Akademi kreyòl ayisyen : l’impasse

Journée internationale du créole 2024 : la vision indocte et rachitique de l’Akademi kreyòl ayisyen mène une fois de plus à une impasse

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

Dans le contexte de la célébration de la Journée internationale du créole le 28 octobre 2024, il est utile de revisiter certains aspects de la réflexion élaborée par plusieurs linguistes en ce qui a trait à l’aménagement du créole. Cela est d’autant plus indispensable que le pays, depuis la promulgation de la Constitution de 1987, n’a toujours pas adopté sa première Loi d’aménagement des deux langues officielles d’Haïti ni sa première Loi de politique linguistique éducative. Pareillement, il est nécessaire de revisiter les enseignements de nos aînés, entre autres les linguistes Pierre Vernet et Yves Dejean, ainsi que ceux plus élaborés de plusieurs linguistes contemporains car ils nous ont légué quelques intéressantes perspectives dans le domaine de l’aménagement du créole. Il en est ainsi de la réflexion de Lemète Zéphyr sur l’Akademi kreyòl ayisyen (l’AKA).

Connu en Haïti pour ses compétences expertes dans le domaine de la traduction généraliste, scientifique et technique vers le créole, linguiste-didacticien et enseignant-chercheur, Lemète Zéphyr a fondé en 2016, en Haïti, l’École supérieure de traduction et d’interprétation (ESTI). Il a autrefois été l’élève de Pierre Vernet, le fondateur de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Dans cette institution, il a également bénéficié de l’enseignement des linguistes Yves Dejean et Pradel Pompilus, le pionnier en 1958 de la lexicographie créole haïtienne. Lemète Zéphyr a publié plusieurs ouvrages et articles, notamment (1) « Pwoblèm pawòl klè nan lang kreyòl » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2008) ; (2) « Èske yon Akademi  se yon kondisyon pou gen pwodiksyon syantifik nan tèl lang ? », paru dans Renauld Govain (dir.), « Akademi  kreyòl ayisyen : ki pwoblèm ? Ki avantaj ? Ki defi ? Ki avni ? » (Éditions de l’Université d’Haïti, 2013) ; (3) « Kritè fòmèl pou n kole mo, dekole mo », paru dans Renauld Govain (éd.), « Le créole haïtien : description et analyse » (Éditions L’Harmattan, 2017) ; (4) « Aménagement linguistique et réussite scolaire en contexte plurilingue : regard sur le cas d’Haïti », paru dans Renauld Govain (dir.), « La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apport d’Haïti et du français haïtien » (Jebca Éditions, 2021) ; (5) « Kondisyon ki nesesè pou edikasyon fèt an kreyòl ann Ayiti », paru dans Robert Berrouët-Oriol (dir.), « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021).

Le 9 février 2024, Lemète Zéphyr a accordé une entrevue fort instructive à Frantz Bernier lors de l’émission « Conversation » mise en ondes à Boston. Cette entrevue avait pour thème principal « Ki itilite Akademi kreyòl ayisyen an ? » et toute personne qui s’intéresse de près ou de loin à l’aménagement du créole en Haïti devrait examiner l’argumentaire de Lemète Zéphyr avec la meilleure attention. Dans un courriel de félicitations que nous lui avons adressé, nous avons relevé les points forts de sa réflexion analytique et souligné la rigueur avec laquelle il a présenté la problématique de l’Akademi kreyòl ayisyen (l’AKA). Dans notre courriel, nous avons mentionné qu’il y a communauté de vue entre Lemète Zéphyr entre nous et rappelé que l’Akademi kreyòl ayisyen est, sur le mode d’une illusion d’optique et compte-tenu de son très maigre bilan de 2014 à 2024, tout à fait inutile en Haïti. L’abolition immédiate de l’AKA s’avère nécessaire et incontournable et nous en avons fait la plus rigoureuse démonstration dans notre article « Corruption, népotisme, futilité, malversations et dérives administratives à l’Akademi kreyòl ayisyen : la société civile doit exiger l’abolition de cet inutile ‘’symbole décoratif’’ » (Fondas kreyòl, 28 août 2024).

En donnant accès à une documentation pertinente et en procédant à une adéquate lecture des faits historiques, le présent article circonscrit et approfondit les idées contenues dans notre courriel. Il permet au lecteur de mieux comprendre pourquoi l’action de l’Akademi kreyòl ayisyen en ce qui a trait à l’aménagement du créole–, n’a donné aucun résultat identifiable et mesurable en Haïti et pourquoi cette microstructure, depuis sa création prématurée en 2014 et jusqu’en octobre 2024, n’a publié aucun article scientifique, aucun ouvrage de référence traitant de manière spécifique de l’un de ces sujets : syntaxe, sémantique, phonologie, sociolinguistique, didactique créole, didactisation du créole, jurilinguistique créole, droits linguistiques, lexicologie et lexicographie créole. En termes de bilan analytique, cela mérite d’être diagnostiqué avec objectivité en lien avec la « Loi portant création de l’Académie du créole haïtien » et par l’analyse des raisons de l’échec multifacette de l’Akademi kreyòl ayisyen.

L’Akademi kreyòl ayisyen entre le rêve d’exister et l’allégorie d’un greffon avorté…

L’Akademi kreyòl ayisyen a vu le jour par l’adoption de la « Loi portant création de l’Académie du créole haïtien » publiée dans Le Moniteur du 7 avril 2014. Cette loi a été votée uniquement en créole, en contravention avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. La création de l’Akademi kreyòl ayisyen a pour fondement l’article 213 de la Constitution haïtienne de 1987 selon lequel « Une Académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux ». Sa mission centrale est énoncée comme suit à l’article 6 :

« Atik 6 »

« Akademi kreyòl ayisyen an gen pou l :

a) Pran tout dispozisyon pou tout enstitisyon leta kou prive fonksyone nan lang kreyòl la selon prensip, regleman ak devlopman lang nan.

b) Pran tout dispozisyon pou ankouraje enstitisyon ak moun k ap pwodui nan lang kreyòl la suiv prensip ak regleman lang nan.

c) Pran tout dispozisyon pou ede popilasyon ayisyen an jwenn tout sèvis li bezwen nan lang kreyòl la. 

d) Pran tout dispozisyon pou ede epi ankouraje tout biwo leta – kit se pouvwa egzekitif, kit se pouvwa legislatif kit se pouvwa jidisyè – respekte Konstitisyon an nan zafè lang. 

e) Sèvi kòm referans pou lang kreyòl la pou tout sa ki konsène estandadizasyon lang nan kit se nan peyi dAyiti kit se nan lòt peyi kote Ayisyen yo tabli.

f) Fè tout sa ki nesesè pou Ayiti jwe wòl li kòm lidè nan monn kreyolofòn nan. »

Le projet de constitution de l’Akademi kreyòl ayisyen a été contesté dès 2004 par des linguistes haïtiens de premier plan. L’opposition de plusieurs linguistes haïtiens à la création d’une « Académie haïtienne » chargée de « fixer la langue créole » s’est exprimée au fil des ans et à plusieurs reprises. Ainsi, en marge de la Journée internationale du créole, Le Nouvelliste daté du 27 octobre 2004 consignait la position du linguiste Yves Dejean en ces termes : « Le linguiste Yves Dejean a abondé dans le même sens que le Doyen de la Faculté de linguistique appliquée [Pierre Vernet]. Nous n’avons pas besoin d’Académie de langue créole. Il faut financer les institutions sérieuses qui s’occupent de la langue créole ».

Au cours de l’entrevue accordée à Frantz Bernier, Lemète Zéphyr a, de manière tout à fait pertinente et à plusieurs reprises, rappelé les solides arguments de Yves Dejean exposant son opposition à la création de l’Académie créole. Ainsi, dans un article très peu connu publié par Le Nouvelliste du 26 janvier 2005, « Créole, Constitution, Académie », Yves Dejean a précisé comme suit sa pensée au sujet de l’Académie créole : « L’exemple à ne pas suivre / Haïti n’a que faire de l’acquisition d’une « formidable machine à faire rêver » et d’un « symbole décoratif ». Dans le même article, il ajoute, au paragraphe « Mission impossible et absurde », que « L’article 213 de la Constitution de 1987 doit être aboli, parce qu’il assigne à une Académie créole, à créer de toute pièce, une tâche impossible et absurde, en s’inspirant d’un modèle archaïque, préscientifique, conçu près de 300 ans avant l’établissement d’une discipline scientifique nouvelle, la linguistique (…) On sait, à présent, qu’il est impossible de fixer une langue ; que les cinq à six mille langues connues constituent des systèmes d’une extrême complexité en dépendance de l’organisation même du cerveau humain et relèvent de principes universels communs propres à l’espèce ; que les changements dans la phonologie, la syntaxe, la morphologie, le vocabulaire ne sont pas à la merci des fantaisies et des diktats de quelques individus et d’organismes externes à la langue. » [Le souligné en gras et italiques est de RBO] La position de principe de Yves Dejean à propos de l’AKA est rigoureuse et constante alors même qu’un certain Ayatollah du créole, membre fondateur de l’Akademi kreyòl et auteur de l’article « Ochan pou prof Yves Dejean », a lourdement trafiqué en 2013 la pensée de Yves Dejean dans la revue DO KRE IS pour faire croire que l’auteur de « Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2013), Yves Dejean, aurait aventureusement appuyé le projet de la création de l’AKA. Dans ce livre paru en 2013, Yves Dejean réitère son opposition à l’aventureuse saga de la création de l’Académie créole : « Malè pandye ki nan nimewo 213 Konstitisyon an, se dezagreman moun ak gwoup moun ki konprann se yo ki dwe di lòt moun ki jan pou yo pale lang yo. (…) Ayiti bezwen tout kalite bon liv an kreyòl, bon pwofesè pou gaye konesans lasyans an kreyòl, bon pwogram radyo ak televizyon an kreyòl. Li pa bezwen okenn Akademi kreyòl pou sèvi l dekorasyon » (op. cit., p. 315 et 316).

De son côté, le linguiste Hugues Saint-Fort –corédacteur du livre collectif de référence coordonné et coécrit par Robert Berrouët-Oriol et alii, « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011)–, s’est également opposé à la création d’une Académie créole. Il formule cette opposition en ces termes : « L’objectif principal de cet article est de montrer la nécessité d’une politique linguistique en Haïti. Au passage, je défends la thèse que la création d’une Académie de la langue kreyòl, telle qu’elle est instituée dans les textes de la Constitution de 1987, n’est pas d’une utilité sociale, linguistique, et éducative majeure en Haïti. Ce dont la société haïtienne a réellement besoin, c’est d’une politique linguistique officielle qui affecte aussi bien le corpus, la structure (orthographe, prononciation, grammaire, vocabulaire) que le statut (variété qui devrait être utilisée, où elle peut être utilisée) de la langue kreyòl. Mais, la langue kreyòl n’est pas la seule langue parlée dans la société haïtienne. Si l’article 5 de la constitution de 1987 nous rappelle que «tous les Haïtiens sont unis par une langue commune: le créole», ce même article 5 signale tout aussi clairement que «le créole et le français sont les langues officielles de la République.» Ce statut de langue officielle attribué au kreyòl et au français en Haïti force à considérer que le destin des deux langues dans la société haïtienne est inséparablement lié, même si leur usage et leur statut  sont inégalement répartis » (Hugues Saint-Fort, « Une Académie de langue kreyòl ou une politique linguistique en Haïti ? » (Potomitan, mars 2013).

Pour notre part, dans l’article que nous avons publié le 15 novembre 2014 sur le site Tout Haïti, « L’Académie créole : « lobby », « ONG » ou institution d’État sous mandat d’aménagement linguistique ? », nous avons mis en lumière, sur le plan juridique, la nature essentiellement déclarative de l’Akademi kreyòl ayisyen en ces termes : « Confusion des genres, confusion dans la nature du mandat » — Il faut bien prendre toute la mesure que l’Assemblée constituante qui a rédigé la Constitution de 1987 n’avait en tête que les modèles normatifs connus du passé, notamment celui de la prestigieuse Académie française. Malgré cela, dans l’esprit et la lettre de l’article 213 de la Constitution de 1987, l’Assemblée constituante n’a accordé aucun pouvoir normatif et contraignant à l’Académie créole : elle est une instance déclarative (elle émettra des avis, des souhaits, des vœux), elle n’est nullement normative et contraignante. En clair, le Parlement haïtien n’a accordé aucun pouvoir juridique d’aménagement linguistique à l’Académie créole qui, de ce fait, ne peut qu’émettre des avis, des voeux « …en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux ». Dans le même article nous avons précisé qu’« il est trompeur d’affirmer, en préambule de la « Loi portant création de l’Académie du créole haïtien », que « Lè nou konsidere Akademi ayisyen an dwe garanti dwa lengwistik tout Ayisyen sou sa ki konsène lang kreyòl la » puisque ces « droits linguistiques » ne sont pas juridiquement (constitutionnellement) reconnus et définis dans la loi votée par le Parlement en 2014 et ne relèvent pas du mandat de l’Académie créole qui est « de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux ». Dans tous les cas de figure, aucune vision conséquente de la situation linguistique d’Haïti ne saurait être développée ni mise en œuvre en dehors de la définition juridique et constitutionnelle des « droits linguistiques », du « droit à la langue » et de « l’équité des droits linguistiques » en Haïti (voir le livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti », par Robert Berrouët-Oriol, Éditions Zémès (Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2018) ; voir aussi nos articles « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », Le National, Port-au-Prince, 11 octobre 2017, et « Droits linguistiques » et « droit à la langue » en Haïti, la longue route d’une conquête citoyenne au cœur de l’État de droit », Fondas kreyòl, 14 mars 2023).

En raison précisément de sa nature essentiellement « déclarative », l’Akademi kreyòl ayisyen « fonctionne à l’idéologie » et non pas sur la base des sciences du langage et d’une vision constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti arrimée aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. C’est rigoureusement en cela que l’AKA produit et promeut la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget » : il s’agit d’une pensée chétive, intellectuellement limitée à la répétition catéchétique de slogans-gadgets divers qui tiennent lieu d’analyse en l’absence de véritables capacités d’analyse. Par exemple, l’AKA introduit quelques fois dans ses slogans le terme « droits linguistiques » sans avoir produit, de 2014 à 2024, la moindre réflexion analytique de référence sur la problématique des droits linguistiques en Haïti qui font partie intégrante du grand ensemble des droits citoyens visés par la Constitution de 1987. De 2014 à 2024, l’Académie créole n’a produit aucun document de portée jurilinguistique traitant du droit constitutionnel à la langue maternelle créole dans l’École haïtienne. Et lorsqu’elle se retrouve accidentellement sur ce terrain, notamment durant le colloque sur les pseudos « droits linguistiques des enfants en Haïti » qu’elle a organisé le 16 septembre 2016, elle verse dans la plus totale confusion et soutient que les écoliers haïtiens auraient des droits linguistiques « particuliers » –ce qui implique qu’il y aurait en Haïti non pas des droits linguistiques universels mais plutôt des « droits linguistiques à la carte » : droits linguistiques des boulangers, des chauffeurs de taxi, des chimistes, des agronomes, des écoliers, des houngans, des dayiva, etc. (voir l’article « L’Akademi kreyòl ayisyen plaide pour le respect des droits linguistiques des enfants en Haïti », Le National, 14 septembre 2016 ; voir aussi notre article « Les « droits linguistiques des enfants » en Haïti : mal-vision et aberration conceptuelle à l’Akademi kreyòl ayisyen », Potomitan, 20 septembre 2016). 

Depuis la promulgation de la « Loi portant création de l’Académie du créole haïtien »  (Le Moniteur, 7 avril 2014), l’Akademi kreyòl ayisyen expose chaque année le rituel catéchétique d’un bilan remarquablement indocte et rachitique de ses « réalisations » qui seraient, veut-elle faire croire, la mise en oeuvre de sa mission définie à l’article 6 de cette Loi (voir plus haut). Le récitatif annuel des slogans (« bay kreyòl la jarèt ») et le signalement de telle ou telle rencontre avec tel « public » oblitèrent et cachent une réalité pourtant mesurable : les rachitiques capacités intellectuelles de l’Akademi kreyòl ayisyen s’apparient à une tout aussi rachitique « pensée linguistique », elles induisent une systémique et déficiente vision stratégique et un sous-dimensionnement de ses maigres programmes (voir nos articles « Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible », Le National, 5 avril 2019 ; « Bilan quinquennal truqué à l’Académie du créole haïtien », Rezonòdwès, 9 décembre 2019 ; « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) », Le National, 18 janvier 2022).

L’exemple le plus flagrant de la rachitique pensée « linguistique » de l’Akademi kreyòl ayisyen se donne à voir dans l’Accord du 8 juillet 2015, le « Pwotokòl akò ant ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (Menfp) ak Akademi kreyòl ayisyen (Aka) ». Selon le journal Le Nouvelliste du 6 juillet 2015, il s’agissait d’« Un accord pour faire la promotion du créole dans les écoles »  tandis que l’agence en ligne AlterPresse, le 10 juillet 2015, publiait l’article « Pour une standardisation de la langue créole ».

Ces articles exposent la confusion existant entre le statut déclaratif et le statut exécutif présumé de l’Académie créole formulée dans les « Considérations générales » de l’accord du 8 juillet 2015 : « Misyon MENFP ak misyon AKA kwaze sou kesyon politik lang nan peyi a, espesyalman nan sistèm edikatif ayisyen an kote tout aktè yo dwe respekte dwa lengwistik elèv ayisyen yo ». Il s’agit donc comme on le constate d’un vœu –illustrant par là le statut déclaratif de l’Académie–, celui par lequel les signataires de l’Accord souhaitent que tous les acteurs du système éducatif respectent les « droits linguistiques des élèves ». Il y a lieu ici de souligner fortement que nulle part dans l’Accord –ou dans un texte annexe–, les pseudos « droits linguistiques des élèves » ne sont définis : les élèves auraient-ils des « droits linguistiques » particuliers, distincts de ceux de tous les citoyens haïtiens ? On ne sait pas non plus ce que les signataires entendent par l’emploi d’une si importante notion jurilinguistique, les « droits linguistiques ». Ils ont rapatrié cette notion de « droits linguistiques » sans donner à en mesurer la profondeur ni la portée dans le texte de l’Accord –ou dans un texte annexe. La confusion théorique est donc évidente, entre les « droits linguistiques » dans leur universalité et les pseudo « droits linguistiques des élèves », et cette confusion pourrait aussi ouvrir la voie à la revendication de prétendus droits linguistiques particuliers pour chaque segment de la population haïtienne, sorte de tour de Babel de l’irrationnel et de l’informel. Une telle confusion exprime un lourd défaut originel de vision à l’ Akademi kreyòl ayisyen : les « droits linguistiques » demeurent englués dans des généralités répétées à tour de bras et sur le mode de l’écholalie, ils sont réduits à un souhait et ils ne sont ni protégés ni garantis par une législation nationale contraignante englobant l’espace public et le système éducatif (voir notre article « Accord du 8 juillet 2015 –  Du defaut originel de vision à l’Academie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale », Academia, 15 juillet 2015).

Tel que mentionné plus haut, l’on observe de manière tout à fait objective qu’il n’existe aucune étude linguistique, aucune enquête de terrain, aucun livre sur le créole, langue maternelle, qui soit le fait de l’Académie créole depuis sa création prématurée en 2014. Et lorsque l’Akademi kreyòl tente de prendre un chemin qui ne lui est pas familier, celui des sciences du langage, il erre, navigue sans boussole et se noie, notamment dans les eaux pourtant paisibles de la graphie du créole. Ainsi, à propos des rectifications orthographiques proposées par l’Académie du créole haïtien, le linguiste-didacticien Lemète Zéphyr, professeur à la Faculté de linguistique appliquée et à l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti, émet de fortes réserves quant à la résolution de l’AKA sur l’orthographe du créole haïtien. Lemète Zéphyr rappelle que « la majorité des propositions faites par l’Akademi kreyòl ayisyen ne présentent rien de nouveau dans la mesure où elles étaient déjà appliquées dans les pratiques rédactionnelles en créole haïtien des professionnels de niveau avancé. M. Zéphyr, après analyse des différentes dispositions prises par les académiciens haïtiens, a répertorié au moins quatre principales lacunes au sein de la première résolution de l’AKA. Il s’agit selon le linguiste-didacticien de faiblesses stylistiques, sociolinguistiques, logiques et phonologiques. » (« Lemète Zéphyr dénonce les lacunes de la résolution de l’Aka sur l’orthographe du créole », Montray kreyòl, 19 juin 2017.) De son côté, le linguiste Renauld Govain, Doyen de la Faculté de linguistique appliquée, dans son article « Konprann ‘’Premye rezolisyon sou òtograf lang kreyòl ayisyen’’ an » (AlterPresse, 28 juin 2017), analyse les grandes lacunes de cette « Première résolution ». Parmi elles il précise, entre autres, que l’Académie créole confond orthographe, alphabet et graphie : « Rezolisyon an manke jistès nan chwa tèminolojik li yo. Sanble li konfonn òtograf, alfabè, grafi yon pa, epi yon lòt pa, li konpòte tèt li tankou yon trete òtograf, jan nou kapab verifye sa nan dispozisyon 2, 4, 5, 8, 9. » Une Académie qui « confond orthographe, alphabet et graphie » est-elle en mesure de fournir une réflexion linguistique de fond, crédible et rassembleuse, sur le créole langue maternelle ? Rien n’est moins sûr…

Dans notre article intitulé « Corruption, népotisme, futilité, malversations et dérives administratives à l’Akademi kreyòl ayisyen : la société civile doit exiger l’abolition de cet inutile ‘’symbole décoratif’’ » (Fondas kreyòl, 28 août 2024), nous avons exposé le constat que l’Akademi kreyòl ayisyen bénéficie en Haïti et hors du pays d’un « prestige » aussi imaginaire que fictif, de l’ordre de l’illusoire, du factice et du conte des Mille et une nuits… Nous avons souligné le fait que l’AKA bénéficie d’une sorte d’« omertà passive » et d’une « myopie complaisante » à géométrie variable et répétitive –sur le mode du « kase fèy kouvri sa »–, dès lors que, au creux de la pensée critique, l’on entend inscrire au débat public les déclarations et les action de l’AKA. Au bavardeux musée d’une certaine vision de la sociologie haïtienne contemporaine qui collectionne aussi bien des objets perdus que des OVNIs virtuels, toute pensée critique est banalisée, stigmatisée ou diabolisée dès qu’il s’agit de faire le bilan critique documenté de l’AKA. S’il est vrai que cette « myopie complaisante » à géométrie variable et répétitive se donne à voir en Haïti dans d’autres domaines que celui du créole, l’on observe que l’« omertà passive » fonctionne à plein régime en ce qui a trait à l’AKA, le créole étant aveuglément idéalisé sur le registre de l’identité nationale et sur celui, conjoint, du délire identitaire qui essentialise le créole paré de toutes les vertus curatives. Pour certains créolistes et opérateurs culturels, le créole EST l’identité nationale haïtienne, celle-ci ne se définit essentiellement que par rapport au créole. Et en raison de cette vision essentialiste de l’identité nationale haïtienne, celle-ci est par essence monolingue et elle évacue toute autre dimension exprimant la pluralité de l’identité nationale, notamment ses dimensions sociologique, anthropologique, culturelle, historique, etc. Cette vision essentiellement monolingue de l’identité nationale a été critiquée par le romancier et philosophe martiniquais Édouard Glissant dans les termes suivants : « On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres » (voir Lise Gauvin, « L’imaginaire des langues – Entretien avec Édouard Glissant », revue Études françaises, volume 28, numéro 2-3, automne-hiver 1992, « L’Amérique entre les langues »).

C’est encore un romancier, penseur et essayiste martiniquais, Patrick Chamoiseau, qui nous invite à une rigoureuse réflexion dans les termes suivants : « (…) nous n’avons pas à hiérarchiser les langues entre elles, bien au contraire. Nous devons être riches, concrètement ou poétiquement, de toutes les langues du monde. Aucune langue ne peut s’épanouir seule, il lui faut le concert des autres langues qu’elle invoque, qu’elle accueille et respecte. (…) il nous faut abandonner l’imaginaire monolingue des colonialistes, pour tendre vers un imaginaire multi-trans-linguistique, qui n’a rien à voir avec une faculté polyglotte, mais qui tend vers le désir-imaginant de toutes les langues du monde, qu’on les connaisse ou non. Avec un tel imaginaire aucune langue ne saurait être en mesure d’en dominer d’autres, et aucune langue ne serait menacée quelque part sans un élan protecteur planétaire. Cela pose bien des exigences en termes d’éducation et d’action culturelle. En ce qui concerne l’écriture, l’imaginaire multi-trans-linguistique appelle à la maîtrise d’un langage. Le langage est une prise de possession de toute langue : une autorité. Il n’est pas dans la défense ou dans l’illustration d’une langue quelconque, mais dans un processus d’élargissement de chaque mot, de chaque phrase, de chaque sens, de chaque image, pour qu’elles puissent appeler, signaler, invoquer, le possible des autres langues du monde. Le langage brise l’orgueil des langues, leur sacralisation académicienne, pour les ouvrir à leurs insuffisances, à leurs indicibles, au trouble de leur propre déroute, et les forcer à désirer ainsi la présence d’autres langues autour d’elles. L’écrivain irlandais James Joyce disait souvent : « Je suis allé jusqu’au bout de l’anglais ! » Le poète et romancier martiniquais Édouard Glissant affirmait : « J’écris en présence de toutes les langues du monde » (voir l’article « Nous devons être riches de toutes les langues du monde », par Patrick Chamoiseau, Le Courrier de l’UNESCO, 20 juin 2024). [Le souligné en italiques et gras est de RBO]

L’Akademi kreyòl ayisyen ou la répétition rituelle des discours-gadgets loin du moindre résultat mesurable quant à l’aménagement du créole en Haïti

Il est symptomatique et hautement significatif que l’Akademi kreyòl n’ait produit, de 2015 à 2024, aucun bilan public de l’action menées selon le « Pwotokòl akò ant ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (Menfp) ak Akademi kreyòl ayisyen (Aka)… Les enseignants haïtiens, les directeurs d’écoles et tous ceux qui oeuvrent à l’aménagement du créole dans le système éducatif national ont constaté que cet accord bidon, bricolé sous les auspices de la « vedette médiatique » du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, Nesmy Manigat lorsqu’il était ministre de l’Éducation nationale, n’a produit aucun résultat mesurable et fiable. Le paradoxe est que l’Akademi kreyòl elle-même a fait le constat de l’échec total de cet « accord majeur », mais elle s’est révélée incapable d’en analyser les causes véritables et d’en tirer publiquement d’utiles leçons.

L’objectif principal de cet accord, tel que mentionné plus haut, est ainsi libellé : « Atik 1. Dokiman sa a se yon Pwotokòl akò ki angaje ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (MENFP)  ak Akademi kreyòl ayisyen an (AKA)  sou fason pou yo kalobore pou pèmèt lang kreyòl la sèvi nan tout nivo anndan sistèm edikatif ayisyen an ak nan administrasyon MENFP. » À bien comprendre cet objectif, on constate qu’il y a une grande confusion entre la nature déclarative de l’Académie créole et ses prétentions exécutives : il s’agit de « permettre » l’utilisation de la langue créole à tous les niveaux du système éducatif et dans l’administration du ministère de l’Éducation –et non pas de rendre son usage obligatoire et d’encadrer pareil usage au plan didactique et juridique. La mesure annoncée n’est nullement contraignante ni mesurable, aucun règlement d’application n’ayant prévu les mécanismes de sa mise en œuvre pour laquelle d’ailleurs l’Académie créole n’a aucune ressource professionnelle permanente et de haute qualité, aucune infrastructure logistique destinée à en asseoir la mise en oeuvre et à en mesurer l’effectivité. Manifestement il s’est agi d’un accord cosmétique qui n’a produit aucun résultat mesurable attesté par un bilan public de 2015 à 2024. Plus tard, réveillée ponctuellement de son habituelle sieste, l’Akademi kreyòl a procédé à un tir groupé, « piman bouk », contre le ministère de l’Éducation nationale devenu son ennemi public numéro un : « Leurs flèches se sont aussi dirigées contre le ministère de l’Éducation nationale. Le problème linguistique en milieu scolaire, en abordant ce point avec un peu d’énervement, les académiciens estiment que le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) méprise et néglige l’apprentissage dans la langue créole. Pour eux, le MENFP devrait prendre des mesures adéquates pour que l’apprentissage soit effectif dans la langue maternelle » (voir l’article « L’Académie du créole haïtien réclame le support de l’État », Le Nouvelliste, 1er mars 2018). La ficelle est grosse, on l’aura constaté, et le « verdict » de l’AKA est affabulatoire et volontairement myope : seul le ministère de l’Éducation nationale « méprise et néglige l’apprentissage dans la langue créole » alors même que ce sont les deux institutions qui, à titre de partenaires institutionnels, ont signé le « Pwotokòl akò ant ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (Menfp) ak Akademi kreyòl ayisyen (Aka) de 2015…

Un article paru dans le Nouvelliste du 15 octobre 2024 expose une fois de plus la répétition rituelle des discours-gadgets de l’Akademi kreyòl.  Répondant aux questions d’une entrevue réalisée dans le cadre de la célébration du Mois du créole, Jean Grégory Calixte, secrétaire général de l’Akademi kreyòl, ritournelle, toupille et psalmodie les sourates suivantes :

« Mwen ta renmen di otorite peyi m, nan moman Akademi kreyὸl ayisyen ap fete mwa lang kreyὸl la, nan peryὸd sa a, yo gen okazyon pou yo fè yon seri jès ki pou moutre kouman yo atache ak lang kreyὸl ansanm ak kilti kreyὸl la, nan pran pozisyon piblik anfavè itilizasyon lang kreyὸl la kὸm premye lang nan : lajistis, administrasyon, piblikasyon desizyon Egzekitf la (arete yo ak divès nὸt yo nan lang kreyὸl ayisyen an). Mwen ta mande otorite peyi m pou yo degaje yo kou mèt Janjak pou lang kreyὸl ayisyen an tounen lang travay nan 2 ὸganizasyon rejyonal sa yo : CARICOM ak OEA. Menm jan nou te goumen pou lang franse vin tounen lang travay nan OEA a. Mwen ta kontinye pou m di otorite nan peyi m pou yo pran itilizasyon lang kreyὸl ayisyen an nan sistèm edikasyon ayisyen ak anpil seryezite. Jan y ap fè ansèyman lang nan pa pèmèt ti elèv ayisyen metrize okenn lang ; se yon kesyon ki gen pou wè ak koze efikasite sistèm edikasyon an menm.

(…)

Epi mwen ta renmen di yo : fè yon sakrifis pou yo bay Akademi kreyὸl Ayisyen an yon bidjè konsekan pou li travay. Akademisyen kreyὸl pa touche, yo gen bon volonte pou yo travay pou devlopman ak prestij lang kreyὸl ayisyen an pou yo pèmèt peyi Ayiti jwe wὸl li kὸm lidè kreyὸlofoni an. Akademi an bezwen mwayen pou li travay pou nou gen yon veritab anviwὸnman lekti ak ekriti kreyὸl, yon manyè pou ayisyen viv nan lang kreyὸl ayisyen an pi byen » (voir l’article « Nan oktòb mwa kreyòl, twa kesyon pou akademisyen Jean Grégory Calixte », Le Nouvelliste, 15 octobre 2024).

À lire attentivement le propos du secrétaire général de l’Akademi kreyòl, l’on observe qu’il s’agit là de « la complainte du manchot » doublée de celle du quémandeur myope face à l’État providenceà qui il mendie un « sakrifis » en lui disant, « tanpri souple », « fè yon sakrifis pou yo bay Akademi kreyὸl Ayisyen an yon bidjè konsekan pou li travay. Akademisyen kreyὸl pa touche (…) »…

Le propos du secrétaire général de l’Akademi kreyòl est symptomatique et hautement significatif d’une micro-structure, l’AKA, tétanisée par son impuissance et son inutilité et réduite à implorer l’État à coup de « tanpri souple », « fè yon seri jès (…) pran pozisyon piblik anfavè itilizasyon lang kreyὸl la kὸm premye lang nan : lajistis, administrasyon, piblikasyon desizyon Egzekitf la (arete yo ak divès nὸt yo nan lang kreyὸl ayisyen an). Cet aveu de solitude, d’impuissance et d’inutilité de l’Akademi kreyòl tranche singulièrement d’avec le triomphalisme affabulatoire repérable dans le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » consigné sur le site officiel de l’AKA quant à son présumé leadership et à son virtuel et imaginaire rôle-phare de « référence » nationale et internationale pour le créole… Alors même que l’article 5 de la « Loi portant création de l’Académie du créole haïtien » (Le Moniteur, 7 avril 2014) stipule que « Akademi Kreyòl Ayisyen an se referans pou lang kreyòl la nan peyi dAyiti, kit nan pale, kit nan ekri, nan enstitisyon leta kou prive », l’actuel secrétaire général de l’AKA tourne le dos à sa charte constitutive et enferme cette micro-structure dans la posture et l’imposture du manchot quémandeur adressant une supplique, une faveur « existentielle » consistant à implorer « yon seri jès » de la part de l’État… Alors même que l’AKA a frauduleusement tenté ces dernières années de s’arroger les prérogatives d’une institution d’aménagement linguistique –ce qui n’est nullement prévu dans la « Loi portant création de l’Académie du créole haïtien »–, le propos de son secrétaire général place l’AKA dans un rapport de mendicité et de subordination à l’actuel pouvoir politique détenu par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. Cette posture/imposture est d’une extrême gravité : elle est l’expression d’une rachitique « pensée linguistique », elle donne lieu à une systémique et déficiente vision stratégique et à un sous-dimensionnement des chétifs programmes de l’AKA (voir nos articles « Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible », Le National, 5 avril 2019 ; « Bilan quinquennal truqué à l’Académie du créole haïtien », Rezonòdwès, 9 décembre 2019 ; « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) », Le National, 18 janvier 2022). Le caractère essentiellement rachitique, catéchétique et pavlovien de la « pensée linguistique » de l’Akademi kreyòl ne lui permet pas de proposer la moindre perspective crédible d’aménagement du créole à l’État haïtien et à la société civile. Il faut une fois de plus prendre toute la mesure que le caractère essentiellement rachitique, catéchétique et pavlovien de la « pensée linguistique » de l’Akademi kreyòl ne lui a pas permis, de 2014 à 2024, de faire la moindre proposition et de diffuser le moindre document dans les domaines-clé de la créolistique… Ainsi, l’on cherchera en vain, sur le site officiel de l’Akademi kreyòl, des références à des études publiées au nom de cette micro-structure qui n’a produit, de 2014 à 2024, aucun article scientifique, aucun ouvrage de référence dans l’un des domaines de recherche et d’intervention sur le créole haïtien (syntaxe, phonologie, morphologie, sémantique, lexicologe créole et lexicographie créole, dictionnairique, jurilinguistique, démolinguistique, didactique et didactisation du créole). Dans les domaines didactique et pédagogique, l’Académie créole n’a produit aucun document scientifique de référence utile à l’aménagement du créole dans l’École haïtienne, elle n’a pas non plus élaboré le moindre document connu du public et qui pourrait justifier sa prétention à un quelconque rôle-phare de « référence » nationale pour le créole. 

À l’opposé de l’échec multifacette de l’Akademi kreyòl ayisyen qui, entre le rêve d’exister et l’allégorie d’un greffon avorté, s’emmure et s’enferre dans l’étroite lucarne des slogans lunaires et des rituels annuels sans lendemain, des travaux de grande qualité scientifique ont été élaborés en amont puis à la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, y compris dans ses deux laboratoires de recherche, le LangSÉ (laboratoire « Langue, société, éducation »), dirigé par le linguiste Renauld Govain, et le GRESKA (Gwoup rechèch sou sans kreyòl ayisyen), dirigé par le linguiste Molès Paul. Le GRESKA publiera sous peu, en Haïti et au Canada, un livre collectif de référence, « La construction du sens dans les textes musicaux en créole haitien ».

Les références suivantes consignent les titres des articles et des livres publiés par des enseignants-chercheurs de la Faculté de linguistique appliquée ou ayant collaboré avec elle. Cette liste n’est pas exhaustive, elle est fournie pour illustrer la qualité et la variété de la démarche scientifique entreprise au sein de ou dans l’environnement de la Faculté de linguistique appliquée, la seule institution nationale haïtienne entièrement dédiée aux deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français. L’on observe que les ouvrages et articles de cette liste qui ont été publiés entre 2014 et 2024, n’ont aucun rapport avec le mandat ou l’action de l’Akademi kreyòl ayisyen et ils n’ont pas non plus été élaborés avec le support de l’AKA. Et dans le cas des ouvrages élaborés par des éditeurs de manuels scolaires (C3 Éditions, Éditions Henri Deschamps, Éditions Zémès, Éditions Pédagogie nouvelle, Éditions Canapé Vert), nous n’avons trouvé nulle trace d’un quelconque support de l’AKA sur les registres de la didactique créole ou de la lexicographie créole.

–1– PRADEL POMPILUS

« Lexique créole-français », Université de Paris, 1958 ; « Lexique du patois créole d’Haïti, Paris : SNE, 1961 ; « La langue française en Haïti » (thèse de doctorat en linguistique, Université de Paris, Institut des hautes études de l’Amérique latine, 1961 ; Port-au-Prince, Éditions Fardin, 1981) ; « Contribution à l’étude comparée du créole et du français à partir du créole haïtien », vol 1 : « Phonologie et lexique », Port-au-Prince, Éditions Caraïbes, 1973 ; vol 2 : « Morphologie et syntaxe », Port-au-Prince, Éditions Caraïbes, 1976 ; « Manuel d’initiation à l’étude du créole », Port-au-Prince, Impressions magiques, 1983 ; « Approche du français fondamental d’Haïti, le vocabulaire de la presse haïtienne contemporaine », Port-au-Prince, Faculté de linguistique appliquée, Université d’État d’Haïti, 1983 ; « Le problème linguistique haïtien », Port-au-Prince, Éditions Fardin, 1985.

–2– PIERRE VERNET ET HENRY TOURNEUX

« Ti diksyonè kreyòl-franse », Éditions caraïbes, 1976.

–3–ERNST MIRVILLE

« Éléments de lexicographie bilingue : lexique créole-français », Biltin Institi lingistik apliké, 1979.

–4— HENRY TOURNEUX

« Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité », CNRS/

Cahiers du Lacito, 1986.

–5— PIERRE VERNET, BRYAN C. FREEMAN

« Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen », Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 1988.

–6— PIERRE VERNET, BRYAN C. FREEMAN

« Dictionnaire préliminaire des fréquences de la langue créole haïtienne », Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 1989.

–7– BRYAN C. FREEMAN

« Dictionnaire inverse de la langue créole haïtienne / Diksyonè lanvè lang kreyòl ayisyen », Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 1989.

–8– PIERRE VERNET ET HENRY TOURNEUX

« Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl », Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, 2001.

–9—LEMÈTE ZÉPHYR

« Kondisyon ki nesesè pou edikasyon fèt an kreyòl ann Ayiti », dans « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol (coord.), Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021.

–10– LEMÈTE ZÉPHYR

« Aménagement linguistique et réussite scolaire en contexte plurilingue : regard sur le cas d’Haïti », dans « La francophonie haïtienne et la francophonie internationale » : apport d’Haïti et du français haïtien », par Renauld Govain (dir.), Jebca Éditions, 2021.

–11– LEMÈTE ZÉPHYR

« Kritè fòmèl pou n kole mo, dekole mo », dans « Le créole haïtien : description et analyse », par Renauld Govain, L’Harmattan, 2017.

–12– LEMÈTE ZÉPHYR

« Èske yon akademi se yon kondisyon pou gen pwodiksyon syantifik nan tèl lang », dans « Akademi kreyòl ayisyen : ki pwoblèm ? Ki avantaj ? Ki defi ? Ki avni », par par Renauld Govain (dir.), les Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2013.

–13– LEMÈTE ZÉPHYR

« Les facteurs de blocage à la communication dans les cours de français et 9e année fondamentale / Diagnostic et stratégies de remédiation », Jebca Éditions, 2022.

 –14—RENAULD GOVAIN

« La question linguistique haïtienne : histoire, usages et description », thèse en vue de l’« Habilitation à diriger des recherches » (HDR) en sciences du langage, Université Paris VIII, 2022.

 –15—RENAULD GOVAIN

« Plurilinguisme, pratique du français et appropriation de connaissances en contexte universitaire en Haïti ». Thèse de doctorat, Université Paris VIII, 2009.

 –16—RENAULD GOVAIN

« Enseignement du créole à l’école en Haïti : entre pratiques didactiques, contextes linguistiques et réalités de terrain », in Frédéric Anciaux, Thomas Forissier et Lambert-Félix : voir Prudent (dir.), Contextualisations didactiques. Approches théoriques, Paris, L’Harmattan, 2013.

 –17—RENAULD GOVAIN

« L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », revue Contextes et didactiques, 4, 2014.

 –18—RENAULD GOVAIN

« Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol ». Paris, Éditions L’Harmattan, 2014.

 –19—RENAULD GOVAIN

« Le parler bolith : histoire et description ». Jebca Éditions, 2017.

 –19—RENAULD GOVAIN

(Sous la direction de). « Le créole haïtien : description et analyse ». Paris, Éditions L’Harmattan, 2018.

 –20—RENAULD GOVAIN

« Le français haïtien et le ‘’français commun’’ : normes, regards, représentations », revue Altre Modernità / Autres modernités, Università degli Studi di Milano, Italie, 2020.

–21—RENAULD GOVAIN

« Enseignement/apprentissage formel du créole à l’école en Haïti : un parcours à construire », revue Kreolistika, mars 2021.

–22—RENAULD GOVAIN

(Sous la direction de). « La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien ». JEBCA Éditions, 2021.

–23—RENAULD GOVAIN

« Pour une didactique du créole langue maternelle », paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021.

–24—FORTENEL THÉLUSMA

« Le créole haïtien dans la tourmente / Faits probants, analyse et perspectives », C3 Éditions, 2018.

–25– FORTENEL THÉLUSMA

« La problématique de l’enseignement bilingue créole-français en Haïti : défis et perspectives », Madinin’Art, 19 janvier 2024.

–26– FORTENEL THÉLUSMA

« Analyse d’un échantillon de chansons créoles de la musique haïtienne », Fondas kreyòl, 7 septembre 2023.

–27– FORTENEL THÉLUSMA

« Propositions pour un enseignement-apprentissage efficace du français langue seconde en Haïti », Médiapart, 21 septembre 2021.

–28– FORTENEL THÉLUSMA

« L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions », C3 Éditions, 2016.

–29– FORTENEL THÉLUSMA

« Éléments didactiques du créole et du français : le cas de la prédication nominale, des verbes pronominaux et du conditionnel » (2009), Éditions des Antilles, 2009.

–30– FORTENEL THÉLUSMA

« L’enseignement-apprentissage du créole en Haïti : analyse du projet didactique dans les documents et programmes officiels du ministère de l’Éducation nationale », paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021.

–31—MOLES PAUL, DORCÉ FRANCKLYN & PETIT-FRÈRE JEAN ODELIN (2022)

« Pou yon lengwistik ayisyen », revue Rechèch etid kreyòl 1, « Òtograf kreyòl : istwa, evolisyon, kesyònman. Fokis sou kreyòl ayisyen an », dirigé Par Renauld Govain.

–32—MOLES PAUL & DORCÉ FRANKLYN (2022)

« Pour une étude sémantique des phrasèmes en créole haïtien ». Revue Kreolistika 2, « Rationnalités et imaginaires créoles : pratique , expression, usage», publiée par le CRILLASH, Université des Antilles.

–33—MOLES PAUL

« Les modalités du futur en créole haïtien ». Dans « Le créole haïtien dans les études créoles », dirigé par Renauld Govain. Montpellier : PULM, 2021.

–34—MOLES PAUL

(En collaboration avec Herby Glaude et Anne Zribi-Hertz), « Countability and number in a language without number inflection : evidence from Haitian Creole ». Dans Oxford Handbook of Grammatical Number », dirigé par Jenny Doetjes & Patricia Cabredo Hofherr. Oxford : Oxford University Press, 2021.

–35—MOLES PAUL

« Valeur future des modaux en créole haïtien ». Dans Temps et langage, Cahiers Linguatek, no 7 et 8, Performantica, 2020.

–36—MOLES PAUL & COPLEY BRIDGET

« Future particles in Haitian Creole ». Chicago Linguistics Society 55, Chicago : United States, 2019.

–37—MOLES PAUL

(En collaboration avec Anne Zribi-Hertz et Loïc Jean-Louis), « Left-Adjoined Bi-valent Predicates in two Caribbean French-based Creoles : Martinican and Haitian ». Revista Letras, Curitiba, no 99, 2019.

–38—MOLES PAUL

« Les valeurs sémantiques et pragmatiques de l’expression « tèt chaje » en créole haïtien ». Dans « Le créole haïtien, description et analyse », dirigé par Renauld Govain. Paris : Éditions l’Harmattan, 2017.

–39—MOLES PAUL

« Pour une étude de la polysémie en créole haïtien ». Dans DOKREIS, revue haïtienne des cultures créoles, Vwayaj, no 1, Port-au-Prince : Éditions des vagues, 2017.

La Constitution haïtienne de 1987 est au fondement de la future politique linguistique de l’État haïtien : le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques

Il est attesté qu’en dépit des grandes qualités des études de terrain réalisées entre 1958 et 2024, en dépit des apports et des acquis analytiques divers mis en lumière dans les études que nous avons citées, l’usage dominant du français ainsi que la minorisation institutionnelle du créole couplée à son invisibilisation institutionnelle constituent encore, pour une large part, des facteurs structurels de blocage de la résolution des problèmes linguistiques d’Haïti tant à l’échelle du pays tout entier qu’à l’échelle du système éducatif haïtien. Sur ce double registre et au creux des mécanismes d’exercice du pouvoir politique en Haïti, l’on constate également que les réponses apportées jusqu’ici par l’État haïtien –tributaire d’un lourd déficit de leadership politique en matière d’aménagement linguistique–, sont encore faibles, partielles ou incomplètes, parfois démagogiques et inconstitutionnelles. Sur ce double registre l’on constate également que l’« idéologie linguistique haïtienne » est encore prégnante dans le corps social haïtien et qu’elle est véhiculée principalement par les promoteurs d’un monolinguisme créole sectaire et dogmatique qui tourne le dos à la Constitution de 1987. L’ignorance choisie et/ou le déni de toute vision constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti constituent le lien et le liant communs au « monolinguisme de la surdité historique » et à l’« unilatéralisme créolophile » qui sont au fondement des différentes variantes idéologiques et identitaires du « populisme linguistique » (voir notre article « L’aménagement du créole piégé par le « populisme linguistique » des créolistes fondamentalistes », Médiapart, 28 février 2024).

Le « populisme linguistique » constitue une vision réductionniste des faits de langue et il se caractérise principalement par (1) la négation de l’historicité du patrimoine linguistique historique bilingue français-créole d’Haïti, (2) par le rejet partiel de l’article 5 et le rejet total de l’article 40 de la Constitution de 1987 qui aboutissent à (3) la promotion inconstitutionnelle et exclusive du monolinguisme créole. Le « populisme linguistique » se caractérise également par la défense de l’idée frauduleuse de la « guerre des langues » en Haïti couplée à la promotion d’une « fatwa » contre la prétendue « langue du colon », le français, stigmatisée au titre d’une « gwojemoni neyokolonyal » sur les réseaux sociaux et au MIT Haiti Initiative (voir notre article « L’aménagement du créole piégé par le « populisme linguistique » des créolistes fondamentalistes », Médiapart, 28 février 2024). Il y a lieu de rappeler que le « populisme linguistique » a été promu ces onze dernières années au rang de « vision » et de « méthode » de gouvernance au ministère de l’Éducation nationale, notamment dans l’erratique saga du LIV INIK AN KREYÒL et dans l’inconstitutionnelle décision de ne financer que les livres scolaires rédigés en créole (voir notre article « L’aménagement du créole dans l’École haïtienne durant le mandat de Nesmy Manigat à l’Éducation nationale : radiographie d’un bavardeux naufrage », Rezonòdwès, 10 juillet 2024).

Sur le registre de la subjectivité idéologique, le « populisme linguistique » exprime tantôt une vision racialiste-noiriste de la question linguistique haïtienne (Jean Casimir), tantôt un amalgame indigéniste-néoduvaliériste de l’« identité » haïtienne (Jean-Robert Placide et la Sosyete Koukouy), tantôt une forclusion essentialiste du créole lui-même (l’Akademi kreyòl ayisyen) : voir nos articles « Jean Casimir ou les dérives d’une vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne » (Le National, 21 mars 2023), « Le livre « Ayisyanite ak kreyolite » ressuscite-t-il l’indigénisme racialiste duvaliérien sous les habits artificieux du « nouvo endijenis an evolisyon » ?, (Rezonòdwès, 23 mars 2024) et « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022), (Le National, 18 janvier 2022). Le « populisme linguistique » se caractérise aussi par la récitation itérative des sourates d’un bréviaire dans lequel sont abolis les droits linguistiques des locuteurs haïtiens ainsi que le partenariat linguistique créole-français fondé sur les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987.

NOTE / Sur la notion de populisme et de « populisme linguistique », voir les contributions de Patrick Charaudeau, professeur émérite de l’Université Sorbonne Paris-Nord, spécialiste de l’analyse du discours politique, chercheur au laboratoire Communication et politique rattaché au CNRS–Cerlis, Université de Paris : « Réflexions pour l’analyse du discours populiste », revue Mots. Les langages du politique, n°97, 2011 ; « Le discours populiste, un brouillage des enjeux politiques » (Éditions Lambert-Lucas, 2022). Voir aussi Ulrike Klinger et Karolina Koc-Michalska, « Le populisme comme phénomène de communication : une comparaison transversale et longitudinale des campagnes politiques sur Facebook », revue Mots. Les langages du politique. Voir également Pierre-André Taguieff , « L’illusion populiste. Essai sur les démagogies de l’âge démocratique », Paris, Flammarion, 2007 [2002] ; Marie-Anne Paveau, « Populisme : itinéraires discursifs d’un mot voyageur », revue Critique, n°776-777, 2012, p. 75-84 ; Pierre Rosanvallon, « Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique », Paris, Seuil, 2020 ; Stefano Vicari, « De quelques représentations linguistiques ordinaires de ‘’populisme’’ dans la presse française et italienne : une analyse contrastive », paru dans Carmen Marimón Llorca, Wim Remysen & Fabio Rossi (dir.), « Les idéologies linguistiques : débats, purismes et stratégies discursives », Berlin, Peter Lang, 2021 ; Gattiglia Modena et Stefano Vicari, « Discours populistes et sur le populisme : entre auto- et hétéro-désignations », revue Espaces linguistiques, (2024 / 7). 

Dans plusieurs articles que nous avons publiés ces dernières années et dans notre livre « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011), nous avons exposé la perspective rassembleuse et constitutionnelle du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti. Cette vision est conforme au caractère bilingue français-créole de notre patrimoine linguistique historique et elle découle du « Préambule », des articles 5 et 40 de la Constitution de 1987.

L’équité des droits linguistiques est la reconnaissance formelle et de fait du droit à la langue pour tous les Haïtiens. Elle est la reconnaissance du droit, dans tous les contextes, à la jouissance et à l’usage de la langue maternelle qui unit tous les Haïtiens, le créole. Elle est la reconnaissance du droit de tous les citoyens d’accéder, par une scolarisation de qualité, aux deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français.

Le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti s’apparie en toute rigueur aux préconisations de l’UNESCO et de l’UNICEF quant à l’enseignement dans et par la langue maternelle. Ainsi, le Centre for applied linguistics (2004) reprend un rapport de l’UNICEF de 1999 qui concorde avec les études de l’UNESCO : « De nombreuses recherches montrent que les élèves apprennent plus vite à lire et à acquérir de nouvelles connaissances lorsqu’ils ont reçu un premier enseignement dans leur langue maternelle. Ils apprennent également plus rapidement une seconde langue que ceux qui ont d’abord appris à lire dans une langue qui ne leur était pas familière (UNICEF 1999 : 41). Dans sa publication de 2003, « L’éducation dans un monde multilingue », l’UNESCO réitère ses idées de 1953 et affirme que pratiquement toutes les recherches depuis 1953 ont confirmé les principes précédents qui défendaient les programmes d’enseignement dans la langue maternelle. Le rapport de 2003 défend vigoureusement l’utilisation de la langue maternelle dans l’enseignement primaire ».

La perspective rassembleuse et constitutionnelle du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » s’apparie à celle du partenariat entre les langues. La perspective du partenariat entre les langues est défendue depuis un certain nombre d’années par des sociolinguistes, des didacticiens et des linguistes spécialistes de l’aménagement linguistique. Cette perspective a fait l’objet de plusieurs publications spécialisées. Le lecteur curieux consultera, entre autres, l’étude de Colette Noyau de l’Université Paris X Nanterre, « Le partenariat entre les langues : mise en place d’une notion d’aménagement linguistique » (researchgate.net, janvier 2007), ainsi que celle de Jean-Marie Klinkenberg, de l’Université de Liège, « Que peut être un partenariat entre langues ? L’exemple des langues romanes » (researchgate.net, janvier 2015), et celle de Raphael Berthele, de l’Université de Fribourg, « La langue partenaire : régimes politico‐linguistiques, conceptualisations et conséquences linguistiques » (doc.rero.ch, 2015). Le lecteur curieux pourra également consulter l’article de Farid Benramdane, « Quand dire, c’est être… Des langues et du partenariat linguistique : le cas du Maghreb » paru dans Les cahiers de l’Orient 2011/3 (N° 103).

Du point de vue de l’aménagement linguistique, le partenariat entre les langues est défini comme étant le dispositif par lequel l’État intervient dans un contexte de langues en contact pour en préciser les champs de cohabitation, de complémentarité, de coopération fonctionnelle et d’enrichissement mutuel. Le partenariat entre les langues est donc un dispositif institutionnel, un processus par lequel l’État définit le statut et le rôle des langues en présence dans un territoire donné et fixe les paramètres de sa politique linguistique dans les relations avec ses administrés, dans l’Administration publique et dans le champ éducatif. La plupart des chercheurs en aménagement linguistique posent, de façon cohérente, que le partenariat linguistique est un instrument d’intervention ordonnée de l’État dans la vie des langues, et cette intervention est destinée à insuffler une nouvelle dynamique entre les langues en contact visant l’atteinte des objectifs de la politique linguistique d’État.

La notion de partenariat entre les langues met en œuvre celle de langues partenaires. Une langue est dite partenaire lorsque l’État, établissant le dispositif de partenariat linguistique entre plusieurs langues, entend fixer le cadre de leur cohabitation, de leur complémentarité, de leur coopération fonctionnelle et de leur enrichissement mutuel. Il y a quelques années, la notion de langue partenaire a fait l’objet du colloque Opale 2014 des Organismes francophones de politique et d’aménagement linguistique : « Le concept de « langue partenaire » et ses conséquences pour une politique intégrée du français » (Champéry, Suisse, 6-7 novembre 2014). Ce colloque avait pour mission « d’explorer la notion de langue partenaire, de clarifier les sens qu’elle peut prendre dans différents contextes, et de formuler un ensemble cohérent de propositions concernant le « partenariat » dans le cadre d’une approche intégrée à la protection et à la promotion du français ». Dans le cas d’Haïti il ne s’agit pas de « la protection et [de] la promotion du français » ; il est plutôt question de voir en quoi devra consister le dispositif de partenariat égalitaire entre le créole et le français. Car « Pour être efficace, une politique linguistique doit « (…) clarifier les conditions d’une complémentarité harmonieuse entre les diverses langues sur un espace donné et dans les différents domaines où l’on constate leur présence » (colloque Opale 2014, ibidem). 

En aménagement linguistique, la notion de langues partenaires prend rigoureusement en compte la réalité qu’il n’existe pas de langues « supérieures » ni de langues « inférieures » ; les langues sont égales entres elles de fait et de droit. Par contre, dans le cas de langues en contact, il peut y avoir un usage différencié entre les locuteurs et au sein même des institutions : en Haïti, la minorisation institutionnelle du créole fait face à l’usage institutionnel dominant du français. C’est précisément ce type de dysfonctionnement linguistique qu’un futur partenariat novateur entre le créole et le français est appelé à corriger durablement. Le partenariat créole-français puise son fondement jurilinguistique dans la co-officialité du créole et du français inscrite à l’article 5 de la Constitution de 1987. En établissant la co-officialité du créole et du français dans la Constitution de 1987, les constituants ont explicitement reconnu le caractère bilingue de notre patrimoine linguistique national, fournissant ainsi le cadre jurilinguistique du partenariat entre le créole et le français. Il y a lieu ici de rappeler que les constituants de 1987 ont tracé la voie du bilinguisme institutionnel qu’ils ont appelé de leurs vœux en rédigeant tous les articles de la Constitution de 1987, de manière simultanée, en créole et en français. L’idée du partenariat entre le créole et le français n’est pas nouvelle en Haïti. Elle a été abordée en 2012 par le linguiste Renauld Govain dans une communication faite à l’AUF sous le titre « Bilinguisme créole-français : pour un partenariat linguistique au service de l’éducation ».

Il s’agira pour l’État haïtien, dans le cadre de l’énoncé de la politique linguistique nationale qu’il est appelé à élaborer et à mettre en œuvre, de fixer le dispositif de partenariat linguistique entre nos deux langues officielles. Ce dispositif consignera le statut et le rôle de chacune des deux langues selon l’exigence de la parité statutaire entre le créole et le français. Il accordera une place prioritaire à l’aménagement du créole dans le système éducatif national et dans l’Administration publique. En ce qui a trait au système éducatif national, il s’agira d’élaborer et de mettre en œuvre une véritable politique linguistique éducative fondée sur les droits linguistiques. Le dispositif de partenariat linguistique entre nos deux langues officielles devra aussi fixer les paramètres d’une didactique compétente du créole, d’une didactique renouvelée du français ainsi que de la didactique convergente créole-français (voir là-dessus Darline Cothière, « Pour une pédagogie convergente dans un nouvel aménagement des pratiques didactiques » paru dans Berrouët-Oriol et al., « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions », Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011 ; voir aussi le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021). Ce dispositif consignera les données descriptives à explorer de chacune des langues pour mieux situer les perspectives didactiques à mettre en œuvre dans le domaine éducatif. Il fixera en amont un nouveau paradigme de convivialité entre nos deux langues officielles, la « convergence linguistique », et établira le cadre d’une campagne nationale de sensibilisation au partenariat entre le créole et le français sous l’angle des droits linguistiques de l’ensemble de la population : le droit à la langue (le droit à la possession/appropriation des deux langues de notre patrimoine linguistique national, conformément à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996) et le droit à la langue maternelle créole dans l’Administration publique et dans le système éducatif national.

À travers le monde, il existe différentes formes de bilinguisme dans les États et territoires où coexistent plusieurs langues ou dans lesquels les États l’ont formellement institué en vue d’atteindre des objectifs sociétaux. Au plan individuel, le bilinguisme est la capacité d’un individu d’alterner entre deux langues selon les besoins de la communication. Le bilinguisme est aussi l’« Ensemble des dispositions officielles qui assurent ou tendent à assurer à chacune des langues parlées dans le pays un statut officiel » (OrthoLang, Centre national de ressources textuelles et lexicales, CNRS, France). Dans la documentation courante traitant du bilinguisme, il est question de bilinguisme précoce, de bilinguisme simultané, de bilinguisme consécutif (ou successif), de bilinguisme additif et de bilinguisme soustractif. Par extension, lorsqu’il s’applique à un territoire, le bilinguisme est la coexistence de deux langues officielles dans un même État. On parle alors de bilinguisme territorial ou de bilinguisme institutionnel ou étatique. Dans le champ des études sur le bilinguisme précoce, Claude Hagège, linguiste et professeur au Collège de France, apporte des réponses fort éclairantes dans son ouvrage « L’enfant aux deux langues » (Éditions Odile Jacob, Paris, 1996). Il signe par ce livre un plaidoyer en faveur du développement langagier bilingue dès le plus jeune âge de l’enfant (voir aussi Marie Hanotel-Outin, Faculté des arts, lettres, langues et sciences humaines, Université d’Aix-en-Provence : « Les différents aspects du bilinguisme », 2015).