« Il est temps que le massacre de Thiaroye soit officiellement reconnu par la France »

— Tribune —

A l’occasion des 80 ans de ce massacre à Thiaroye, près de Dakar, de tirailleurs africains, dans une tribune au « Monde », des associations, des acteurs de la société civile et des élus demandent la création d’une commission d’enquête parlementaire sur l’exécution de dizaines de tirailleurs africains en 1944.

A l’initiative d’une dizaine d’associations et d’élus français, nous réclamons une reconnaissance officielle et une condamnation du massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye, le 1er décembre 1944. Il est temps que ce massacre soit officiellement reconnu par la France, quatre-vingts ans après ce drame colonial, alors que pour la première fois dans l’histoire militaire, la mention « Mort pour la France » a été attribuée par l’Etat à des soldats morts suite à une exécution extrajudiciaire commise par ses propres services.

Face à l’urgence d’une politique mémorielle respectueuse de la vérité coloniale et des exigences de réparation qui s’expriment en Afrique et en France, nous, associations, acteurs de la société civile et parlementaires, appelons d’une seule voix l’Etat français à reconnaître officiellement sa responsabilité dans le massacre et à en tirer les conséquences.

Au-delà du discours au Sénégal de l’ancien président François Hollande, le 30 novembre 2014, qui reconnaissait pour la première fois « la répression sanglante » menée par l’armée française, il faut que cette reconnaissance produise des effets juridiques, politiques et géopolitiques, comme la création d’une commission d’enquête parlementaire sur le drame de 1944, l’ouverture d’un procès de révision pour les tirailleurs et un travail conjoint d’analyse et d’actions avec les pays africains concernés par cette histoire.

Logique répressive

Recrutés depuis 1857 dans tout l’empire colonial français d’Afrique (et non au seul Sénégal, contrairement à ce que l’appellation générique de « tirailleurs sénégalais » pourrait suggérer) pour renforcer le corps expéditionnaire et faciliter les opérations de conquête et de contrôle du territoire colonial, ces soldats ont par la suite été largement enrôlés lors des deux guerres mondiales. Faits prisonniers par les nazis après la défaite de juin 1940, ils ont été incarcérés en France sous la surveillance, souvent, de leurs propres officiers français.

La libération du territoire métropolitain va poser la question de la démobilisation, du rapatriement et du rappel de soldes de captivité de ces tirailleurs recrutés depuis 1940. Nombreux parmi eux, renseignés sur leurs droits, réclament leurs arriérés de solde dont le quart, selon les textes réglementaires, doit leur être versé à l’embarquement, et le reste à Dakar, lors de la démobilisation. Si certains, mobilisés contre cette injustice, refusent de monter dans le navire qui doit les ramener en Afrique, les différents rapports évaluent entre 1 200 et 1 600 le nombre de ceux qui débarquent à Dakar le 21 novembre 1944.

Conduits au camp militaire de Thiaroye, le plus grand centre de recrutement, de formation et de mobilisation de l’Afrique occidentale française, la plupart d’entre eux, craignant de ne jamais toucher leur argent s’ils sont dispersés dans leurs villages, refusent de quitter le camp sans leurs droits légitimes. Le 28 novembre, la visite à Thiaroye du général commandant la division Sénégal-Mauritanie, Marcel Dagnan – le plus haut gradé présent ce jour-là à Dakar –, précipite le drame. Persuadé d’avoir échappé à une prise d’otages organisée par les tirailleurs du camp, il rédige un rapport qui servira de justification à une logique répressive qui culminera avec la mise à mort des tirailleurs le 1er décembre 1944.

Ce jour-là, des dizaines de tirailleurs sénégalais – plusieurs centaines selon certains historiens – ont été exécutés sur ordre d’officiers de l’armée française au camp de Thiaroye. Trente-quatre tirailleurs seront jugés les 5 et 6 mars 1945 et condamnés à des peines allant jusqu’à dix ans de prison. Autant de mères inconsolables, de fiancées mortifiées, de pères défaits, de filles traumatisées et de petits-fils amers face à cette injustice, cette instrumentalisation judiciaire et cette oppression postcoloniale qui ont longtemps maintenu dans l’ombre un épisode tragique et si emblématique de l’histoire des répressions coloniales.

Injustice coloniale

Le 30 novembre 2014, le président François Hollande, en visite au Sénégal, avait pour la première fois reconnu, dans l’enceinte du cimetière militaire du camp de Thiaroye, « la répression sanglante » qui avait coûté la vie à plus de 70 soldats. Il avait aussi remis des archives numérisées à l’Etat sénégalais, suivant une promesse formulée en 2012. Ce discours a marqué une avancée sur le chemin de la reconnaissance mais, prononcé à l’étranger, il a eu très peu d’écho en France et n’a pas éteint les questions et les demandes que ce massacre continue de susciter en Afrique et en France.

Face à ce déni, en Afrique de l’Ouest, le meurtre de sang-froid de ces tirailleurs est devenu un symbole de l’injustice coloniale et un ferment incontournable des politiques d’affirmation indépendantiste et souverainiste. Ces combats ont permis de mettre en évidence la violence exercée par l’Etat français et la hiérarchie militaire contre les soldats, mais aussi les diverses formes de résistance que cette violence a suscitées depuis le début.

Ainsi, le 18 juin, l’Etat français a annoncé l’octroi de la mention « Mort pour la France » à six tirailleurs (quatre Sénégalais, un Ivoirien et un Burkinabé) tués lors du massacre de Thiaroye. « Ce geste s’inscrit dans le cadre des commémorations des 80 ans de la libération de la France, comme dans la perspective du 80e anniversaire des événements de Thiaroye, dans la droite ligne mémorielle du président de la République, qui souhaite que nous regardions notre histoire “en face” » avait indiqué le secrétariat d’Etat français chargé des anciens combattants et de la mémoire.

Pour la première fois dans l’histoire militaire contemporaine, la mention « Mort pour la France » a été attribuée par l’Etat à des soldats morts suite à une exécution extrajudiciaire commise par ses propres services. Lors de la Grande Guerre, plus de 600 soldats français furent « fusillés pour l’exemple », entre 1914 et 1918, après décision d’une juridiction militaire intervenant dans un cadre légal précis. Dans la plupart des cas, ces soldats métropolitains furent exécutés parce qu’ils s’étaient révoltés contre les conditions épouvantables dans lesquelles la hiérarchie militaire, obsédée par la discipline, les maintenait.

Avec les tirailleurs sénégalais de la seconde guerre mondiale, la décision de les fusiller a été prise en dehors de tout cadre légal. Au mépris du code de justice militaire, aucun tribunal militaire ni aucun conseil de guerre n’ont été convoqués pour décider des exécutions sommaires qui se sont déroulées le 1er décembre 1944 dans la banlieue de Dakar.

Sept doléances

La récente attribution du statut « Mort pour la France » à six de ces tirailleurs, élément à charge indéniable, nous oblige. De « rébellion armée », ce drame colonial doit être requalifié par les représentants de la nation française afin de lui donner toute la force symbolique et matérielle qu’implique cette mention. Dans un contexte où la voix de la France est de plus en plus contestée par la jeunesse africaine, à l’occasion du 80e anniversaire de la libération de la France et du drame de Thiaroye, nous souhaitons un nouveau pas dans l’appropriation de cette mémoire et dans la relation entre la France et les pays africains.

Notre plaidoyer regroupe sept doléances : la reconnaissance officielle du massacre perpétré à Thiaroye par une résolution votée à l’Assemblée nationale ; des excuses formelles de la République ; un procès de révision pour les tirailleurs condamnés ; des réparations versées à leurs descendants ; une journée nationale du massacre, le 1er décembre, à l’agenda des cérémonies nationales ; un travail conjoint d’analyse et d’actions avec les pays africains concernés par cette histoire ; et enfin la création d’une commission d’enquête parlementaire sur le drame de Thiaroye et sa gestion.

Les premiers signataires de la tribune : Yves Abibou : fils d’Antoine Abibou, tirailleur condamné de Thiaroye 44. Jean-Marc Ayrault : président de la Fondation Mémoire de l’esclavage et ancien premier ministre. Florent Boudié : député de Gironde (Renaissance). Colette Capdevielle : député des Pyrénées-Atlantiques (Parti socialiste). Karfa Diallo : fondateur-directeur de Mémoires & Partages. Armelle Mabon : historienne. Carlos Martens Bilongo : député du Val-d’Oise (La France insoumise). Danièle Obono : députée de Paris (La France insoumise). Eric Piolle : maire de Grenoble (Les Ecologistes). Marie Toussaint : députée européenne (Les Ecologistes).

Se joindre à cette tribune

La page Web « Morlaix-Thiaroye 1944 – 2024 » avec les différentes initiatives à l’occasion des 80 ans de ce massacre