemble à bâtir un projet d’avenir, projet que vous n’auriez jamais vu de la part de leurs élus. Tout comme vous avez nié jusqu’à l’existence-même de monopoles et d’oligopoles en Martinique.
Vos propos sont venus jeter un trouble et jouer sur une ambiguïté, la même qu’entretiennent les déstabilisateurs qui nient toute action des élus et toute l’importance de la démocratie représentative, qu’elle soit politique ou sociale.
Il est certain que le représentant d’un État démocratique, respectueux des institutions locales, ne devrait pas dire cela.
Mais, le fond de vos propos est encore plus inquiétant car il reprend un des vieux imaginaires de l’État colonial vis-à-vis des colonies : les peuples des outre-mer seraient dénués d’ingéniosité, d’idées, et seraient traversés de divisions qui les empêcheraient de se projeter collectivement et de bâtir un avenir de projet commun.
Et donc, vous annoncez qu’il n’y a pas de projets en Martinique.
Mais de quelle absence de projets parle-t-on ?
Je veux vous rappeler que la majorité à la CTM est élue sur un plan de mandature comportant 208 projets que nous mettons en œuvre depuis près de quatre années.
Je veux vous rappeler que le Congrès des élus de Martinique qui s’est réuni le 12 juillet 2022, le 17 octobre 2022, le 21 décembre 2022 puis encore le 28 juillet 2023 et le 29 novembre 2023, après près de 300 heures de travail, a adopté plusieurs résolutions dont une résolution « portant évolution institutionnelle de la Martinique » validant la rédaction d’un nouvel article 73-1 relatif à la domiciliation en Martinique et dans les collectivités d’outre-mer qui le souhaitent, d’un pouvoir normatif autonome afin d’arrêter l’infantilisation des élus.
Près d’un an plus tard, cette démarche de Congrès, tournée vers l’avenir et les perspectives du pays Martinique n’a toujours fait l’objet d’aucune réponse officielle de la part du Gouvernement. Ainsi, en plus d’avoir apporté des documents sur vos bureaux -qui, avec vos propos, me laissent penser qu’ils n’ont pas été lus – nous voilà désormais suspendus aux préconisations d’un rapport de deux experts mandatés par l’Etat pour dire l’avenir des territoires d’outre-mer à la place des représentants démocratiquement élus des peuples de ces pays.
Je veux aussi vous rappeler que 6 mois après ma prise de fonction, le 7 février 2022, j’ai remis à la Commissaire européenne Elisa FERREIRA un document de 156 pages « Projets structurants d’avenir pour la Martinique» avec 57 projets pour la Martinique représentant 1 Milliard d’euros d’investissements pour les Martiniquaises et les Martiniquais.
Je veux vous rappeler que le 19 juin 2023, j’ai remis au Ministre des Outre-mer Jean-François CARENCO un document de 322 pages« Propositions de la Collectivité Territoriale de Martinique en vue du Comité Interministériel des Outre-mer CIOM» avec 59 projets et 35 mesures phares. Un CIOM qui n’aurait jamais eu lieu sans l’Appel de Fort-de-France lancé un an plus tôt, et dont nous n’avons jamais vu la traduction en mesures concrètes par le Gouvernement.
Je veux enfin vous rappeler que c’est la Martinique qui est à l’initiative d’un projet de loi de programmation et d’orientation contre la vie chère et pour le développement local.
Dès lors, comment peut-on avec sincérité soutenir que les Martiniquais n’ont aucun projet pour eux-mêmes.
Mais alors, de quelle absence de projet parlez-vous ?
Me vient alors une autre idée, plus ingénieuse et aussi plus cynique. Ne fallait-il pas voir derrière vos mots une tentative de faire détourner nos regards, d’occulter le réel; une volonté de pointer du doigt les élus pour empêcher de constater sa propre incurie ?
Car l’absence réelle de projets est d’abord et avant tout le fait d’un État qui n’a pas de stratégie pour les pays <l’outre-mer, confettis d’un État colonial qui n’a pas su réinventer sa relation à l’Autre.
J’en veux pour preuve l’état d’une Martinique, enferrée dans un faux-semblant de compétences, victime d’une économie construite sur le mal-développement, d’une économie de comptoir qui dure et persiste.
J’en veux pour preuve la disparition annoncée de près de 2000 emplois jeunes pour la Martinique en 2025, au moment où nous avons tous constaté l’urgence de redonner des perspectives à une part de la jeunesse qui se tourne dangereusement vers les trafics et la violence.
J’en veux pour preuve les 150 M€ que l’État doit à la CTM chaque année au titre des aides sociales, laissant la collectivité se débrouiller seule face au vieillissement accéléré de la population, à la précarisation de son tissu social, et à la chute démographique.
J’en veux pour preuve l’état du système de santé et la situation de nos hôpitaux en Martinique, compétence de l’État.
J’en veux pour preuve l’insuffisance chronique du contrôle des prix et des marges en Martinique, avec une complaisance vis-à-vis de grands groupes qui se croient protégés au point de ne pas produire leurs comptes.
J’en veux enfin, et surtout, pour preuve l’échec de l’État en Martinique en matière de lutte contre les narcotrafiquants, en matière de protection des frontières maritimes de la Martinique, alors que grandit le sentiment d’insécurité des familles martiniquaises. Je veux parler de l’échec de la doctrine d’intervention de l’État qui consiste à protéger l’Europe de la drogue et à laisser les pays d’outre-mer en première ligne, seuls, face à la menace du narcotrafic. Je veux parler de ces radars dont nous n’avons jamais vu la couleur depuis des années, malgré les venues successives de ministres en Martinique.
Nous n’en pouvons plus des leçons d’un État qui continue de livrer la Martinique aux narcotrafics, à l’heure où le nombre de morts par balle n’a jamais été aussi élevé et où la circulation des armes et des drogues n’a jamais autant tué.
Je ne me résignerai jamais à entendre l’État critiquer les élus de nos pays gangrenés structurellement par le mal-développement malgré nos propositions et projets pour y répondre, nous laissant dans le silence assourdissant de l’absence de réponses ou de « réponses pansements ».
Je reste persuadé que le jour où sera supprimé le statut de Préfet, on redonnera aux Martiniquais une part de leur capacité d’agir en restaurant l’autorité morale et en leur permettant de porter leur propre projet de développement économique, à partir de pouvoirs normatifs réels.
Je ne céderai à aucune tentative de soumission, de qui que ce soit, et continuerai à porter jusqu’au bout l’idéal de ce pays, de responsabilité et d’identité.
Le respect mutuel s’impose.
Serge Letchimy