— Par Jean Samblé —
Depuis juillet, la situation en Haïti se dégrade malgré des efforts internationaux et l’activation de la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS), dirigée par le Kenya. Maria Isabel Salvador, cheffe du Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH), a dressé un bilan inquiétant au Conseil de sécurité des Nations Unies, soulignant la brutalité croissante des violences, l’ampleur des déplacements forcés et la dégradation générale des conditions de vie. Elle a aussi noté que le processus politique, malgré quelques avancées initiales, se heurte aujourd’hui à des obstacles de plus en plus importants.
Aggravation des violences et de la crise sécuritaire
La situation sécuritaire, déjà précaire, a atteint un niveau critique avec des pics de violence sans précédent. Le massacre de Pont-Sondé, survenu le 3 octobre, illustre cette escalade : des membres du gang « Gran Grif » ont tué au moins 115 civils et blessé des dizaines d’autres. Cet acte brutal témoigne de l’intensification des activités criminelles, qui ne se limitent plus à la capitale, Port-au-Prince, mais s’étendent désormais aux zones rurales. Selon Mme Salvador, ces gangs exploitent un appareil de sécurité débordé, paralysant les efforts de stabilisation malgré le soutien de la MMAS.
Actuellement, la MMAS compte environ 430 policiers et militaires kényans, auxquels s’ajouteront 600 renforts dans les semaines à venir. Cependant, cette force demeure sous-équipée et souffre d’un déficit de ressources financières, menaçant ainsi sa capacité à remplir sa mission. Le Conseil de sécurité a prolongé le mandat de la MMAS pour un an, dans l’espoir de stabiliser le pays, mais des pays comme la France et les États-Unis plaident pour une transformation de la mission en une opération de maintien de la paix plus formalisée et mieux financée, une transition qui pourrait garantir un soutien durable.
Une crise humanitaire alarmante
La crise humanitaire est également d’une gravité exceptionnelle. En seulement trois mois, le nombre de déplacés internes a augmenté de 22 %, dépassant les 700 000 personnes en septembre. Les populations déplacées, souvent hébergées dans des camps surpeuplés, font face à des conditions de vie déplorables et à des violations constantes de leurs droits humains. Plus de la moitié de la population haïtienne, soit environ 5,5 millions de personnes, vit en situation d’insécurité alimentaire sévère, un chiffre particulièrement préoccupant pour les enfants, qui représentent 3 millions des personnes affectées. Selon Catherine Russell, directrice générale de l’UNICEF, les femmes et les enfants dans ces camps sont particulièrement vulnérables aux violences sexuelles, qui sont fréquemment utilisées comme armes par les gangs. Mme Russell a précisé que ces abus, qui incluent la mutilation et l’exploitation sexuelle, ne sont pas restreints par l’âge et visent indistinctement femmes et enfants.
Sur le plan de la santé, seulement 20 % des établissements de Port-au-Prince restent opérationnels, tandis que 40 % du pays manque d’infrastructures sanitaires fonctionnelles. Environ 45 % des Haïtiens n’ont pas accès à de l’eau potable, et des pénuries alimentaires aggravent la situation, accentuées par le contrôle des principales routes d’approvisionnement par les gangs, ce qui fait flamber les prix des biens essentiels. Les humanitaires de l’ONU ont pu distribuer de la nourriture à 1,2 million de personnes et fournir des soins de santé à environ 600 000 individus, mais les fonds de l’aide internationale, financés à seulement 42 % des besoins, restent cruellement insuffisants pour répondre à l’ampleur de la crise.
Des enfants victimes de recrutement et d’exploitation
Les enfants, qui représentent 30 à 50 % des membres des groupes armés, sont utilisés comme informateurs, cuisiniers ou esclaves sexuels, et souvent forcés à prendre part aux violences armées. Des cas horrifiants de maltraitance sont rapportés, comme celui d’un garçon de 10 ans, soupçonné d’être informateur d’un gang, qui a été tué et brûlé par un groupe d’autodéfense en juillet. Les écoles, menacées par l’insécurité, ferment en grand nombre : plus de 300 000 enfants ont été déscolarisés en 2024, livrés à eux-mêmes dans un environnement propice au recrutement par les gangs.
Blocage politique et perspectives d’élections
Sur le plan politique, les efforts de transition peinent à produire des résultats concrets. La nomination de Leslie Voltaire, en remplacement d’Edgard Leblanc, à la présidence du Conseil présidentiel de transition est intervenue dans un contexte de tensions et d’allégations de corruption, compromettant l’unité et l’efficacité de cet organe. Le Conseil présidentiel a prévu de convoquer une conférence nationale pour mener des réformes constitutionnelles et revoir les relations entre l’État et la société, notamment en matière de justice et de lutte contre la corruption. Cependant, la Fédération de Russie, bien que favorable aux élections, préconise leur report en 2025 compte tenu des conditions sécuritaires actuelles.
Le processus de préparation des élections reste incertain. En octobre, sept des neuf membres du Conseil électoral provisoire ont été nommés, mais le calendrier électoral pourrait être retardé si l’institution n’est pas rapidement complétée. Les États-Unis et la France encouragent Haïti à maintenir un calendrier crédible, alors que la République dominicaine exprime des doutes sur la faisabilité d’élections dans ces conditions.
Le rôle de la communauté internationale et les enjeux pour l’avenir
Plusieurs pays ont annoncé une aide financière : le Japon a versé environ 14 millions de dollars, le Royaume-Uni 6 millions, et la France a récemment ajouté 2 millions d’euros au fonds fiduciaire de l’ONU pour Haïti. Parallèlement, la France soutient la proposition de sanctionner davantage les individus finançant les gangs. Toutefois, la Russie critique ces mesures, qu’elle perçoit comme des interventions extérieures inappropriées. La France et Haïti se sont aussi prononcés pour des réparations historiques de la France en raison de la colonisation, un débat qui alimente des tensions géopolitiques, notamment en raison des critiques de la Russie concernant l’implication américaine dans le trafic d’armes à destination d’Haïti.
Stabiliser et restaurer
Face à ces défis humanitaires, sécuritaires et politiques, la communauté internationale est appelée à intensifier ses efforts pour soutenir Haïti. La MMAS représente une première ligne de défense contre les gangs, mais des financements supplémentaires et une possible transformation de cette mission sont nécessaires pour garantir une protection efficace de la population. Le futur d’Haïti dépendra de la capacité des institutions nationales et internationales à collaborer pour stabiliser le pays et restaurer un environnement propice aux élections et au développement économique, tout en protégeant la population contre les atrocités quotidiennes des gangs armés.