Analyse et réflexions sur le poème « Complaintes d’esclave » de Massillon Coicou

— Par Fortenel Thélusma, linguiste et didacticien du FLE —

I
Pourquoi donc suis-je nègre ?
Oh ! pourquoi suis-je noir ?
Lorsque Dieu m’eut jeté dans le sein de ma mère,
Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir
N’accourut-elle pas l’enlever de la terre ?
Je n’aurais pas connu tous ces tourments affreux ;
Mon cœur n’aurait pas bu tant de fiel, goutte à goutte.
Au fond de mon néant, oh ! je serais, sans doute,
Moins plaintif, plus heureux.
Mais Dieu m’a condamné, le sort doit me poursuivre ;
De mon sang, de mes pleurs, il faut que tout s’enivre !…

II
Pourquoi donc suis-je nègre ?
Oh ! pourquoi suis-je noir ?
Lorsque Dieu m’eut jeté dans le sein de ma mère,
Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir
N’accourut-elle pas l’enlever de la terre ?
Car libre l’oiseau vole et redit ses concerts ;
Car libre le vent souffre au gré de son caprice ;
Car libre, l’onde limpide, harmonieuse, glisse
Entre les gazons verts.
Esclave, il n’est pour moi nul bonheur, nulle fête,
Et je n’ai pas de place où reposer ma tête.

III
Pourquoi donc suis-je nègre ?
Oh ! Pourquoi suis-je noir ?
Lorsque Dieu m’eut jeté dans le sein de ma mère,
Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir
N’accourut-elle pas l’enlever de la terre ?
Quand la voix du colon prend son lugubre accent,
Quand siffle sur mon front sa flexible rouchine,
Si j’ose tressaillir en lui tendant l’échine,
Il me bat jusqu’au sang.
Et si, quand le fouet plonge en ma chair qu’il déchire,
J’invoque sa pitié : J’entends le maître rire !…

IV
Pourquoi donc suis-je nègre ?
Oh ! pourquoi suis-je noir ?
Lorsque Dieu m’eut jeté dans le sein de ma mère,
Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir
N’accourut-elle pas l’enlever de la terre ?
Cette nuit, cependant, j’ai vu la liberté !…
L’esclave ne dort pas ; mais un labeur sans trêve
M’ayant brisé les sens, j’ai joui de ce rêve
Que l’on m’a tant vanté :
J’étais libre, j’errais, comme le maître, allègre,
Ayant l’espace, à moi ! Mais non, Dieu m’a fait nègre…

V
Pourquoi donc suis-je nègre ?
Oh ! pourquoi suis-je noir ?
Lorsque Dieu m’eut jeté dans le sein de ma mère,
Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir
N’accourut-elle pas l’enlever de la terre ?
Où donc es-tu, toi-même ?
On m’a dit que, d’en bas,
Lorsqu’une âme qui prie est souffrante et sincère,
Vers toi qu’on nomme, ô Dieu ! peut montrer sa prière :
Et tu ne m’entends pas !…
La prière du nègre a-t-elle moins de charmes ?
Ou n’est-ce pas à toi que s’adressent ses larmes ?

VI
Pourquoi donc suis-je nègre ?
Oh ! pourquoi suis-je noir ?
Lorsque Dieu m’eut jeté dans le sein de ma mère,
Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir
N’accourut-elle pas l’enlever de la terre ?
Ah ! si tu m’entends bien, tu dois aussi me voir.
Si je blasphème, hélas ! tu vois bien que je pleure ?
Tu sais, toi qui sais tout, que je souffre à toute heure,
Parce que je suis noir !
Eh bien, oui, trop longtemps j’ai souffert sans mot dire.
Seigneur, pardonne-moi si j’apprends à maudire.

Massillon Coicou

  1. Introduction

Au moment de la publication du poème « Complaintes d’esclave», extrait de Poésies nationales (1892), le pays était divisé, ravagé par des guerres intestines, honni par des pays étrangers racistes (voir, à ce sujet, Dieudonné Fardin, Éditions 2002, Histoire de la littérature haïtienne, l’École patriotique, tome II). La défense de la patrie en danger était l’évangile prêché par les intellectuels et écrivains de l’époque. C’était, en effet, la préoccupation primordiale des penseurs et écrivains de l’École patriotique, courant littéraire auquel appartenait Massillon Coicou. Les autres tenants s’y adonnaient entièrement. On peut citer : Oswald Durand ( Quand nos Aïeux brisèrent leurs entrailles, 1893), Louis-Joseph Janvier ( Haïti aux Haïtiens, L’Égalité des races humaines,1884), Anténor Firmin (De l’égalité des races humaines, 1885 ), Hannibal Price (De la réhabilitation de la race noire par la république dominicaine, 1889).

Né le 9 octobre 1867 à Port-au-Prince, Massillon Coicou a fait ses études primaires chez les Frères de l’instruction chrétienne et ses études secondaires au Lycée national qu’il rejoindra plus tard comme enseignant. Poète, dramaturge, essayiste, diplomate, il n’hésita pas à prendre les armes contre Nord Alexis, parvenu au pouvoir grâce au soutien des États-Unis. Un militant farouche qui mettait sa plume au service de la nation haïtienne. C’est dans cet élan de patriotisme qu’il se mit à la place de l’esclave déshumanisé, objet des atrocités des plus cruelles durant la colonisation française. Il lui prêta sa voix dans « Complaintes d’esclave ». 

Je me propose, dans cette étude, d’effectuer, successivement, une analyse formelle de ce texte et une étude des fonctions du langage qui y sont mises en jeu. Suivront des réflexions sur la situation politique et la position des écrivains de l’époque. À l’issue de ces éléments d’analyse et de réflexions, on verra si l’écrivain restait fidèle à la doctrine de l’École patriotique, tant sur le plan littéraire que sur le plan de l’engagement.

2. Analyse du texte

« Complaintes d’esclave » est un poème réparti en six strophes, contenant chacune des vers de douze pieds, en grande partie. Dans les strophes 1, 2, 3, 4 et 6, on constate que les vers 1, 2 et 9 sont écrits en sizain. Contrairement aux autres strophes qui comptent 11 vers, la cinquième strophe en comporte douze et contient plus de sizains. En témoignent les vers 1, 2, 6, 7 et 10.

Les rimes, quant à elles, adoptent une disposition quasi identique. En effet, les six strophes contiennent des rimes présentées dans l’ordre suivant : rimes croisées, rimes embrassées et rimes plates. Les strophes 1, 2, 3, 4 et 6 comptent chacune un vers libre. Qu’en est-il de la richesse des rimes ?

La richesse de la rime se calcule en fonction du nombre de sonorités vocaliques ou consonantiques homophones, c’est-à-dire, qui se prononcent de façon identique (Françoise Nayrolles, Pour étudier un poème, Hatier 1987). On distingue la rime pauvre, la rime suffisante et la rime riche.

Dans « Complaintes d’esclave », on dénombre :

– une rime pauvre dans la cinquième strophe (vers 7 et 9) :

On m’a dit que d’en bas,

[…]

Et tu ne m’entends pas !

En effet, elle possède une sonorité vocalique homophone : bas et pas [a].

– vingt-et-une rimes suffisantes dans l’ensemble du poème.

On considérera, en guise d’exemples, les vers 2 et 4 des différentes strophes, puis 6 et 9 de la sixième strophe : noir et devoir, voir et noir.

Oh ! Pourquoi suis-je noir ?

[…]

Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir

Ah ! Si tu m’entends bien, tu dois aussi me voir

[…]

Parce que je suis noir !

Ce sont des rimes masculines ; elles ont en commun, en partant de la fin :

– le son consonantique [r]

– le son vocalique [wa]

– six rimes riches dans les strophes II (vers 10 et 11), III (vers 7 et 8), IV (vers 7, 8, 10 et 11), V (vers 11 et 12) et VI (vers 10 et 11). Toutes sont des rimes féminines.

Abordons maintenant la musique du rythme. Selon Françoise Nayrolles (p. 35), « souvent, le vers français se suffit à lui-même du point de vue du sens, c’est-à-dire qu’il correspond à une unité syntaxique : phrase ou groupe grammatical. […] Mais il arrive parfois qu’un vers ne se suffise pas du point de vue du sens, qu’il ne corresponde pas à une unité grammaticale ; il est alors nécessaire de lire soit le vers précédent, soit le vers suivant pour comprendre le sens ». On va le voir, dans ce poème, la majorité des vers se suffisent à eux-mêmes du point de vue du sens, comme l’illustrent, entre autres, les deux premiers vers de chacune des strophes :

Pourquoi donc suis-je nègre ?

Oh ! Pourquoi suis-je noir ?

En revanche, bien d’autres vers ne se suffisent pas à eux-mêmes du point de vue du sens. Parmi ces cas, mentionnons le vers 9 de la deuxième strophe :

« Entre les gazons verts ». En fait, pour l’interpréter, il faut le relier au précédent :

Car libre, l’onde limpide, harmonieuse, glisse

Entre les gazons verts.

Avant d’ouvrir une parenthèse sur le lexique, signalons l’emploi erroné de l’adverbe « donc » au tout début du premier vers de « Complaintes d’esclave », Pourquoi donc suis-je nègre ? En effet, cet adverbe est généralement utilisé pour exprimer l’idée de conséquence. Ainsi est-elle rattachée à une idée exprimée antérieurement. Voici, à ce propos, les précisions du dictionnaire en ligne Le Robert autour de donc : 1. Amenant la conséquence, la conclusion de ce qui précède.

par conséquent. Il vient de oartir, il n’est donc pas bien loin.

– Pour revenir à un sujet, après une digression. Je disais donc que …

2. Exprimant la surprise causée par ce qui précède ou ce que l’on constate.

ainsi. Vous habitez donc là ? Qui donc ?

Notons que les deux premiers vers du poème se répètent comme un refrain au début de chacune des six strophes :

Pourquoi donc suis-je nègre ?

Oh ! Pourquoi suis-je noir ?

Concernant le lexique utilisé dans le texte, Massillon Coicou, dans la troisième strophe, au vers 7, recourt à un mot du terroir, ayant un référent identique à fouet : rouchine. Le choix ne semble pas anodin. D’une part, il appartient à la langue créole, langue maternelle du colonisé (choix symbolique ?). D’autre part, il favorise la rime avec le vers suivant.

Quand siffle sur mon front sa flexible rouchine,

Si j’ose tressaillir en lui tendant l’échine,

Il me bat jusqu’au sang.

Comment joue le poète avec les fonctions du langage 

Le titre du poème est d’abord très évocateur (Complaintes d’esclave). Le lecteur est prévenu qu’un esclave va rendre son fiel. En effet, dès l’entame du poème, le personnage interroge et s’interroge par le biais de la première personne (je) : une double implication. Ce jeu interrogatif impliquant la victime se poursuivra jusqu’à la dernière strophe. Il est vrai qu’à la fin du poème, le malheureux esclave recourt à l’apaisement, en se confessant au Seigneur, implorant sa clémence dans l’hypothèse d’un blasphème, sans toutefois cesser de se plaindre (strophe VI, vers 7-11). Mais, auparavant, à la fin de la deuxième strophe, le serviteur honni déplore sa privation de liberté, contrairement à l’oiseau, le vent, l’onde limpide qui jouissent de la leur à volonté (voir vers 10 et 11).

Esclave, il n’est pour moi nul bonheur, nulle fête

Et je n’ai pas de place où reposer ma tête.

Il sait aussi rêver. Dans son hallucination, il se voit errer, allègre, comme son maître (vers 8-11). Hélas, au réveil, il revient à sa cruelle réalité parce qu’il est nègre. Toutes ces implorations, déplorations et illusions sont exprimées à la première personne du singulier par le biais d’énoncés déclaratifs. Il importe, enfin, de noter que, dans l’ensemble du poème, on répertorie environ soixante-cinq occurrences de la première personne du singulier (pronoms personnels et déterminants possessifs inclus). Preuve d’une forte implication du sujet parlant. Par ailleurs, tantôt il exprime son regret d’exister (strophe I, vers 6-9), tantôt il déplore sa malédiction, notamment par le biais de la modalisation verbale : le sort doit me poursuivre, /il faut que tout s’enivre ! (Strophe I, vers 10 et 11). De plus, il recourt à d’autres formes modales pour renforcer son sentiment de regret. Par exemple, l’interjection « oh » ! est utilisé sept fois dans l’ensemble du poème. Il use de l’interjection « ô » pour invoquer Dieu dans sa prière (strophe V, vers 90), de l’interjection « hélas » pour ajouter une autre note plaintive (strophe 6, vers 6). On l’aura compris, la fonction émotive prédomine dans ces complaintes.

Au bout de ses lamentations, l’esclave interpelle Dieu (strophe V, vers 6-12) :

Où donc es-tu, toi-même ?

[…]

Puis, l’accusant de parti pris, il lui enjoint de lui expliquer si sa prière est dépréciée à cause de sa couleur.

Et tu ne m’entends pas !

La prière du nègre a-t-elle moins de charmes ?

Ou n’est-ce pas à toi que s’adressent ses larmes ?

De même, à la fin de la sixième strophe (vers 6-11), s’adressant à nouveau au Seigneur, il lui reproche son mépris, son inaction face à ses cruels tourments.

Ah ! Si tu m’entends bien, tu dois aussi me voir.

Si je blasphème, hélas ! tu vois bien que je pleure ?

Tu sais, toi qui sais tout, que je souffre à toute heure,

Parce que je suis noir !

On s’en rend bien compte, la fonction incitative est bien mise en jeu à travers ces interpellations et supplications. Mais, de manière générale, du début à la fin des complaintes, quel lecteur ne se sent pas impliqué par les cris de détresse de l’esclave !

En effet, il est informé de tous les maux subis par le colonisé, de ses regrets, de ses revendications de liberté, de la cruauté de son maître. Nous en sommes donc tous témoins et compatissons même à ses récriminations. En cela, la fonction référentielle est bien mise en évidence.

Une autre fonction dominante dans les Complaintes de Coicou et qui attire l’attention du début à la fin, c’est la fonction poétique ou esthétique. Elle est mise en avant dès le commencement de l’analyse du poème. En guise de rappel, nous dirons que, relevant de la poésie lyrique, il compte six strophes ; qu’il est rédigé en alexandrins, en grande partie, utilisant des rimes variées, etc. Il convient d’ajouter d’autres traits caractérisant cette fonction. Les vers 7 et 8 de la première strophe illustrent bien cet aspect dans l’usage du mot fiel au sens figuré, lui donnant ainsi une connotation littéraire (il devient alors une boisson) :

Mon cœur n’aurait pas bu tant de fiel, goutte à goutte.

À quoi renvoie, en réalité, le mot « néant » dans le vers suivant ? Peut-être, au fond de moi, au fond de mon cœur. Il le poétise dans le sens que, raisonnablement, l’inanité est insensible, dépourvue d’émotions.

Au fond de mon néant, oh ! je serais, sans doute,

Moins plaintif, plus heureux.

Dans la même perspective, dans chaque strophe, il prête une vie à la mort et la rend jalouse à l’instar d’un être humain :

Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir

[…]

M. Coicou use du même procédé au vers 6 de la deuxième strophe en transformant l’oiseau en musicien :
Car libre, l’oiseau vole et redit ses concerts ;

[…]

3. Réflexions

Avec « Complaintes d’esclave », Massillon Coicou s’est révélé, à l’instar d’Oswald Durand, comme l’un des tenants de l’épanouissement du romantisme haïtien. On l’a vu, l’esclave meurtri, martyrisé, a laissé couler ses émotions, telle une pluie torrentielle. L’auteur a utilisé divers éléments linguistiques figurant parmi les traits caractéristique de ce courant (pronoms de première personne et ses substituts, interjections, phrases interrogatives et phrases exclamatives, etc… De plus, la défense de la race noire, très chère à l’École patriotique ne lui a pas échappé. Il est donc apparu, à la fois, comme un écrivain et un militant. Il a mis son art au service de la patrie commune. Qu’en est-il aujourd’hui à un moment où l’on assiste, écœuré, à l’effondrement total de la nation haïtienne ? À l’assassinat d’un pays par ses propres fils ? Quand, d’où sortira cette VOIX devant s’élever contre cet homicide et tracer la VOIE libératrice de l’Haïti de Dessalines ? Faudra-t-il toujours se revêtir de son vêtement passéiste en se réclamant d’un grand pays, d’un grand peuple ? Peut-on se contenter de rééditer les œuvres des grands écrivains comme Anténor Firmin, Démesvar Délorme, etc. ?

Fortenel THÉLUSMA, linguiste et didacticien du FLE