Mercredi 27 novembre à 20h55 sur Arte
— Par Hélène Lemoine —
Sorti en 1975, Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles est un film majeur de la réalisatrice belge Chantal Akerman, qui s’impose rapidement comme l’un des chefs-d’œuvre incontournables du cinéma contemporain. Salué comme l’un des films les plus influents de tous les temps, il est régulièrement classé parmi les plus grandes œuvres cinématographiques de l’histoire du septième art. Son approche audacieuse et radicale de la narration, ses choix formels novateurs et sa lenteur quasi insupportable font de ce film une expérience unique, qui interroge profondément sur la condition humaine, l’aliénation et la place des femmes dans la société moderne.
Un cinéma de la répétition
Le film se centre sur la vie de Jeanne Dielman, une veuve bruxelloise dans la cinquantaine, qui vit seule avec son fils Sylvain dans un appartement bourgeois. Jeanne mène une existence apparemment banale et sans histoire : elle accomplit des tâches ménagères quotidiennes – faire le ménage, cuisiner, faire la vaisselle, s’occuper de son fils –, mais elle pratique également la prostitution à domicile pour subvenir aux besoins de sa famille. Chaque jour, elle reçoit un client différent, qu’elle laisse entrer chez elle dans une chambre séparée où l’acte sexuel se déroule rapidement, dans une apparente froideur et mécanique. Ces scènes, marquées par une distance et une absence totale d’émotion, sont filmées dans une absence presque totale de dialogue, créant ainsi un contraste frappant avec la charge émotionnelle implicite de la situation.
Le film se distingue par un dispositif formel inouï, une succession de plans fixes et minutieux qui donnent l’impression que le temps s’étire et se suspend. Chantal Akerman, à travers sa caméra immobile, insiste sur les gestes répétitifs et souvent insignifiants de la vie quotidienne de Jeanne. Ce travail de cadrage, où la caméra se limite à un point de vue presque statique, rappelle l’hyperréalisme, une volonté de figer le temps pour en analyser chaque geste et chaque mouvement avec une attention obsessive. Par exemple, l’épluchage des pommes de terre, qui dure plusieurs minutes, ou la préparation des repas, dont chaque étape est soigneusement filmée, deviennent des actes symboliques de l’ennui et de la monotonie d’une vie enfermée dans une routine sans issue.
La répétition des gestes quotidiens est l’élément central du film. Tout au long de ces 3h21, le spectateur est témoin de l’absurdité de ces gestes qui, loin de constituer une activité remplie de sens ou de but, sont simplement des moyens de maintenir une illusion d’ordre dans une vie qui semble inextricablement vide. Chaque mouvement est rigide, automatique, et chaque tâche, aussi insignifiante soit-elle, devient une forme de résistance contre le vide qui menace Jeanne. Dans cette lenteur et cette répétition, l’aliénation de Jeanne apparaît dans toute sa brutalité : une femme qui, par des gestes quotidiens et dénués de sens, tente de survivre sans jamais pouvoir se libérer de son cycle de servitude.
L’immersion dans la condition féminine
Le film va au-delà de l’étude du quotidien d’une veuve ou d’une mère célibataire, pour poser un regard acéré sur la condition féminine dans la société occidentale. Jeanne Dielman est enfermée dans un rôle qui lui est imposé par la société : celui de la mère, de l’épouse, de la ménagère. Mais ce rôle, qui devrait être protecteur et nourrissant, devient ici une prison, une forme d’aliénation. Jeanne se prostitue non par choix, mais par nécessité, et cette tâche sordide s’intègre parfaitement dans le cadre de son quotidien dénué de passion et de plaisir. En exposant ces gestes sans affect, Akerman met en lumière une critique féroce de l’exploitation des femmes et de la manière dont elles sont souvent réduites à l’exécution de tâches mécaniques, de la même manière que leurs désirs et aspirations sont fréquemment ignorés ou réprimés.
La caméra, en se concentrant sur les actions répétitives de Jeanne, devient également un miroir du système patriarcal qui soumet la femme à un rôle unidimensionnel, figé et sans répit. Ce qui semble d’abord être une vie ordinaire devient, au fil du film, une réflexion sur l’épuisement psychologique de la femme qui, au-delà des gestes quotidiens, incarne une forme de servitude, invisible mais constante, qui se transmet de génération en génération. Le personnage de Sylvain, le fils de Jeanne, est un exemple frappant de cette transmission de l’aliénation. Celui-ci, un adolescent silencieux et détaché, semble figé dans son propre rôle, reproduisant sans conscience les comportements et attitudes de sa mère, sans jamais remettre en question cette structure familiale déshumanisante. L’absence de communication ou de véritable interaction entre eux renforce cette idée d’une famille en déshérence, où les liens affectifs sont quasiment inexistants.
L’angoisse et la rupture dans l’ordinaire
Le film montre progressivement comment, sous cette façade ordonnée, l’angoisse et le mal-être se frayent un chemin, menaçant de faire éclater l’apparente tranquillité de cette existence. Au fur et à mesure que le film avance, la caméra souligne de plus en plus la fracture dans la routine de Jeanne. À mesure que ses journées se déroulent, un détail semble dévier du strict respect de ses rituels : un client qui arrive en retard, un geste mal exécuté, une action oubliée. Ces ruptures infimes dans le flux quotidien deviennent de plus en plus menaçantes et annoncent l’éclatement de l’équilibre fragile que Jeanne a construit autour d’elle.
Les derniers instants du film dévoilent le point de non-retour, où la routine défectueuse de Jeanne conduit à un geste de violence, déconcertant à la fois pour elle et pour le spectateur. C’est là que l’angoisse qu’elle refoulait se libère, dans un geste d’une brutalité inattendue, une forme de catharsis violente qui vient mettre fin à l’automatisation de son existence. Ce basculement dans l’inconnu, cette rupture dans l’ordinaire, met en lumière la folie qui guette quiconque reste pris dans une spirale de répétition sans fin, où chaque jour ressemble au précédent et au suivant.
Une œuvre d’une maîtrise impressionnante
Au delà d’un film sur la répétition et l’aliénation, Jeanne Dielman est aussi un modèle de maîtrise formelle. La direction artistique, le travail sur la lumière et le décor sont d’une précision remarquable. Chaque élément de l’appartement de Jeanne semble être à sa place, mais rien ne semble jamais changer. Le décor et la lumière accentuent cette atmosphère de claustrophobie et d’immobilisme, où le moindre mouvement devient un affront à la tranquillité factice qui semble régner.
L’utilisation des sons, minutieusement élaborée, participe également à l’immersion du spectateur dans ce monde clos. Les bruits de la rue, le claquement des talons de Jeanne sur le sol, le bruit de l’eau qui coule dans le lavabo, les sons de la cuisine, tout est réglé avec une précision chirurgicale. La caméra, elle, ne se déplace presque jamais, et chaque plan, comme une photographie, laisse le temps au spectateur d’observer chaque détail, chaque nuance dans le visage de l’actrice, chaque micro-mouvement qui trahit l’état intérieur de Jeanne.
Delphine Seyrig, dans le rôle de Jeanne, livre une prestation exceptionnelle. L’actrice, célèbre pour ses rôles plus classiques dans L’année dernière à Marienbad ou Diva, incarne ici un personnage à contre-emploi, une femme ordinaire plongée dans une routine qui la prive de tout élan vital. Sa performance, discrète mais poignante, fait de Jeanne une figure tragique, enfermée dans son propre corps et dans son quotidien sans issue. Seyrig réussit à exprimer toute la complexité de son personnage à travers des gestes presque invisibles, des regards furtifs et des silences lourds de signification.
Un héritage durable
Jeanne Dielman a marqué son époque et plus encore; il continue d’influencer le cinéma contemporain. Des cinéastes comme Gus Van Sant et Todd Haynes ont explicitement cité ce film comme une référence dans leurs propres œuvres, notamment dans la manière de filmer des personnages en dehors des conventions narratives classiques. En 2022, le film a été couronné meilleur film de tous les temps par la prestigieuse revue Sight and Sound, une reconnaissance tardive mais amplement méritée pour une œuvre qui, à sa sortie, avait choqué et dérouté plus qu’elle n’avait séduit.
Le film reste aujourd’hui un monument de cinéma, une exploration intransigeante de la condition humaine et un cri silencieux contre l’aliénation des femmes. Il soulève des questions profondes sur la structure de nos vies modernes, sur les rôles que nous y jouons, et sur la manière dont ces rôles, loin de nous émanciper, nous enferment. Jeanne Dielman est un manifeste, une invitation à regarder.