…l’histoire d’une frauduleuse affabulation dénuée de fondements historiques
— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Au fil d’un récent échange entre un universitaire haïtien et l’auteur de ces lignes, la fort controversée histoire de l’inscription de la « soup joumou » sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité pour Haïti a refait surface. Il est attesté que depuis une cinquantaine d’années la « soup joumou » est frauduleusement qualifiée de « soupe de l’Indépendance ». Cette qualification abusive, qui ne repose sur aucune recherche historique et anthropologique connue, est en réalité une affabulation/mythologisation identitaire relevant du procédé de la fabrication des petites anecdotes pseudo historiques. Une telle affabulation/mythologisation identitaire se déploie sur le registre de l’instrumentalisation de l’accessoire comme réponse à l’implosion des valeurs traditionnelles et consensuelles de la culture haïtienne. Le présent article en fait la démonstration, documents de référence à l’appui.
La « soup joumou » qualifiée de « soupe de l’Indépendance » ou les dessous du charlatanisme historique et de la fraude intellectuelle
Ce qui s’apparente à un verbeux mantra, à une itérative et redondante prolifération de l’anecdotique –« soupe de l’Indépendance », « soup joumou »–, est aventureusement véhiculé d’année en année sur divers sites, alors même qu’aucune revue scientifique n’a jusqu’à aujourd’hui publié le moindre travail de recherche attestant la véracité d’une telle « fable mythologisée »…
Voici, en vrac, quelques exemples de sites où il est question de la « soup joumou ». Nous les avons choisis, sans les hiérarchiser, pour donner à voir de quelle manière est exprimée l’itérative affabulation de la « soup joumou » frauduleusement hissée au statut de « soupe de l’Indépendance »
Premier exemple / « Chaque année, le 1er janvier, Marguerite Paul célèbre l’indépendance d’Haïti autour de la soupe joumou. Pour la Manitobaine originaire de Limbé comme pour tous les Haïtiens d’origine à travers le monde, cette tradition représente un devoir fraternel et révolutionnaire. (…) L’histoire raconte que, lors de la déclaration de l’indépendance, Marie-Claire Heureuse, qui était l’épouse du fondateur de la République d’Haïti, Jean-Jacques Dessalines, a servi la soupe joumou aux généraux. « La roue avait tourné », explique Pierre Ebert Delcy. Cette soupe est, selon lui, le symbole de la fraternité prônée par la devise qu’on trouve sur le drapeau de la République : L’union fait la force. La tradition veut aussi que cette soupe soit partagée avec tous les Haïtiens à travers le monde » (source : « La soupe joumou, symbole de révolution pour la communauté haïtienne », Radio-Canada, 7 février 2023).
Deuxième exemple / « La soupe joumou (ou soupe au giraumon, en français) est une soupe traditionnelle de la cuisine haïtienne. Elle fait partie du patrimoine culturel d’Haiti. Depuis le 16 décembre 2021, elle fait partie de la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité pour Haïti. Autrefois, Haiti était une colonie française et avant l’indépendance du pays cette soupe était servie uniquement aux maîtres de plantations français, elle représentait un idéal inaccessible aux esclaves, malgré le fait qu’ils étaient les seuls à semer et cultiver ce précieux fruit.
La valeur historique et politique qui entoure cette soupe en Haïti vient du fait qu’au jour de l’indépendance du pays, c’est-à-dire le 1er janvier 1804, Claire Heureuse, la femme de Jean-Jacques Dessalines, dirigeant de la révolution haïtienne, autorisa la consommation de cette soupe à tous, aux esclaves comme aux passants dans le but de montrer au monde entier, particulièrement à la France, que Haïti était devenu un peuple libre et indépendant !
Désormais, elle fait partie du menu traditionnel du Nouvel An. Elle symbolise l’indépendance pour les Haïtiens2 car elle est cuisinée le 1er janvier de chaque année dans toutes les familles haïtiennes en mémoire du jour de la lecture de l’acte de l’indépendance aux Gonaïves par les Pères fondateurs » (Source : « Soupe joumou », Wikipédia, non daté. NOTE / Règle générale, les chercheurs évitent de faire appel aux données rassemblées sur Wikipédia, sorte de bazar protéiforme de l’information caractérisé par l’absence de sources documentaires fiables. Mais il arrive parfois qu’une information exacte soit consignée sur ce site.)
Troisième exemple / « En marge des célébrations de la Proclamation de l’Indépendance, tous les 1er janvier, l’OGDNH [l’Organisation de gestion de la destination Nord d’Haïti] veut attirer l’attention de ses adhérents et des internautes sur un fait important lié à cet évènement historique : La consommation de la soupe joumou le 1er janvier 1804.
Selon plusieurs historiens la consommation de la soupe de Giraumon était l’apanage des colons français et était interdite aux esclaves de la colonie ; sa consommation le 1er janvier 1804 par les nouveaux libres serait considérée comme une véritable « revanche des va-nu-pieds contre leurs anciens maitres … [NOTE DE RBO : « Selon plusieurs historiens » : lesquels ? Quelles sont les sources historiques consultables ?]
« La [frauduleuse] « Histoire de la soupe joumou (soupe au giraumon) » selon le site de l’Organisation de gestion de la destination Nord d’Haïti (OGDNH)
« Le professeur Agénor nous révèle aussi que c’est la femme de Dessalines, Marie Claire Heureuse Félicité Bonheur qui encourageait la préparation de la soupe joumou par chaudrons chaque 1er janvier, afin que tout le monde puisse en manger. Elle en a elle-même donné l’exemple. À son époque, nous dit la professeure Bayyinah Bello [voir plus bas les affabulations de cette « historienne »], du premier au sept janvier de chaque année, des drums étaient placés à chaque carrefour, de six heures du matin à six heures du soir. Sa préparation était une obligation, de même que sa distribution entre voisins. Ce principe de partage est à la base de la fondation de la nation haïtienne, nous dit le professeur Bello.Plus de 200 ans après sa popularisation, la soupe joumou demeure un aliment patrimonial et constitue un symbole fort, indissociable de l’histoire et de l’identité du peuple haïtien. Cependant la tradition de partage de cette soupe chaque 1er janvier, entre les familles haïtiennes a beaucoup perdu de son intensité de nos jours » (source : « Soupe au giraumon – soupe joumou », site de l’Organisation de gestion de la destination Nord d’Haïti (OGDNH), non daté).
Quatrième exemple / « Every year, Haitians around the globe eat the pumpkin dish on January 1 to commemorate the liberation of the world’s first free Black republic. (…) Every New Year’s Day, Haitians around the world consume soup joumou as a way to commemorate Haitian Independence Day. (…) During the colonial era throughout the 17th and 18th centuries, enslaved Africans cultivated squash, the crop at the center of soup joumou. According to [Bertin] Louis Jr [a cultural anthropologist at the University of Kentucky], enslaved Africans in Saint-Domingue were prohibited from eating soup joumou, despite being the ones who prepared, cooked and served it to white French enslavers and colonizers. The soup was a symbol of status, and by banning enslaved Africans from consuming it, the French were able to assert their superiority, challenge the humanity of Black Africans, uphold white supremacy and exert colonial violence, Louis says. (…) Following the nearly 13-year struggle of the Haitian Revolution led by revolutionaries like Toussaint L’Ouverture, Jean-Jacques Dessalines and Henri Christophe, Haitians declared independence from French control and celebrated their liberation by eating soup joumou. It is said that on January 1, 1804, Marie-Claire Heureuse Félicité Bonheur Dessalines, the first empress of Haiti and Jean-Jacques Dessalines’ wife, distributed the soup to freed Haitians. Over two centuries later, the tradition of eating the decadent [sic] soup continues in celebration of a large-scale slave revolt that created the world’s first free Black republic » (« Haiti’s Beloved Soup Joumou Serves Up ‘Freedom in Every Bowl’ ». Source : article de Jacquelyne Germain daté du 30 décembre 2022 et paru sur le site Smithsonian Magazine.)
[« Chaque année, les Haïtiens du monde entier mangent ce plat à base de citrouille le 1er janvier pour commémorer la libération de la première république noire libre du monde. (…) Chaque jour de l’An, les Haïtiens du monde entier consomment de la soupe joumou pour commémorer le jour de l’indépendance d’Haïti. (…) Pendant la période coloniale, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, les esclaves africains cultivaient la courge, la plante au cœur de la soupe joumou. Selon [Bertin] Louis Jr [anthropologue culturel à l’Université du Kentucky], les esclaves africains de Saint-Domingue n’avaient pas le droit de manger de la soupe joumou, bien qu’ils soient ceux qui la préparaient, la cuisinaient et la servaient aux esclavagistes et colonisateurs français blancs. La soupe était un symbole de statut, et en interdisant aux esclaves africains d’en consommer, les Français ont pu affirmer leur supériorité, défier l’humanité des Africains noirs, défendre la suprématie blanche et exercer la violence coloniale, explique Louis. (…) Après la lutte de près de 13 ans de la Révolution haïtienne menée par des révolutionnaires comme Toussaint L’Ouverture, Jean-Jacques Dessalines et Henri Christophe, les Haïtiens ont déclaré leur indépendance du colonialisme français et ont célébré leur libération en mangeant de la soupe joumou [sic]. On dit que le 1er janvier 1804, Marie-Claire Heureuse Félicité Bonheur Dessalines, première impératrice d’Haïti et épouse de Jean-Jacques Dessalines, a distribué la soupe aux Haïtiens libérés. Plus de deux siècles plus tard, la tradition de manger cette soupe décadente [sic] se poursuit pour célébrer une révolte d’esclaves à grande échelle qui a donné naissance à la première république noire libre du monde. » (Voir l’article « Haiti’s Beloved Soup Joumou Serves Up ‘Freedom in Every Bowl’ » de Jacquelyne Germain daté du 30 décembre 2022 et paru sur le site Smithsonian Magazine.) [Traduction : RBO]
Cinquième exemple / En Haïti, un retentissant et délirant « cocorico identitaire » a retenti dans les pages du vénérable journal Le Nouvelliste de la manière suivante : « La soupe joumou, une fierté haïtienne » : « L’UNESCO a fait entrer dans le patrimoine culturel immatériel de l’humanité, le jeudi 16 décembre 2021, lors de la 16e session intergouvernementale, la soupe Joumou. Une bonne nouvelle pour tous les fils et filles d’Haïti, quel que soit l’endroit où ils se trouvent. Par cette grande décision [sic] au niveau de la plus haute sphère des Nations unies, notre Soupe joumou, une fierté nationale, jouit désormais d’une reconnaissance mondiale [sic] ». Le retentissant et délirant « cocorico identitaire » se donne à mesurer à l’aune du propos surréaliste de Dominique Dupuy alors ambassadrice d’Haïti auprès de l’UNESCO à Paris : « Le jeudi 16 décembre 2021 est historique [sic]. C’est la date à laquelle l’organe de l’évaluation de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a fait adopter l’inscription de la « Soup joumou » sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. La soupe traditionnelle de la cuisine haïtienne comme patrimoine de l’humanité a été quasiment adoptée à l’unanimité à la 16e session intergouvernementale de cette organisation internationale septuagénaire. À la suite de la décision classant ce mets hautement historique [sic] au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, l’ambassadeur d’Haïti auprès de l’UNESCO, Dominique Dupuy, n’a pas caché sa joie. Le diplomate a sauté au plafond et laissé parler son cœur. « J’aimerais exprimer avec grande émotion ma reconnaissance envers tous les États membres de l’UNESCO, les amis d’Haïti, pour leur solidarité sans équivoque, ainsi que celle du secrétariat et de la direction générale… Cette inscription de la Soup joumou, à ce sombre moment de notre parcours de peuple, à la clôture d’une année des plus éprouvantes, est un nouveau flambeau [sic] qui saura raviver nos élans solidaires, et notre foi dans des lendemains meilleurs. Haïti dit merci à l’UNESCO ! L’humanité dit merci à l’UNESCO ! Ayibobo ! », s’est [exclamé l’ambassadrice d’Haïti auprès de l’UNESCO, Dominique Dupuy », dans sa tonitruante et fantaisiste intervention, en dehors de la moindre référence à des travaux scientifiques relatifs à la « soup joumou ». NOTE : Auparavant ambassadrice d’Haïti auprès de l’UNESCO, Dominique Dupuy a été nommée ministre des Affaires étrangères par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. Elle a occupé ce poste jusqu’au déchoukage du gouvernement de Gary Conille par le Département d’État américain début novembre 2024…
Ainsi donc, au motif d’un soi-disant « symbole historique », la frauduleuse et improbable mythologisation identitaire dont la « soup joumou » est l’objet totémisé, a été aveuglément et indistinctement reprise par différents sites, entre autres le New Canadian Media (« Symbole historique : les Haïtiens célèbrent leur indépendance avec la Soup joumou » / « Le plat est un symbole de l’histoire révolutionnaire d’Haïti », 5 janvier 2023) et par Africa News (« Haïti : la « soupe joumou », symbole d’indépendance et de liberté », 13 août 2024.
Du verbeux défilé des qualificatifs « historiques » accolés à la « soup joumou » au statut chimérique et imaginaire de la « soupe de l’Indépendance » : la fabrication d’une « fable mythologisée » en dehors de travaux de recherche scientifiques attestant la véracité d’une telle affabulation/mythologisation identitaire
Les cinq exemples que nous venons d’évoquer sont éclairants et fort révélateurs. Nous faisons la démonstration de leur inanité et de leur caractère a-historique et fallacieux en intégrant, dans le présent article, les principaux arguments exposés dans nos échanges d’hier avec un universitaire haïtien à propos de la « soup joumou ». Mais auparavant il est utile d’exposer l’information consignée dans l’« Inventaire multimédia en ligne du patrimoine immatériel d’Haïti ». Cette référence documentaire est d’une importance majeure pour bien comprendre de quelle manière la fabrication d’une « fable mythologisée » en dehors de travaux de recherche scientifiques attestant la véracité d’une telle affabulation/mythologisation identitaire a bénéficié de la caution universitaire aveugle, fallacieuse, frauduleuse et démagogique de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique et de l’Institut du patrimoine culturel de l’Université Laval…
En effet, le site INVENTAIRE DU PATRIMOINE IMMATÉRIEL D’HAÏTI consigne « Le projet d’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti ». Les objectifs de cet « Inventaire » sont définis comme suit :
« L’Inventaire multimédia en ligne du patrimoine immatériel d’Haïti est un moyen efficace de sauvegarder et de mettre en valeur le patrimoine culturel immatériel. C’est pour cette raison que l’Université d’État d’Haïti et le ministère de la Culture et de la communication d’Haïti ont décidé de démarrer le projet d’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti (IPIMH), avec un soutien technique et financier de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique et de l’Institut du patrimoine culturel de l’Université Laval (Québec, Canada), dirigés par Laurier Turgeon.
Les retombées de l’inventaire sont de plusieurs ordres :
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permettre une meilleure visibilité du patrimoine immatériel haïtien en l’identifiant et en le mettant en valeur pour la société haïtienne et pour le monde entier;
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offrir une reconnaissance nationale et internationale du patrimoine immatériel haïtien ;
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former des spécialistes haïtiens dans le domaine du patrimoine culturel immatériel ;
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fournir des outils de développement culturel et touristique aux communautés locales ;
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offrir des sujets de recherche aux chercheurs en sciences sociales et humaines ;
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créer une base de données multimédia pour faciliter l’enseignement en ligne de la culture haïtienne ».
En ce qui a trait à la « soup joumou » frauduleusement affublée de l’étiquette « soupe de l’Indépendance », le site INVENTAIRE DU PATRIMOINE IMMATÉRIEL D’HAÏTI renferme une information de premier plan permettant d’identifier l’un des promoteurs-idéologues du mantra de la mythologisation de la « soup joumou » ainsi que le mécanisme de la fabrication d’une « fable mythologisée » en dehors de travaux de recherche scientifiques attestant la véracité d’une telle affabulation/mythologisation identitaire. L’information, que nous avons confirmée par la consultation de plusieurs autres sources documentaires, se lit comme suit :
« La soupe joumou », par Bayyinah Bello.
« Bayyinah Bello est professeure à l’Université d’État d’Haïti. (…) elle dirige la Fondation Marie Claire Heureuse Félicité Bonheur Dessalines appelée aussi Fondasyon Felicite (FF) pour la recherche historique ainsi dénommée en l’honneur de la femme de Jean-Jacques Dessalines. Cette fondation procède, le 1er janvier de chaque année, à une importante distribution de soupe joumou à travers plusieurs communes d’Haïti et permet à environ 4 à 5 000 personnes de déguster ce mets hautement symbolique [sic] pour le peuple haïtien.
Intérêt patrimonial
« L’intérêt patrimonial de la soupe joumou réside dans sa symbolique historique [sic], sa valeur d’âge, sa savante préparation –qui témoigne d’un savoir-faire–, et surtout dans son ancrage dans la société haïtienne. En effet, la préparation et la consommation sans discontinuité de la soupe joumou, appelée aussi « soupe du 1er janvier ou de l’indépendance », remonte à plus de deux siècles, soit au 1er janvier 1804, jour de la proclamation de l’indépendance d’Haïti, ce qui, de manière incontestable, contribue à faire de cet aliment un symbole fort, indissociable de l’histoire et de l’identité du peuple haïtien.
Elle est, en outre, familière à toutes les couches de la société haïtienne qui la consomment chaque 1er janvier par tradition. Dans les communautés haïtiennes à l’étranger, même si les gens n’ont pas de giraumont, même si les ingrédients manquent, ils s’organisent pour cuisiner la soupe à partir de la poudre de giraumont, ce qui, selon Mme Bello, témoigne de la force de la tradition.
Historique général [Attestation écrite de la fraude historique et intellectuelle commise par Bayyinah Bello]
/Suite de l’exposé écrit de Bayyinah Bello / « Certains chercheurs prétendent que cette soupe existait déjà avant l’indépendance et était interdite aux esclaves de la colonie ; sa consommation par les nouveaux libres serait considérée une véritable « revanche des va-nu-pieds de 1804 contre les anciens colons ». Cependant, la professeure Bello, qui dit avoir eu accès à certains écrits de Mme Dessalines, rejette cette assertion pour insuffisance de preuves. [NOTE DE RBO : L’épouse de Jean-Jacques Dessalines, Marie Claire Heureuse Félicité Bonheur Dessalines, était analphabète, elle ne savait ni lire ni écrire : aucun livre d’histoire, aucun article scientifique n’a répertorié ses prétendus « écrits »… Malgré cela, Bayyinah Bello prétend frauduleusement qu’elle « a eu accès à certains écrits de Marie Claire Heureuse Félicité Bonheur Dessalines »…] Selon Bayyinah Bello, si tel était le cas, la soupe joumou aurait été encore consommée dans les anciennes métropoles colonisatrices comme la France, l’Espagne, ou encore l’Angleterre. Or, il n’y a rien de tel, constate-t-elle. Au lendemain de l’indépendance de la République d’Haïti, alors que le général en chef de l’armée révolutionnaire, Jean-Jacques Dessalines, s’attelait à la préparation de son discours de circonstance, sa femme, Marie Claire Heureuse Félicité Bonheur, souhaitait trouver un aliment riche en matières nutritives pour permettre au peuple haïtien de résister aux pénuries et aux difficultés de l’après-guerre. Elle a proposé aux nouveaux libres la soupe joumou, composée à base de giraumont, une plante présente dans nombre de pays du continent américain.
« Dans l’un de ses écrits, Marie Claire Heureuse Félicité Bonheur dit avoir d’abord utilisé le giraumont pour soigner des tuberculeux, précise la professeure Bello. C’est après avoir découvert la vertu de cette plante qu’elle a décidé de vulgariser la recette. Pour Marie Claire Heureuse Félicité Bonheur, ce mets, une fois consommé, devait permettre aux gens de résister à la faim pendant au moins quinze jours [sic]. La soupe est composée de giraumont, de carottes, de chou, de pommes de terre, d’igname blanche (dit yanm bòzò), de navet, de mirliton. [NOTE DE RBO : l’épouse de Jean-Jacques Dessalines était analphabète, elle ne savait ni lire ni écrire, aucun livre d’histoire, aucun article scientifique n’a répertorié ses prétendus « écrits »…. Malgré cela, Bayyinah Bello a eu accès à certains écrits de Marie Claire Heureuse Félicité Bonheur Dessalines…]
« Marie Claire Heureuse Félicité Bonheur encourageait aussi la préparation de la soupe joumou par chaudrons, afin que tout le monde puisse en manger. Elle en a elle-même donné l’exemple. À son époque, nous dit professeure Bello, du premier au sept janvier de chaque année, des drums étaient placés à chaque carrefour, de six heures du matin à six heures du soir. Sa préparation était une obligation, de même que sa distribution entre voisins. CE PRINCIPE DE PARTAGE EST À LA BASE DE LA FONDATION DE LA NATION HAÏTIENNE, nous dit professeure Bello ». [NOTE DE RBO : À l’époque, les « drums » n’existaient pas en Haïti, ils ont fait leur apparition beaucoup plus tard dans le contexte de la distribution des produits pétroliers. Au moment de la guerre de l’Indépendance, ce sont les tonneaux qui étaient en usage, ils étaient fabriqués par des tonneliers. Marie Claire Heureuse Félicité Bonheur, épouse de Dessalines, n’a donc pas pu –comme le prétend frauduleusement Bayyinah Bello—, placer des drums « à chaque carrefour, de six heures du matin à six heures du soir » pour faire cuire la « soup joumou »… Là encore, Bayyinah Bello, qui ne se réfère à aucune source historique vérifiable, invente de toutes pièces un récit affabulateur, mensonger et démagogique…]
Au chapitre de l’imposture intellectuelle et historique, nous avons passé en revue l’information accessible sur plusieurs sites. Nous avons constaté que (1) Bayyinah Bello se dit historienne et prétend frauduleusement avoir eu accès à certains écrits de Marie Claire Heureuse Félicité Bonheur Dessalines alors même que celle-ci était illettrée et qu’aucun livre d’histoire, aucun article scientifique n’a répertorié ses prétendus « écrits ; (2) Bayyinah Bello s’enfonce allègrement dans l’imposture intellectuelle et historique lorsque, en momifiant la « soup joumou », elle soutient l’idée lourdement dilettante que « ce principe de partage est à la base de la fondation de la nation haïtienne », rien de moins… Bayyinah Bello est-elle une historienne confirmée et reconnue pour la qualité de ses travaux en histoire ? Sur le site Web d’une renommée chanteuse haïtienne, il est mentionné que Bayyinah Bello aurait fait une maîtrise de linguistique au Nigeria et aurait enseigné l’anglais et… l’arabe au Togo… Hormis son livre « Jean-Jacques Dessalines : 21 pwenkonnen sou lavi li » (Éditions FF (auto-édition déguisée), novembre 2020), on ne lui connait aucun travail de recherche scientifique ayant le statut de référence en histoire ou… en gastronomie haïtienne. Sur le rachitique site de l’Université d’État d’Haïti nous n’avons trouvé aucune information sur l’enseignement que Bayyinah Bello aurait, semble-t-il, dispensé à son retour en Haïti…
NOTE / Le site INVENTAIRE DU PATRIMOINE IMMATÉRIEL D’HAÏTI, qui abrite « Le projet d’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti », est-il crédible sur le plan scientifique ? L’on observe que ce site, avec une étonnante légèreté et un dilettantisme outrageux, cite en « référence historique »… un article de Huguette Jean-Simon, « Soupe joumou » de Haïti » . Vérification faite, à défaut d’être historienne ou anthropologue, Huguette Jean-Simon est une employée de la Santé publique de Toronto et membre de l’équipe d’intervention et de sensibilisation rapide pour la COVID-19. La deuxième « référence historique » sur laquelle prend appui « Le projet d’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti » est un texte de… Liliane Pierre-Paul, « Haïti-Insolite : la soupe « joumou » ou la revanche des va-nu-pieds de 1804 ». À défaut d’être historienne ou anthropologue, la défunte Liliane Pierre-Paul était une journaliste expérimentée, fort respectée, et une exemplaire combattante opposée à la dictature des Duvalier père et fils.
Données factuelles sur l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti
Le site officiel de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti mentionne plusieurs références documentaires dans le descriptif de la mission de l’institution, entre autres « La technique de préparation traditionnnelle de la soupe joumou (soupe giraumon) ou soupe de l’independance » (21 décembre 2020, numéro de classement 015-21-DEC-2020). Ce document porte bien son nom puisqu’il s’agit du descriptif de la « technique de préparation traditionnelle de la « soupe joumou » et non pas de l’historique de ce mets (documents de référence attestant son apparition sur le plan historique dans la gastronomie haïtienne, justification, documents à l’appui, de la véracité et de la crédibilité de l’appellation « soupe de l’Indépendance)…
L’on observe que le site de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti indique, à la rubrique « Notre équipe » le nom de plusieurs personnes-ressources qui ont autrefois collaboré à l’élaboration du projet d’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti. Parmi ces personnes-ressources, certaines étaient à l’époque des étudiants haïtiens qui suivaient un programme de maîtrise ou de doctorat en Ethnologie et patrimoine à l’Université Laval. L’on y trouve entre autres le nom de Frantz Délice, à l’époque Directeur du patrimoine au ministère de la Culture et de la communication d’Haïti. « Il a travaillé au montage du dossier de la « soupe joumou » et a contribué à son inscription au niveau national, notamment au « Registre national du patrimoine culturel immatériel le 21 décembre 2020. Il a été l’un des co-coordonnateurs de l’équipe devant travailler et finaliser le dossier d’inscription de cet élément sur la Liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité ». Toujours selon le site officiel de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti, Frantz Délice a œuvré à ce que la « soupe joumou » soit le premier de nos éléments culturels à porter notre fierté de peuple à l’international ». Le site officiel de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti précise également que Frantz Délice [était] « une ressource qui [intervenait] sur les dossiers du patrimoine culturel et de la communication culturelle au sein [du ministère de la Culture et de la communication d’Haïti] où il occup[ait] (…) le poste de « Directeur du patrimoine ». Il [a été] professeur et une ressource au cabinet général de l’École nationale des arts (ENARTS). Il enseign[ait] les stratégies de communication/publicité au sein du Département de communication de la FASCH [Faculté des sciences humaines de] l’Université d’État d’Haïti ».
Le site officiel de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti énumère un grand nombre de contributeurs haïtiens, les « Membres de l’équipe de l’inventaire (facilitateurs) » sans préciser la nature de leurs prestations et le lieu de leur travail et sans préciser en quoi ils sont des « facilitateurs ». Il n’est pas non plus précisé si ces « facilitateurs » ont été chargés de recueillir en Haïti des témoignages oraux relatifs à la « soupe joumou » et si des éventuels témoignages oraux auraient été retranscrits puis stockés dans une base de données de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti.
Une donnée importante, sur le site officiel de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti, est consignée à la rubrique « Communautés impliquées dans le projet d’inventaire ». Cette rubrique mentionne des noms de lieux et/ou d’organisations oeuvrant en Haïti. Il s’agit, entre autres, de
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Bois Caïman
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Organisation Lakou lakay Lovana
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Organisation Lakou Souvenance
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Rassemblement des organisation paysannes de Limonade/Cassaverie et Amidonnerie (ROPL)
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Organisation du pèlerinage du bord de mer de Limonade
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Organisation Lakou Badjo, etc.
L’on observe que le site officiel de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti ne précise pas de quelle nature aurait été la contribution présumée des organisations locales en Haïti. Il ne précise pas non plus si des éventuels témoignages oraux auraient été recueillis auprès des locuteurs de ces organisations locales puis retranscrits et stockés dans une base de données de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti.
L’ensemble de ces renseignements consignés sur le site officiel de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti laisse croire que ce projet a été (ou est encore) un projet de grande envergure doté d’une large palette de contributeurs, les « facilitateurs », et que ce projet est également doté d’une solide méthodologie –confortant ainsi l’image d’une crédibilité scientifique et justifiant l’appui technique et financier de plusieurs partenaires institutionnels, la Chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique et l’Institut du patrimoine culturel de l’Université Laval.
La crédibilité scientifique de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti est-elle justifiée ?
La présumée crédibilité scientifique de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti ne résiste pourtant pas à l’analyse lorsqu’on examine la dimension centrale de la méthodologie : il est invraisemblable que les « techniciens » de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti n’aient pas recueilli, en Haïti, des données d’enquête de terrain –des TÉMOIGNAGES ORAUX NOTAMMENT–, sur la « soupe joumou » (comme d’ailleurs sur tout autre sujet de recherche). Il est tout aussi invraisemblable que ces témoignages oraux n’aient pas été retranscrits puis stockés dans une base de données de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti. Il est également invraisemblable que ces témoignages oraux n’aient pas donné lieu à des monographies au format papier et/ou accessibles en ligne, notamment des monographies portant de manière spécifique sur la « soupe joumou ». À cet égard, l’on observe que l’ensemble des présumées activités scientifiques de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti a servi à justifier l’appui financier et technique de ses partenaires institutionnels, la Chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique et l’Institut du patrimoine culturel de l’Université Laval. Ce sont également ces présumées activités scientifiques qui jouent, pour l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti, le rôle de caution académique à l’échelle nationale et internationale : les partenaires institutionnels de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti sont à la fois juges et partie, ils sont des partenaires directs et servent de caution académique à un projet dont ils sont les garants… L’on voit ainsi que la « crédibilité scientifique » emprunte d’étranges et sinueux chemins de traverse d’autant plus allègrement que, sur le site de l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti, l’on ne trouve nulle trace d’un quelconque document de projet consignant les exigences de ministère haïtien de la Culture au titre de sa collaboration avec l’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti mis en œuvre au niveau de la maîtrise et du doctorat en Ethnologie et patrimoine à l’Université Laval.
Éclairage analytique
Disons-le tout net : la « soup joumou » est un mets délicieux et elle appartient à la gastronomie haïtienne.
Toutefois notre propos n’est pas de soutenir que la « soup joumou » appartient ou pas à la culture populaire. Ce que nous contestons et que nous soumettons au débat public, c’est la représentation imaginaire, l’improbable mythologisation identitaire de la « soup joumou ». Ce que nous contestons et que nous soumettons au débat public, c’est le statut de liturgie identitaire qu’un certain regard petit-bourgeois –qui folklorise la culture populaire à bien des égards–, et qui se voulant « nationaliste » sinon « authentique », confère à l’objet « soup joumou » une sacralité identitaire en dehors de la moindre attestation historique. (Sur la mythologisation identitaire, voir l’article de Régine Robin, professeure au Département de sociologie à l’Université du Québec à Montréal, « Défaire les identités fétiches ». Paru en 1992, cet article est compris au chapitre « Sortir de l’ethnicité » du livre « Métamorphoses d’une utopie » (Paris et Montréal, Presses de la Sorbonne nouvelle et Triptyque).
L’on observe que l’improbable mythologisation identitaire de la « soup joumou », chez Dominique Dupuy comme chez d’autres personnes, relève non pas d’une sémiologie de la culture haïtienne mais plutôt d’une instrumentalisation de l’accessoire comme réponse à l’implosion des valeurs traditionnelles et consensuelles de la culture haïtienne. Cette instrumentalisation de l’accessoire est en lien avec le fait qu’Haïti n’a pas véritablement effectué sa déduvaliérisation et que différentes variantes du discours identitaire témoignent d’une sorte d’« errance identitaire » : celle-ci s’est amplifiée dans le contexte politique et social où le régime du PHTK néo-duvaliériste –un régime corrompu, kleptocratique et autoproclamé de « bandits légaux »–, a « démantibulé » les institutions régaliennes du pays et fait imploser les digues habituelles de l’identité haïtienne. C’est dans cet environnement que la « soup joumou » est à nouveau hissée, frauduleusement, au statut de valeur-refuge et de marqueur affabulatoire de l’identité haïtienne. NOTE : sur les « bandits légaux » voir l’article de Rorome Chantal, enseignantchercheur à l’Université de Moncton, « L’ONU, le PHTK et la criminalité en Haïti », AlterPresse, 25 juillet 2022 ; voir aussi l’article de Laënnec Hurbon, « Pratiques coloniales et banditisme légal en Haïti », Médiapart, 28 juin 2020 ; voir également l’entrevue de Jhon Picard Byron, enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti, « Gangs et pouvoir en Haïti, histoire d’une liaison dangereuse », Radio France internationale, 23 septembre 2022 ; et « L’« État de dealers » guerroyant contre l’« État de droit » en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol, Médiapart, 18 janvier 2024. Sur la criminalisation/gangstérisation du pouvoir d’État voir l’article de Jean-François Gayraud et Jacques de Saint-Victor, « Les nouvelles élites criminelles. Vers le crime organisé en col blanc », revue Cités 2012/3, no 51 ; voir aussi « La criminalité en ‘’col blanc’’, ou la continuation des affaires… », Le Monde diplomatique, mai 1986 ; voir également le fort éclairant article de l’économiste Thomas Lalime, « Haïti : la gangstérisation de la politique ou la politique de gangstérisation ? », Le Nouvelliste, 14 mai 2019.)
En amont de la rédaction du présent article, nous avons effectué une ample recherche documentaire sur la « soup joumou ». Et nous avons à plusieurs reprises consulté Patrick Tardieu, le plus expérimenté des professionnels haïtiens de la bibliothéconomie et de l’archivistique, qui lui aussi a effectué une recherche à large spectre sur la « soup joumou ». Homme d’une vaste culture et d’amples connaissances encyclopédiques, Patrick Tardieu est un professionnel de très haut niveau et fort expérimenté ; il a autrefois été le conservateur de la fameuse Bibliothèque haïtienne des Pères du Saint-Esprit en Haïti.
Voici les données qu’il nous a acheminées et qu’il nous autorise à citer intégralement.
« Ce site [INVENTAIRE DU PATRIMOINE IMMATÉRIEL D’HAÏTI] qui abrite « Le projet d’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti » et la majorité des actions sur le PATRIMOINE IMMATÉRIEL exclusivement, tourne autour de la maîtrise en Patrimoine de la Faculté des sciences humaines et du doctorat de l’Université Laval. C’était un bon signe, car auparavant on ne parlait que du Patrimoine BÂTI. Par contre il avait été créé vers les années 2014 – 2015 un groupe de travail avec la Commission nationale de coopération avec l’UNESCO à Port-au-Prince, le KAMEM, qui se réunissait régulièrement pour s’entendre et faire des suggestions. C’est le KAMEM qui demanda à la BIBLIOTHÈQUE HAÏTIENNE DES SPIRITAINS de présenter la candidature du Fonds Milo Rigaud / Odette Mennesson Rigaud, que l’UNESCO inscrivit sur sa liste MÉMOIRE MONDE en 2017. C’était évident car beaucoup de mémorants de la maîtrise en Patrimoine et du doctorat de l’Université Laval faisaient des recherches sur le Fonds Mennesson Rigaud. Le KAMEM recommanda aussi d’inscrire le Centre d’art. Malheureusement il était trop tard pour le PATRIMOINE MONDE mais pas trop tard pour le patrimoine documentaire régional. (Voir, pour le Centre d’Art, les « Archives du Centre d’Art – Patrimoine documentaire pour l’Amérique Latine et les Caraïbes ».)
« C’est à travers ce mécanisme que les intervenants en Haïti faisaient des propositions, on travaillait par consensus, et les propositions étaient appuyées par la Commission nationale de coopération avec l’UNESCO. Que maintenant des institutions étrangères ou logées à l’étranger, s’arrogent le droit de passer par-dessus la tête des travailleurs de la culture en Haïti, pour des intérêts personnels, c’est insultant. Il y a une marche à suivre. Cela passe par le KAMEM a ses bureaux à la Commission haïtienne de coopération avec l’UNESCO. Le patrimoine bâti est de la responsabilité de l’ISPAN. Le patrimoine documentaire a été reconnu par le KAMEM. Pourquoi le patrimoine immatériel ne devrait-il pas avoir une structure de discussion et de patronage en Haïti, ce n’est pas l’affaire d’un individu… La jurisprudence de la soupe joumou pose problème pour l’avenir ».
Patrick Tardieu et le rédacteur du présent article ont ratissé large : nous n’avons trouvé aucune trace de la « soup joumou » dans les livres d’histoire, les manuels scolaires, la littérature haïtienne d’expression française et d’expression créole, les publications spécialisées des ethnologues et des historiens, les chansons populaires, les chants rituels du vodou… Nous n’avons trouvé aucune trace de la « soup joumou » dans les journaux des premières années de l’indépendance d’Haïti non plus…
En quête de la présumée historicité de la « soup joumou », nous avons également pris soin d’interroger des enseignants-cherheurs oeuvrant actuellement en Haïti (historien, sociologue, etc.). Ils sont unanimes : la « soup joumou » comme marqueur historique d’identité est bel et bien un obscur fantasme, une fable bricolée par quelques affabulateurs de la petite bourgeoisie haïtienne en dehors de la moindre attestation historique…
C’est très précisément ce qui ressort des cinq exemples évoqués précédemment ainsi que des données rassemblées sur le site INVENTAIRE DU PATRIMOINE IMMATÉRIEL D’HAÏTI, qui abrite « Le projet d’Inventaire du patrimoine immatériel d’Haïti » : le récit fabriqué à coups d’approximations, de poncifs et de dogme catéchétique, sur les divers registres de l’idéologie identitaire, ne repose sur aucune base scientifique. Qu’il s’agisse de la… fabuliste-conteuse Bayyinah Bello ou des experts fabulistes de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique et de l’Institut du patrimoine culturel de l’Université Laval, nous sommes invariablement en présence d’une ample et lourde opération de fraude intellectuelle et de charlatanisme historique…
La fraude intellectuelle et le charlatanisme historique dont nous avons révélé les mécanismes de mise en œuvre à propos de la « soup joumou » sont l’expression de ce que le linguiste martiniquais Jean Bernabé appelle l’« identitarisme », une idéologie liée aux notions d’identité. Agrégé de grammaire et auteur en 1982 d’une thèse de doctorat d’État en linguistique sur le créole antillais intitulée « Fondal natal : grammaire basilecticale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais » publiée chez l’Harmattan en 1983, Jean Bernabé est l’auteur d’une œuvre majeure en créolistique. Également essayiste, l’un de ses livres-phare a pour titre « La dérive identitariste » qui comprend une « Préface » de Jean-Rémi Lapaire et des « Postfaces » de Robert Saé, Maurice Laouchez, Jean-Luc Bonniol, (Éditions l’Harmattan, 2016). L’anthropologue martiniquais Gerry L’Étang, grand ami d’Haïti, a publié sur le site Potomitan un compte-rendu de lecture du livre « La dérive identitariste » que le lecteur est invité à consulter avec la meilleure attention. Gerry L’Étang expose, entre autres, que « La vision d’une identité fixiste est une conception identitariste qui fut l’une des justifications de l’expansion coloniale européenne, et plus particulièrement française, laquelle entendait imposer aux groupes dominés le « bénéfice » de la culture du colonisateur et, in fine, la prétendue « identité » de celui-ci. L’incertitude en termes d’appartenance collective dans laquelle se trouve plongé le Martiniquais, s’origine dans cet assimilationnisme-là ». Ce sont cette identité fixiste et cette conception identitariste qui sont présentes, en structure profonde du discours identitaire haïtien, dans l’abord de la « soup joumou » que l’on fait accéder au statut chimérique de marqueur de l’identité haïtienne.
Il faut prendre toute la mesure que l’accession de la « soup joumou » au statut chimérique de marqueur de l’identité haïtienne et de soi-disant « soupe de l’Indépendance » est une affabulation, une mythologisation identitaire créée, entre autres, pour colmater l’implosion d’une culture haïtienne vécue comme assautée de manière systémique. À cet égard, il est significatif que la mythologisation de la « soup joumou » comme marqueur identitaire ait également fleuri en diaspora.
Œuvrer à l’inscription de la « soup joumou » au patrimoine immatériel de l’UNESCO, comme l’a fait la diplomate Dominique Dupuy avec autant d’amateurisme et d’incompétence, est manifestement une délétère contribution à la réitération d’une obscure affabulation destinée à alimenter, sur la culture populaire, un discours identitaire aussi rachitique que mystificateur d’une part. C’est surtout, d’autre part, un lourd déficit de perspective historique et une myopie caractérisée quant aux urgences repérables dans le riche domaine de la culture haïtienne.
Sur le registre de l’appropriation et de l’instrumentalisation de la culture populaire haïtienne par certaines fractions de la petite bourgeoisie urbaine, il est indispensable de (re)lire l’un des ouvrages majeurs du sociologue Laënnec Hurbon, « Culture et dictature en Haïti / L’imaginaire sous contrôle » (Éditions Karthala, 1979). Laënnec Hurbon est docteur en sociologie (Sorbonne), directeur de recherche au CNRS et professeur à l’Université Quisqueya en Haïti. Dans cet ouvrage, Laënnec Hurbon présente une rigoureuse analyse critique des idées contenues dans le livre de Jean-Jacques Honorat, « Enquête sur le développement » (Éditions Fardin, 1974). Duvaliériste notoire, Jean-Jacques Honorat a été nommé Premier ministre par le Président provisoire Joseph Nérette, homme de paille des militaires qui ont réalisé le coup d’État contre Jean-Bertrand Aristide en 1991.
Avec rigueur et hauteur de vue Laënnec Hurbon nous enseigne, au chapitre « Indigénisme et négritude », que « Dans le premier cas, il s’agit essentiellement de la littérature dite de l’indigénisme et de la négritude qui s’est donnée pour tâche depuis 1928 la réhabilitation de la culture populaire en Haïti. Ce thème de la culture semble renvoyer finalement (…) au désir d’hégémonie d’une fraction de la petite bourgeoisie intellectuelle noire qui, sur la base même d’une appropriation littéraire de la culture populaire, cherche à renforcer sa distance vis-à-vis des classes populaires. En réaction contre la longue domination occidentale, cette fraction de la petite bourgeoisie situe la culture populaire du côté de « la pureté », de « l’authenticité », et la constitue en « survivance » à sauver coûte que coûte. Pour cela, elle la fait accéder à l’état d’objet favori d’étude, de thème littéraire, maintenant que sa disparition est assurée. La culture populaire haïtienne subit ainsi une métamorphose : elle est décrétée belle : belle de « la beauté de la mort ». « En quêtant une littérature ou une culture populaire, la curiosité scientifique ne sait plus qu’elle répète ses origines et qu’elle cherche ainsi à ne pas connaître le peuple ».
« Idéaliser à ce point la culture haïtienne, en l’imaginant transcendante aux différentes classes qui s’affrontent, c’est reprendre telle quelle la perspective même de l’impérialisme culturel qui se porte bien partout où les luttes de classes sont dissimulées. Pour Honorât, tout se passe comme si le simple fait de se reconnaître de la même culture mettrait Noirs et Mulâtres, citadins et ruraux, bourgeois et prolétaires, ensemble dans la même voie du travail pour le développement. Nationalisme culturel ou idéologie de l’unité (factice) de la Nation pour mieux maintenir un contrôle des classes dominées ? ».
La réflexion de Laënnec Hurbon éclaire sur plusieurs registres notre interrogation sur l’accession de la « soup joumou » au statut chimérique de marqueur de l’identité haïtienne et de soi-disant « soupe de l’Indépendance » : elle est une affabulation, une mythologisation identitaire en quête de repères… La qualification de la « soup joumou », élevée au statut de « soupe de l’Indépendance », est de l’ordre du charlatanisme historique et de la fraude intellectuelle. De Bayyinah Bello à la Chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique et à l’Institut du patrimoine culturel de l’Université Laval, le charlatanisme historique et la fraude intellectuelle n’ont généré que des sous-produits dénués de la moindre valeur scientifique : l’affabulation et la mythologisation identitaire.
Montréal, le 16 novembre 2024