La corruption dans le système éducatif national d’Haïti

Le ministre Antoine Augustin dépose une demande d’audit financier et administratif à la CSCCA

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

Dans le secteur scolaire en Haïti, la nouvelle a eu l’effet d’un tsunami : le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Antoine AUGUSTIN, a officiellement déposé le 9 octobre 2024 une demande d’audit financier et administratif auprès de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA). Antoine AUGUSTIN enjoint la CSCCA d’accorder « une suite urgente à cette requête » et précise que l’audit devra être effectué « au niveau du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle ainsi que dans les directions techniquement déconcentrées et autonomes suivantes :

  • Le Programme national de cantine scolaire (PNCS)

  • L’Unité de coordination et de programmation (UCP)

  • La Secrétairerie d’État à l’alphabétisation (SEA)

  • La Commission nationale haïtienne de coopération avec l’UNESCO (CNHCU)

  • L’École nationale de géologie appliquée (ENGA)

  • L’Institut national de formation professionnelle (INFP)

  • L’Office national de partenariat en éducation (ONAPE)

  • L’École nationale supérieure de technologie (ENST)

  • Le Fonds national de l’éducation (FNE) ».

Le présent article, assorti de références documentaires pertinentes, fournit au lecteur un éclairage analytique lui permettant de situer adéquatement le contexte et les enjeux de la requête du ministre de l’Éducation nationale. Il sera mis en lumière, d’une part, que la demande du ministre de l’Éducation nationale est fondée au plan juridique et administratif. D’autre part, il sera également mis en lumière que la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif dispose des provisions légales nécessaires pour effectuer tout audit administratif et financier requis dans l’Administration publique haïtienne.

Il est utile de préciser que la requête du ministre de l’Éducation nationale a été déposée dans le contexte politique où le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, ces onze dernières années, a lourdement vassalisé et/ou démantibulé les principales institutions régaliennes du pays. Pareille vassalisation/démantibulation de nos institutions se donne à voir dans un environnement où la criminalisation/gangstérisation du pouvoir d’État mise en œuvre par le PHTK a atteint son plus haut niveau de structuration et d’efficience bien que l’État haïtien, en réponse aux luttes menées par la société civile, s’est doté au fil des ans d’instruments légaux de lutte contre la corruption, notamment l’Unité de lutte contre la corruption, l’ULCC, et l’UCREF (l’Unité centrale de renseignements financiers. L’on observe que la criminalisation/gangstérisation du pouvoir d’État à des fins de captation frauduleuse et à grande échelle des ressources financières du pays constitue l’une des caractéristiques majeures du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste dirigé par les auto-proclamés « bandits légaux » (sur la réalité et l’action des « bandits légaux », voir le remarquable article de Jhon Picard Byron, enseignant-chercheur à Université d’État d’Haïti », « Haïti : comment sortir de la terreur criminelle et aveugle instaurée par les “bandits légaux” ? », AlterPresse, 29 août 2022).

La demande d’audit administratif et financier du ministre de l’Éducation nationale auprès de la CSCCA est fondée au plan juridique et administratif

Le Moniteur, journal officiel de la République d’Haïti, consigne en différentes livraisons les lois et les décrets qui sont au fondement de la personnalité juridique des structures administratives connues dans l’Administration publique haïtienne sous l’appellation d’organismes déconcentrés ou d’organismes autonomes. Placés sous la tutelle d’un Ministère et jouissant de l’autonomie administrative et financière, les organismes autonomes sont regroupés en deux catégories : (1) ceux à caractère administratif, culturel ou scientifique chargés d’une mission de service public ; (2) ceux à caractère financier, commercial ou industriel qui, en fonction de la nature de leurs activités, peuvent être des entreprises publiques ou des entreprises mixtes. Les organismes autonomes sont gérés par un Conseil d’administration de trois à neuf membres présidé par le titulaire du ministère de tutelle (source : Décret du 17 mai 2005 « Portant organisation de l’administration centrale de l’État », Le Moniteur, spécial no 6). Premier exemple d’organisme autonome : l’EdH, l’Électricité d’Haïti. Organisme autonome d’État à caractère industriel et commercial, l’EdH, fournisseur national d’électricité, a été créé par la Loi du 9 août 1971. Il est placé sous la tutelle du ministère des Travaux publics et le président de son Conseil d’administration est le ministre de tutelle. Deuxième exemple d’organisme autonome : l’INFP, l’Institut national de la formation professionnelle. Il a été créé par le Décret-loi du 9 octobre 1973 et sa mission a été étendue par le Décret du 23 juillet 2014. L’INFP est placé sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale et le président de son Conseil d’administration est le ministre de tutelle.

Le Décret du 23 juillet 2014 dispose ce qui suit au « Titre II, chapitre 1 : « Article 5 – Le ministre chargé de l’éducation nationale et de la formation professionnelle exerce la tutelle sur l’Institut national de la formation professionnelle (INFP), instance spécialisée de régulation du secteur. Titre II, chapitre 2 : « Article 6 – L’Institut national de la formation professionnelle est un organisme autonome à finalité administrative placé sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle. II supervise les établissements privés et les établissements communaux de formation technique et professionnelle. Les établissements publics nationaux de formation professionnelle relèvent de l’INFP à moins qu’ils ne soient placés sous la tutelle d’un Ministère sectoriel. L’INFP agit alors en coordination avec celui-ci en tant qu’organe de régulation. Article 8 – L’administration et la gestion de l’INFP sont assurées par un Conseil d’administration de sept membres présidé par le ministre chargé de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle et une Direction générale ».

L’Institut national de la formation professionnelle est l’un des organismes autonomes sous tutelle du ministère de l’Éducation nationale pour lesquels le ministre Antoine AUGUSTIN a déposé le 9 octobre 2024 la demande d’audit financier et administratif auprès de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif. Cette demande d’audit financier et administratif est juridiquement fondée selon le Décret du 23 juillet 2014 qui dispose :

Chapitre III : « Du contrôle financier des organismes autonomes », article 148 : « Le contrôle financier de toutes les Administrations de l’État, des organismes autonomes à caractère administratif, culturel ou scientifique, des organismes autonomes à caractère financier, industriel et commercial et des institutions indépendantes est exercé par la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif selon les conditions et modalités fixées par la loi. Ils ne peuvent recourir à des firmes privées pour réaliser des audits financiers que par une autorisation spéciale de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif ».

Section I : « Du contrôle financier des organismes autonomes à caractère administratif, culturel ou scientifique », article 149 : « Le contrôle financier des organismes autonomes à caractère administratif, culturel ou scientifique est organisé par la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif selon les règles de la comptabilité publique ».

Section II : « Du contrôle financier des organismes autonomes à caractère commercial, industriel ou financier ou des entreprises publiques », article 150 : « Dans les trois mois qui suivent la date de la clôture de l’année fiscale, toute entreprise publique doit soumettre au Ministère de tutelle, au ministère de l’Économie et des finances, à la Direction générale des impôts, au ministère de la Planification et de la coopération externe ainsi qu’à la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif, le bilan et l’état des profits et pertes relatifs à l’exercice passé et une analyse détaillée de la gestion et de la situation financière de l’année fiscale écoulée ».

Article 151 : « À la fin de chaque trimestre et dans un délai de 15 jours ouvrables, les entreprises publiques sont astreintes à l’obligation de fournir des rapports financiers trimestriels au ministère de l’Économie et des finances et à la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif ».

Article 152 : « La Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif exerce le contrôle et la vérification des revenus, dépenses, biens et opérations des entreprises publiques et ordonne les ajustements nécessaires ainsi que les modifications pertinentes dans les livres comptables ».

La corruption dans le système éducatif haïtien au regard de la criminalisation/gangstérisation du pouvoir d’État mise en œuvre par le PHTK

La demande d’audit financier et administratif auprès de la Cour supérieure des comptes déposée le 9 octobre 2024 par le ministre de l’Éducation nationale Antoine AUGUSTIN intervient dans le contexte général où la presse locale, relayée par la presse internationale, a évoqué à de nombreuses reprises l’expansion de la corruption systémique dans la société haïtienne en général et celle qui sévit dans le secteur de l’éducation en particulier depuis l’arrivée au pouvoir des « bandits légaux » du PHTK néo-duvaliériste (voir Pierre Fournier, « Haïti, contextes social, historique, économique et le phénomène de la corruption », Barreau de Montréal, 2016).

La prégnance de la corruption systémique dans le corps social haïtien a été évoquée sous toutes ses coutures, comme en témoigne l’article paru le 17 août 2020 dans le journal La Presse de Montréal, « Corruption: la Cour des comptes étrille le pouvoir haïtien ». Dans cet article il est précisé que « La Cour supérieure des comptes d’Haïti déplore, dans un nouveau rapport publié lundi, la gestion frauduleuse et souvent illégale, par les divers ministères et administrations, de centaines de millions de dollars d’aide offerts par le Venezuela entre 2008 et 2016. (…) Les six gouvernements haïtiens qui se sont succédé depuis 2008 ont lancé pour près de deux milliards de dollars de projets sans, le plus souvent, se soucier des principes de base de la gestion de fonds publics, accuse l’audit ». Par ailleurs le journal La Presse, dans un autre article encore consacré à la corruption en Haïti, a relayé l’information selon laquelle « Un juge haïtien a lancé des mandats d’arrêt contre plus de 30 hauts fonctionnaires accusés de corruption gouvernementale, dont plusieurs anciens présidents et premiers ministres. Les mandats d’arrêt, lancés (…) et divulgués sur les réseaux sociaux (…), accusent ces responsables de détournement de fonds ou d’équipements liés au Centre national des équipements d’Haïti. (…) Parmi les personnes visées par les mandats d’arrêt figurent les anciens présidents Michel Martelly et Jocelerme Privert, ainsi que les anciens premiers ministres Laurent Lamothe, Jean-Michel Lapin, Evans Paul et Jean-Henry Céant. L’ancien premier ministre Claude Joseph, qui était au pouvoir lorsque le président Jovenel Moïse a été assassiné en juillet 2021, est également accusé. (…) Personne n’a été arrêté dans cette affaire. Il est courant que des responsables du gouvernement haïtien accusés dans une affaire pénale ou civile ignorent systématiquement les mandats d’arrêt ou les demandes d’interrogatoire. Ils ne s’exposent alors à aucune sanction, car ils accusent les juges de persécution politique (« Un juge lance des mandats d’arrêt contre d’anciens dirigeants pour corruption », La Presse, 8 janvier 2024).

La corruption systémique en Haïti remonte aux premiers jours de l’indépendance de 1804. L’économiste et historien Leslie Péan en a fait une analyse-diagnostic dans plusieurs ouvrages de référence et de haute facture analytique amplement documentés, « Haïti, économie politique de la corruption » (tomes I, II, III, IV, Paris, Maisonneuve & Larose, 2003, 2005, 2006, 2007). L’auteur consigne une synthèse ciblée de plusieurs aspects de ces ouvrages de la manière suivante : « En deux siècles, Haïti est devenue l’eldorado d’une corruption sans pareille. Depuis l’indépendance, la bacchanale de la corruption économique et financière se poursuit et se renouvelle. À titre d’illustration, en 1820, c’est la mainmise sur le trésor du roi Christophe, évalué à 20 millions de francs, soit 61 millions de dollars de 2012 ; moins d’un siècle plus tard, sous Nord-Alexis, c’est le scandale du procès de la Consolidation, autant par la dévastation des finances haïtiennes qu’il étale au grand jour que par la destruction de l’âme haïtienne qu’il consacre, notamment avec l’arrivée à la présidence d’Haïti, entre 1911 et 1915, de trois des condamnés, dits Consolidards. La bacchanale du détournement des fonds publics va connaître de nouveaux sommets sous les Duvalier avec la Régie du tabac et des allumettes, les commerces de sang et de cadavres, la vente des travailleurs haïtiens (braceros) en République dominicaine, le trafic clandestin des ouvriers avec les Bahamas. Le relais sera pris sous l’un ou l’autre gouvernement post-dictature, y compris ceux élus sous l’égide de la Constitution de 1987, entre 1991 et 2011 : recrudescence du commerce de la drogue, terrorisme d’État, contrebande, corruption au sein des plus hautes institutions nationales, détournement et dilapidation effrénée des fonds publics (par exemple les 197 millions de dollars des fonds PetroCaribe mis à la disposition du pays pour financer son développement), de nos jours l’achat, au vu et au su de tout le monde, de votes parlementaires (tout moun jwen) , etc. (source : Leslie Péan, « Haïti : corruption et gestion chaotique de la société », article d’abord paru dans la revue Haiti Perspectives, vol. 1, no 2, été 2012, puis reproduit en Haïti sur le site AlterPresse le 28 septembre 2012 ; voir aussi Jake Johnston, « Les ramifications internationales du scandale Petrocaribe » (Center for Economic and Policy Research, 11 juin 2019).

Dans son mémoire de licence intitulé « La corruption en Haïti : un essai d’interprétation de la corruption institutionnelle de 1990 à 2018 » présenté en janvier 2019 à la Faculté de droit des Gonaïves, Julio Warner Loiseau identifie les formes les plus courantes de la corruption institutionnelle en Haïti. Ce sont, à un premier niveau, le pot-de–vin, l’extorsion par les fonctionnaires, le népotisme/favoritisme/patronage, la cupidité ou l’avidité, le détournement de fonds, la fraude, le conflit d’intérêt et l’abus de pouvoir. À un second niveau, il distingue la corruption systématique et individuelle, la grande corruption, la petite corruption, la corruption positive, la corruption bureaucratique, la corruption législative et la capture de l’État ». L’auteur introduit dans son diagnostic une dimension qui semble majeure, la « capture de l’État », mais il ne l’a pas suffisamment explorée ni étayée : « Les captures de l’état sont les actes juridiques accomplis au profit d’intérêts privés. En réalité, cette forme de corruption est une coopération ou une collusion d’acteurs privés avec des fonctionnaires ou des politiciens pour un bénéfice privé réciproque qui peut être considéré comme une sorte de capture du système d’État. Dans cette nouvelle forme de corruption, la capture par l’État représente une forme de corruption dans laquelle les entreprises effectuent des paiements privés et discrets aux agents publics pour influencer les législations, règles et règlements. Pour contrôler ce réseau, un oligarque influent à la tête d’un puissant groupe industriel financier achète des hommes politiques pour établir le cadre juridique et réglementaire régissant les avantages personnels » (Julio Warner Loiseau, op. cit., page 74).

À la suite d’une commande de l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC), la Banque mondiale a mené une vaste enquête de terrain et publié en mai 2007 un document de 172 pages intitulé « Gouvernance et Corruption en Haïti — Résultats de l’enquête diagnostique sur la Gouvernance. Rapport final ». Cette enquête-diagnostic comprend notamment les séquences suivantes : « Types de corruption et intégrité des institutions » (p. 23) ; « Performances du système judiciaire » (p. 33) ; « [Chapitre] VI. « Corruption et influence des groupes de pression sur l’État » (p.126-153) ; « Le problème de la corruption » (p.126) ; « Causes de la corruption » (p.131) ; « Les pratiques de corruption » (p.133) ; « Lutte contre la corruption » (p.142) ; « Mesures contre la corruption » (p. 147).

L’information consignée à la page 131 de ce document se lit comme suit :

« Qui est responsable de la corruption ?

« Il a également été demandé aux ménages de définir les raisons principales de la corruption, ainsi que de désigner les institutions les plus corrompues d’Haïti et d’identifier « qui encourage la corruption en Haïti » à partir d’une liste de plusieurs institutions, organisations et groupes. La figure 19 ci-dessous présente les résultats par ordre de fréquence. Pour les ménages, le Gouvernement et la classe politique sont responsables de la fréquence des pratiques de corruption. 70,1% des ménages pensent que le Gouvernement en est responsable et 51,1% des ménages pensent que les responsables sont les « politiciens ». Cependant, les ménages reconnaissent également la responsabilité des citoyens eux-mêmes. Ceux-ci sont classés comme le deuxième groupe responsable d’encourager la corruption en Haïti par 64,1% des répondants. Par contraste, 37% et 27,6% des ménages ont estimé que les chefs d’entreprises et les hommes d’affaires, respectivement, encourageaient la corruption ».

La demande d’audit administratif et financier du ministre de l’Éducation nationale auprès de la CSCCA intervient dans le contexte où il n’y a pas eu, ces onze dernières années, le moindre bilan comptable public des organismes autonomes placés sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale

Une ample recherche documentaire ciblant diverses sources –entre autres le site officiel du ministère de l’Éducation nationale, celui du ministère des finances, celui de la Cour supérieure des comptes, celui de la Primature–, atteste en toute rigueur :

  1. une absence totale d’états financiers des 9 organismes et structures administratives visés par la demande d’audit administratif et financier du ministre de l’Éducation nationale auprès de la CSCCA.

Les « états financiers » sont des « Documents comptables de synthèse établis périodiquement, comprenant notamment le bilan, l’état des résultats (ou compte de résultat) et l’état des flux de trésorerie (ou tableau de financement), complétés par des notes et tableaux explicatifs joints en annexe, et sur lesquels figurent des informations financières ou comptables propres à une entité et présentées d’une façon organisée » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française).

  1. une absence totale d’audits comptables des 9 organismes et structures administratives visés par la demande d’audit administratif et financier du ministre de l’Éducation nationale auprès de la CSCCA.

L’« audit comptable » est l’« Examen des documents comptables se rapportant aux états financiers d’une personne, d’une société ou d’une organisation, effectué par une tierce partie professionnelle et indépendante, afin d’en vérifier la conformité. L’audit comptable permet de contrôler les comptes, mais il a aussi une dimension prévisionnelle, puisqu’il permet d’élaborer des stratégies, afin d’améliorer les rendements et d’éviter de reproduire les erreurs » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française).

Dans la gestion administrative et financière des institutions privées et de l’Administration publique, les « états financiers » et les « audits comptables » sont deux instruments majeurs de gouvernance. Leur absence délibérée, leur maquillage, leur détournement ou toute autre forme de manipulation frauduleuse des données comptables participent de l’invisibilisation de la corruption.

Ministre des Finances, ministre de l’Éducation nationale, ministre de la Planification et Premier ministre : de grands commis de l’État –notamment Patrick Boisvert, Nesmy Manigat, Joseph Jouthe–, placés aux plus hautes fonctions régaliennes par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, ont joué un rôle actif dans l’invisibilisation de la corruption dans le système éducatif national. Nous l’avons rigoureusement démontré dans l’article « La corruption au Fonds national de l’éducation : ce que nous enseigne le saint-Évangile de la transparence politique de Joseph Jouthe, ex-Premier ministre d’Haïti » (Fondas kreyòl, 25 septembre 2024). Le scandale de la corruption au Fonds national de l’éducation en est la plus ample illustration et il faut prendre toute la mesure que Patrick Boisvert, Nesmy Manigat et Joseph Jouthe ont été, conformément à la Loi du 17 août 2017, Président et vice-Président du Conseil d’administration du Fonds national de l’éducation

Lancé en 2011 par les caïds-en-chef du PHTK Michel Martelly et Laurent Lamothe, le Fonds national de l’éducation a débuté ses opérations sur le mode de l’informel. Ce n’est qu’en 2017, par la Loi du 17 août 2017 (Le Moniteur n° 30, vendredi 22 septembre 2017) qu’il a été doté d’une personnalité juridique : « Le Fonds national de l’éducation (FNE) est un organisme autonome de financement de l’éducation placé sous la tutelle du ministère chargé de l’Éducation nationale. Le FNE jouit de l’autonomie financière et administrative. Il est doté de la personnalité juridique et sa durée est illimitée » (source : site officiel du Fonds national de l’éducation).

De manière statutaire, « le Fonds national de l’éducation a pour mission de participer à l’effort de l’éducation pour tous et de gérer les fonds destinés au financement de l’éducation. (…) [Le FNE] intervient dans plusieurs domaines, notamment la construction d’infrastructures, la rénovation des bâtiments scolaires, l’appui au Programme de cantines scolaires, le paiement des frais de scolarité, le paiement des frais pour les enseignants, la dotation d’équipements scolaires, le financement de projets éducatifs, l’appui aux études supérieures. (…) La présidence du conseil [d’administration du FNE] est assurée par le ministre de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle [conformément à l’article 7 de la Loi du 17 août 2017], la vice-présidence par celui de l’Économie et des finances » (source : site officiel du Fonds national de l’éducation). [Le souligné en italiques et gras est de RBO] L’expansion généralisée de la prévarication au Fonds national de l’éducation, au creux de la structuration de la corruption dans l’ensemble du système éducatif haïtien, est un sujet majeur de société et comme tel ce « Fonds » a fait l’objet de diverses analyses. Il y a lieu de mentionner l’éclairage analytique de Jesse Jean consigné dans son « Étude de l’aide internationale pour la réalisation de l’éducation pour tous en Haïti » (thèse de doctorat, Université Paris-Est Créteil Val de Marne, 13 janvier 2017). Dans cette thèse de doctorat, Jesse Jean précise que « Le Projet de loi portant création, organisation et fonctionnement du Fonds national pour l’éducation (FNE) n’a jamais été ratifié par le Parlement haïtien. Ainsi, l’utilisation du FNE n’est toujours pas légale et les taxes sont prélevés tous les jours par l’État haïtien [sont elles aussi illégales] ». De surcroît, « (…) en 2013, soit deux ans après la création du Fonds national de l’éducationles montants collectés par exemple sur les appels téléphoniques étaient évalués, d’après les chiffres indiqués par le Conseil national des télécommunications (le CONATEL) à 58 066 400 dollars américainsEt les taxes prélevées sur les transferts d’argent entrants et sortants s’élevaient à plus de 45 238 095 dollars US » (Jesse Jean, op. cit., page 132). 

Parmi les caractéristiques majeures du Fonds national de l’éducation il y a lieu de retenir (1) l’opacité managériale, (2) l’absence de bilan public de toutes les activités et de toutes les sommes reçues par le FNE de 2011 à 2024 et (3) l’absence du moindre audit comptable de tous les fonds reçus, décaissés et administrés par le FNE de 2011 à 2024. Il est attesté que le Fonds national de l’éducation, puissante et vaste structure gangstérisée de « pompage » financier formellement créé par la Loi du 17 août 2017, n’a jamais été inscrit au Budget officiel de l’État haïtien. Le FNE est donc une institution de l’État échappant à tout audit du Parlement haïtien : véritable « État dans l’État » à l’intérieur même du ministère de l’Éducation nationale, le FNE ne rend compte qu’à son « parrain » politique, le PHTK néo-duvaliériste.

La scandaleuse « bamboche salariale », issue du « système dilapidateur » au Fonds national de l’éducation, est évoquée dans l’article « Au Fonds national de l’éducation, l’argent se gaspille par « millions de gourdes » publié le 1er avril 2024 par le site hebdo24.com. En voici un extrait : « Depuis le weekend dernier, le Fonds national de l’éducation fait l’objet de graves dénonciations. En effet, le Fne constituerait une vraie vache à lait pour certaines personnes, dont son Directeur général. Selon des documents consultés par Hebdo24, le salaire mensuel de Jean Ronald Joseph s’élève à 650,000 gourdes [4 875 $ US mensuels]. Additionné sur 12 mois, son salaire est de 7 millions 800 mille gourdes annuellement. De plus, les dépenses salariales au sein du bureau du Monsieur Joseph totalisent 24 millions de gourdes par an pour sept personnes, tandis que son cabinet, composé de dix-sept membres, représente une dépense annuelle de 49 millions de gourdes. Dans ces documents, figurent des noms de firmes, d’écoles, de journalistes et d’autres contractuels, qui perçoivent des sommes astronomiques pour leurs services. C’est le cas de l’ancien député Déus Déroneth, qui reçoit un montant de 350 000 gourdes à titre de contractuel ».

En raison de sa pertinence, de son amplitude et de ses fondements juridiques, la demande d’audit administratif et financier du ministre de l’Éducation nationale auprès de la CSCCA doit être fortement et publiquement soutenue par les enseignants et leurs associations, par les directeurs d’écoles et leurs associations et par les institutions haïtiennes des droits humains.

Tel que mentionné auparavant –et tel que consigné dans les quatre articles que nous avons consacrés à la corruption au FNE, le Fonds national de l’éducation se caractérise principalement par son opacité managériale, l’absence de bilan public de toutes les activités et de toutes les sommes reçues et dépensées par le FNE de 2011 à 2024 et par l’absence du moindre audit comptable de tous les fonds reçus, décaissés et administrés par le FNE de 2011 à 2024. Lors de la rédaction de nos précédents articles sur la corruption au Fonds national de l’éducation et au moment de la rédaction du présent article, nous avons effectué d’amples recherches documentaires sur les sites Web du ministère de l’Éducation, du ministère des Finances et du Fonds national de l’éducation : aucune de ces sources ne consigne le moindre DOCUMENT-SYNTHÈSE comprenant

  1. le montant total de toutes les sommes collectées de 2011 à 2024 par le CONATEL et la BRH (la Banque de la République d’Haïti) puis versées au compte bancaire du Fonds national de l’éducation ;

  2. des copies officielles d’audits comptables présumément réalisés par la Cour supérieure des comptes relatifs à tous les fonds reçus, décaissés et administrés par le FNE de 2011 à 2024.

NOTE – Les quatre articles que nous avons consacrés à la corruption au Fonds national de l’éducation ont pour titre :

  1. « Le Fonds national de l’éducation en Haïti, un système mafieux de corruption créé par le PHTK néo-duvaliériste » (Rezonòdwès, 20 avril 2024) ;

  1. « La corruption au Fonds national de l’éducation en Haïti : ce que nous enseignent l’absence d’états financiers et l’inexistence d’audits comptables entre 2017 et 2024 », (Madinin’Art, 3 mai 2024) ;

  1. « La corruption dans le système éducatif national d’Haïti : l’Unité de lutte contre la corruption parviendra-t-elle à la démanteler ? » (Rezonòdwès, 28 juillet 2024) ;

(4) « Camouflage de la corruption au Fonds national de l’éducation d’Haïti sous le manteau d’une ritournelle publicitaire » (Madinin’Art, 4 septembre 2024).

Il faut prendre toute la mesure que c’est dans l’espace compris entre (1) l’envoi vers le compte bancaire du Fonds national de l’éducation, (2) les opérations de décaissement des fonds et (3) l’attribution des contrats de prestation de services aux sous-traitants que sont structurés LES MÉCANISMES DE DÉTOURNEMENT DE FONDS AU FNE ainsi que la stratégie politique de détournement du regard destinée À INVISIBILISER ET À « SILENCER » LA CORRUPTION AU FNE. En toute rigueur et conformément à la Loi du 17 août 2017, Fonds national de l’éducation a l’obligation de présenter à la Nation un bilan rigoureux et exhaustif détaillant

  1. le montant total de toutes les sommes collectées de 2011 à 2024 par le CONATEL et la BRH (la Banque de la République d’Haïti) puis versées au compte bancaire du Fonds national de l’éducation ;

  2. la typologie de toutes les activités et interventions du Fonds national de l’éducation (rénovation des bâtiments scolaires, mobilier scolaire, matériel scolaire, etc.) de 2011 à 2024 ;

  3. l’état des lieux de tous les audits comptables présumément réalisés par la Cour supérieure des comptes relatifs à tous les fonds reçus, décaissés et administrés par le FNE de 2011 à 2024.

L’obligation à laquelle doivent légalement se soumettre les « ordonnateurs des finances de l’État » –en ce qui a trait au FNE il s’agit de Patrick Boisvert, Nesmy Manigat et Joseph Jouthe–, de présenter à la Nation un bilan rigoureux et exhaustif des réalisations du FNE de 2011 à 2024 ainsi que de ses dépenses est prévue dans la Loi du 17 août 2017 . En effet celle-ci dispose, au chapitre 2 (article 10(o) de la Section I), que « Le Conseil d’administration a pour attributions « (…) d’examiner le rapport du vérificateur externe, faire le suivi des avis émis par ce dernier et faire publier le rapport d’audit dans les six mois suivant la clôture de l’exercice ».

Dans le dossier de la corruption au Fonds national de l’éducation, la responsabilité de Joseph Jouthe est aussi lourde que celle de Nesmy Manigat dans le scandale du PSUGO et dans son rôle de Président du Conseil d’administration du FNE. (Sur la corruption au PSUGO durant la mandature de Nesmy Manigat, voir l’article « Le système éducatif haïtien à l’épreuve de malversations multiples au PSUGO », par Robert Berrouët-Oriol, Médiapart, 23 mars 2022. Sur la « criminalité en col blanc », voir Pierre Lascoumes & Carla Nagels, « Sociologie des élites délinquantes / De la criminalité en col blanc à la corruption politique », Éditions Armand Colin, 2018.)

En ce qui a trait au Fonds national de l’éducation, il y a lieu une fois de plus de poser l’obligation de la reddition de compte conformément aux articles 17 et 100 de l’Arrêté du 16 février 2005 par un ex-ministre, Joseph Jouthe, qui a été « chargé des Finances [et] ordonnateur principal central et unique des recettes et des dépenses du budget de l’État ». L’enjeu est de première importance puisqu’il il concerne la scolarisation de plus de 3 millions d’élèves répartis dans les 17 000 écoles publiques et privées du pays, et il concerne tout autant le sous-financement de l’éducation par l’État haïtien alors même que le Fonds national de l’éducation est la principale source de financement du système éducatif haïtien et que la diaspora haïtienne y contribue pour une large part. À cet égard, il est utile de rappeler le poids économique énorme des transferts de la diaspora haïtienne vers Haïti comme l’atteste une étude interne de la Banque de la République d’Haïti datée de novembre 2019 : « Transferts de la diaspora et taux de change réel : le cas d’Haïti ». Ainsi, « (…) les transferts sans contrepartie vers Haïti ont presque décuplé entre 1998 et 2018 alors que leur poids par rapport au PIB est passé de 8,8% à 32,5% sur la même période. Ils sont désormais, de loin, la principale source de devises du pays, soit 3,6 fois la valeur des exportations, 10 fois celle des flux d’aide au développement et 37 fois le montant des investissements directs étrangers ».

En ce qui a trait aux transferts de la diaspora vers Haïti, l’on observe que dans l’article « Vers un record des transferts d’argent de la diaspora vers Haïti » (Le Nouvelliste, 17 septembre 2021), Cyprien L. Gary note que « Les transferts d’argent de la diaspora vers Haïti vont connaitre une augmentation de l‘ordre de 28% par rapport à l’année dernière, selon les déclarations du gouverneur de la banque centrale haïtienne, Jean-Baden Dubois, lors d’une interview à l’émission « Rendez-vous économique » animée par l’économiste Kesner Pharel sur radio-télé Métropole le 5 septembre 2021. Cette information émanerait de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) qui publie chaque année les statistiques de l’Amérique latine et des Caraïbes. (…) « en 2020, le montant des transferts sans contrepartie envoyés par la diaspora haïtienne a été évalué à 2.97 milliards de dollars. Une croissance de 28% équivaudrait donc à un montant d’environ quatre milliards de dollars de transferts en Haïti pour l’année en cours. Il s’agit d’un sommet encore jamais atteint dans les annales des transferts sans contrepartie vers Haïti ». (Esau Jean-Baptiste, « La diaspora oxygène qui permet à Haïti de respirer économiquement », Le National, 11 mars 2022).

L’enjeu de la demande d’audit administratif et financier du ministre de l’Éducation nationale auprès de la CSCCA est donc de première importance car elle concerne des sommes présumément colossales reçues et administrées par le FNE, la plus importante institution nationale exclusivement dédiée au financement de l’éducation en Haïti. Certains connaisseurs du système éducatif national et plusieurs hauts cadres du ministère de l’Éducation nationale estiment que le compte bancaire du Fonds national de l’éducation aurait été provisionné à hauteur de 100 millions de dollars US par année : sur une période de 13 ans, soit de 2011 à 2014, les sommes gigantesques acheminées au Fonds national de l’éducation semblent avoir atteint des sommets, elles seraient de l’ordre de 1 milliard 300 millions de dollars US sur une période de 13 ans Mais en l’absence d’un document-synthèse officiel en provenance du Fonds national de l’éducation et/ou du ministère de l’Éducation nationale et/ou du ministère des Finances et/ou de la Banque de la République d’Haïti, il est impossible pour l’heure de chiffrer avec exactitude le montant total des sommes acheminées au FNE de 2011 à 2014 par le CONATEL et la Banque de la République d’Haïti…

La demande d’audit financier et administratif déposée le 9 octobre 2024 par le ministre Augustin ANTOINE auprès de la Cour supérieure des comptes concerne les 9 organismes placés sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale. Ce sont respectivement :

  • Le Programme national de cantine scolaire (PNCS)

  • L’Unité de Coordination et de programmation (UCP)

  • La Secrétairerie d’État à l’alphabétisation (SEA)

  • La Commission nationale haïtienne de coopération avec l’UNESCO (CNHCU)

  • L’École nationale de géologie appliquée (ENGA)

  • L’Institut national de formation professionnelle (INFP)

  • L’Office national de partenariat en éducation (ONAPE)

  • L’École nationale supérieure de technologie (ENST)

  • Le Fonds national de l’éducation (FNE) ».

Il est loisible d’induire que la demande d’audit financier et administratif répond en toute rigueur à la nécessité pour le ministre d’avoir une vue d’ensemble des organismes placés sous la tutelle du MENFP. Entré en fonction le 11 juin 2024, le sociologue Augustin ANTOINE, enseignant de carrière, a vraisemblablement adopté l’approche QQOQCCP (pour « Qui fait quoi ? Où ? Quand ? Comment? Combien ? et pourquoi ? »). Autrement dit, le nouveau ministère de l’Éducation nationale désire se doter d’un instrument de gestion fournissant des données analytiques fiables relatives aux réalisations des 9 organismes placés sous la tutelle de son ministère. Il lui est donc indispensable de savoir, en conformité avec le Décret du 23 juillet 2014, quel était l’état des lieux avant son arrivée à la direction du MENFP le 11 juin 2024.

La consultation méthodique du site officiel du ministère de l’Éducation nationale est fort instructive à plusieurs égards. L’on observe ainsi que

  1. les 9 organismes placés sous la tutelle du MENFP ne sont pas identifiés et ils ne font pas l’objet d’un bilan annuel chiffré de l’ensemble de leurs réalisations sur le site officiel du MENFP ;

  1. Les données accessibles ne fournissent aucun éclairage analytique et chiffré relatif à la mission et aux réalisations des 9 organismes placés sous la tutelle du MENFP.

  1. Les données accessibles sur le site officiel du ministère de l’Éducation nationale ne fournissent aucun éclairage informatif sur :

    1. Le nombre d’employés de chacun des 9 organismes placés sous la tutelle du MENFP.

    2. Le montant du budget annuel pour l’exercice financier 2024-2025 de chacun des 9 organismes.

    3. La provenance des ressources financières de chacun des 9 organismes pour l’exercice financier 2024-2025.

    4. Les états financiers certifiés par les administrateurs de chacun des 9 organismes placés sous la tutelle du MENFP pour l’exercice financier 2024-2025.

    5. Les audits comptables certifiés par la CSCCA de chacun des 9 organismes placés sous la tutelle du MENFP pour l’exercice financier 2024-2025.

    6. Le plan d’action annuel de chacun des 9 organismes placés sous la tutelle du MENFP.

    7. Les activités en cours de réalisation pour l’exercice financier 2024-2025 (objectifs, moyens mis en œuvre, coûts, résultats attendus).

Le rapport d’audit financier et administratif que la Cour supérieure des comptes acheminera au ministre Augustin ANTOINE devra fournir –pour chacun des 9 organismes placés sous la tutelle du MENFP–, des données mesurables et fiables couvrant l’ensemble des champs identifiés de 3.1 à 3.7.

Il faut prendre toute la mesure que la manipulation frauduleuse des données comptables –qui participe de l’invisibilisation de la corruption dans le système éducatif national–, n’a pas pu ne pas laisser des traces administratives, des documents relevant

  1. de la gestion financière de chacun des 9 organismes placés sous la tutelle du MENFP ;

  2. des ordres de transfert d’argent de la Banque de la République d’Haïti vers tel ou tel organisme autonome sous tutelle du MENFP ;

  3. des ordres de transfert d’argent de tel organisme autonome sous tutelle du MENFP vers des comptes bancaires de la BRH dans le cas des organismes autonomes du type entreprise commerciale publique ou entreprise mixte (l’EdH par exemple).

Autrement dit, dans le vaste et complexe labyrinthe qu’est l’Administration publique haïtienne, il existe certainement des acteurs, des témoins et des lieux où sont consignés l’information pertinente relative aux réalisations et aux états financiers de chacun des 9 organismes placés sous la tutelle du MENFP : il s’agit donc, pour le ministère de l’Éducation nationale comme d’ailleurs pour la Cour supérieure des comptes, de les retracer, de les analyser et de les mettre en perspective par rapport à la mission centrale et aux missions sectorielles du ministère de l’Éducation nationale.

Les enseignants, les directeurs d’écoles, les parents d’élèves et le public en général ont le droit d’être informés sur la mission, les réalisations et le bilan des ressources financières de chacun des 9 organismes placés sous la tutelle du MENFP.

L’on observe que les lois et décrets-lois parus au Moniteur sont difficiles à retracer et à consulter car ils ne constituent pas encore une base de données consultable en accès direct et en temps réel. Exception faite du Fonds national de l’éducation qui possède son propre site Internet, c’est donc au moyen de recoupement d’éléments d’information et d’articles de presse, entre autres, qu’il est possible d’obtenir quelques données relatives aux 9 organismes placés sous la tutelle du MENFP.

Par exemple, en quoi consiste le Programme national de cantine scolaire (PNCS) qui a fêté ses 27 ans d’existence le 25 juillet 2024 et qui est identifié dans la demande d’audit financier et administratif du MENFP ? Qui sont ses partenaires institutionnels à l’échelle nationale et internationale ? Quelles sont ses sources de financement ? Le PNCS publie-t-il chaque année ses états financiers et l’audit comptable de ses états financiers ? Alors même que le Canada expose qu’il contribue lui aussi, en Haïti, au Programme national de cantine scolaire qui entend rejoindre 400 000 élèves sur un total d’environ 3 millions d’apprenants en cours de scolarisation, quelle est la part du budget national consacrée à cette activité ?

L’on observe, sur le site du PNCS, que « le 25 juillet 1997, le Programme national de cantines scolaires (PNCS) [a été] placé sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale (…) avec pour mission première de réguler et d’harmoniser les activités de cantines scolaires, sur le territoire national. Le Programme national de cantines scolaires est une structure d’appui du ministère de l’Éducation ationale (…) chargée d’accompagner le Ministère dans sa mission de former des citoyens responsables et utiles. Avec la création du PNCS, le gouvernement haïtien fait de l’alimentation scolaire un outil susceptible d’intensifier la fréquentation et la rétention scolaires, en plus d’être un filet important de sécurité sociale. Ainsi, par la fourniture aux élèves d’une alimentation complémentaire, saine, équilibrée et préparée avec des denrées produites localement, l’État visait à s’assurer que les enfants scolarisés jouissent d’un statut nutritionnel adéquat, pour que la faim ne puisse plus constituer une barrière à l’éducation » (source : « Au sujet du PNCS », site officiel du Programme national de cantine scolaire). La rubrique « Réalisations et perspectives » de ce site ne fournit aucune information chiffrée relative

  1. au nombre total d’élèves bénéficiant chaque année du Programme national de cantine scolaire ;

  2. au nombre total d’écoles bénéficiant chaque année du Programme national de cantine scolaire ;

  3. au budget annuel du PNCS ;

  4. aux états financiers du Programme national de cantine scolaire ;

  5. aux rapports d’audit financier du PNCS.

Au regard de la situation nutritionnelle d’Haïti, le Programme national de cantine scolaire revêt indiscutablement une importance majeure et il ne fait pas de doute qu’il apporte une réponse adéquate aux parents d’élèves confrontés chaque jour aux affres de la faim… Il faut savoir que « Selon la dernière analyse du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), Haïti continue de faire face à une crise sécuritaire importante, 5,4 millions de personnes luttant pour se nourrir et nourrir leur famille chaque jour, ce qui représente l’une des proportions les plus élevées de personnes en insécurité alimentaire aiguë dans le monde, a souligné le Programme alimentaire mondial (PAM) dans un communiqué de presse. Parmi elles, deux millions sont aux prises avec des niveaux de faim d’urgence (IPC Phase 4), confrontées à des pénuries alimentaires extrêmes, à une malnutrition aiguë et à des niveaux élevés de maladies. Au moins 6.000 personnes déplacées à l’intérieur du pays vivant dans des abris temporaires dans la capitale haïtienne après avoir fui leurs domiciles sont désormais confrontées à des niveaux catastrophiques d’insécurité alimentaire (IPC Phase 5), selon le dernier rapport de l’IPC. Cela signifie que les gens sont confrontés à la faim, à la mort, au dénuement et à des niveaux de malnutrition aiguë extrêmement critiques. Le dernier rapport de l’IPC a été publié par la Coordination nationale de la sécurité alimentaire (CNSA) d’Haïti, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Programme alimentaire mondial (PAM). Il fournit une échelle commune pour mesurer la gravité et l’ampleur de la faim aiguë » (« Haïti : la moitié de la population confrontée à une faim aiguë », ONUinfo, 30 septembre 2024).

Dans un pays, Haïti, où plus de 60% des 12 millions d’habitants sont analphabètes, la mission et les réalisations de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation (SEA) occupent une place majeure. La Secrétairerie d’État à l’alphabétisation est un organisme autonome sous tutelle du ministère de l’Éducation nationale. Fondée en 1994, la SEA ne dispose pas d’un site officiel. Nous n’avons donc pas pu accéder

  1. au nombre total d’apprenants effectivement alphabétisés de 1994 à 2024 ;

  2. à l’information relative au budget annuel de la SEA ;

  3. aux états financiers de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation ;

  4. aux rapports d’audit financier de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation.

Quoique parcellaires, les données chiffrées relatives aux réalisations de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation suggèrent qu’elle n’a pas su atteindre ses objectifs de 1994 à 2024, notamment l’alphabétisation projetée d’environ 2 millions d’apprenants sur une période de trois ans. L’État haïtien n’a publié aucun rapport de synthèse des réalisations de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation de 1994 à 2024… Un bilan analytique couvrant la période de 1995 à 2005 a été élaboré par le linguiste Renauld Govain. Il a pour titre « Dix nouvelles années d’alphabétisation en Haïti : quel bilan tirer ? » (Le Nouvelliste, 5 septembre 2005).

Tel que nous l’avons exposé précédemment, 9 organismes autonomes sont légalement placés sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale. Il en est ainsi de l’ONAPE issu de la « Loi créant et organisant l’Office national de partenariat en éducation (ONAPE» parue dans Le Moniteur du 19 novembre 2007. Cette loi dispose ce qui suit :

Titre I « Dispositions générales », article 2 : « L’ONAPE est un organisme autonome à caractère administratif et culturel placé sous la tutelle du ministre de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle ».

Titre II « Mission et attributions de l’ONAPE », article 4 : « L’ONAPE est à la fois un espace de concertation et d’échanges entre le ministère de l’Éducation (…) et les partenaires non-publics du secteur éducatif haïtien, et un organe de gestion du partenariat public non-public en éducation. Il a pour mission essentielle de favoriser la participation réelle du secteur non public à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques et programmes de développement de l’éducation en Haïti ».

Titre III « Organisation de l’ONAPE », chapitre I « Des organes de décision et de contrôle » – Section 1 « Du Conseil d’administration », article : « Le Conseil d’administration est l’organe de décision de l’ONAPE. Il est placé sous pa Présidence du ministre de l’Éducation nationale (…). Il est assisté de deux vice-Présidents, dont l’un est le ministre de l’Économie et des finances (…) ».

Le site officiel de l’ONAPE consigne une variété de documents de grande qualité (rapports-synthèse, cadre d’action, manuels de procédure, etc.) mais il ne donne pas encore accès à ses états financiers ni à l’audit de ses états financiers. L’on observe que le mémoire de maîtrise d’Ariane Guy, « Éducation en Haïti : quel futur pour les partenariats publics-privés » (École supérieure d’affaires publiques et internationales, Université d’Ottawa, mai 2012) consigne une analyse détaillée de la mission et des perspectives de l’ONAPE. L’auteure soutient que « Les partenariats publics-privés dans le secteur de l’éducation en Haïti ont été largement abandonnés par les récents gouvernements d’Haïti. Cependant, l’Office national de partenariat en éducation (ONAPE) est un mécanisme crédible et légitime qui, par sa structure et ses objectifs, serait en mesure de favoriser de nouveaux partenariats publics-privés en assurant l’accroissement du financement, de la qualité et de l’accès aux services éducatifs. (…). (…) la transformation du système éducatif par la voie de l’ONAPE repose de manière importante sur la capacité de l’État à valoriser les divers acteurs de l’éducation haïtienne et à redéfinir la coopération entre le public et le privé, tenant compte des difficultés sociopolitiques haïtiennes ».

En guise de conclusion, il y a lieu de rappeler que la corruption au Fonds national de l’éducation, tel que nous l’avons démontré, est emblématique à plusieurs égards –notamment du fait que le FNE est la plus importante institution de financement du système éducatif national placée sous tutelle du ministère de l’Éducation nationale. La mise à jour de l’ensemble de ses activités et de ses ressources financières revêt donc une place de premier choix dans tout diagnostic actualisé de l’Éducation nationale. À ce titre il y a lieu de prendre toute la mesure que « Des enquêteurs de l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC) ont effectué, ce mardi 4 mai 2024, une perquisition au Fonds national de l’éducation (FNE). Cette opération intervient dans le cadre d’une enquête en cours sur des faits de corruption signalés, a précisé l’ULCC sur ses réseaux sociaux. Selon certaines informations, plus de 7 milliards de gourdes auraient été détournées sous l’administration de l’actuel Directeur général du FNE, Jean Ronald Joseph » (voir l’article « Corruption au Fonds national de l’éducation : l’ULCC ouvre une enquête », Haiti24.net, 4 juin 2024). La perquisition du 4 mai 2024 est consécutive aux révélations parues dans la presse, entre autres celles du site Hebdo24.com datées du 1er avril 2024 relatives au vaste « système dilapidateur » des ressources financières de l’État ayant cours au Fonds national de l’éducation. Il est d’ailleurs fort révélateur que le PSUGO (le controversé Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire), lui-aussi créé par le PHTK néo-duvaliériste, fasse partie du même vaste système d’escroquerie et de malversation repérable dans différents secteurs de l’administration de l’État. Voici un extrait des révélations du site Hebdo24.com datées du 1er avril 2024 : « Au Fonds national de l’éducation, l’argent se gaspille par « millions de gourdes » — « Depuis le weekend dernier, le Fonds national de l’éducation fait l’objet de graves dénonciations. En effet, le FNE constituerait une vraie vache à lait pour certaines personnes, dont son Directeur général. Selon des documents consultés par Hebdo24, le salaire mensuel de Jean Ronald Joseph s’élève à 650 000 gourdes [4 875 $ US mensuels]. Additionné sur 12 mois, son salaire est de 7 millions 800 mille gourdes annuellement. De plus, les dépenses salariales au sein du bureau du Monsieur Joseph totalisent 24 millions de gourdes par an pour sept personnes, tandis que son cabinet, composé de dix-sept membres, représente une dépense annuelle de 49 millions de gourdes. Dans ces documents, figurent des noms de firmes, d’écoles, de journalistes et d’autres contractuels qui perçoivent des sommes astronomiques pour leurs services. C’est le cas de l’ancien député Déus Déroneth qui reçoit un montant de 350 000 gourdes à titre de contractuel ».

Pour sa part le journal Le Nouvelliste éclaire la dimension légale, administrative et hiérarchique de l’opération conduite par l’ULCC en ces termes : « Oui, j’ai donné un ordre de perquisition aux enquêteurs de l’ULCC ce matin concernant le FNE. L’ULCC a reçu plusieurs signalements, plaintes et dénonciations sur d’éventuels faits importants de corruption », a confié à Le Nouvelliste le directeur de l’ULCC, Me Hans Ludwig Joseph. « Cette perquisition, a-t-il poursuivi, fait partie d’une série d’actes d’enquête en cours. Les enquêteurs, dont des investigateurs numériques, sont sur les lieux pour collecter des données informatiques, faire la saisie de documents comptables et administratifs et auditionner des personnes indexées et tous autres concernés », a indiqué Me Joseph. Pour la saisine, elle est d’office. Bien entendu, on a reçu des plaintes et des dénonciations », a dit Me Hans Ludwig Joseph » (« Des enquêteurs de l’ULCC ont perquisitionné le FNE », Le Nouvelliste, 4 juin 2024).

L’on observe que la perquisition effectuée par l’ULCC au Fonds national de l’éducation le 4 mai 2024 n’a pas encore donné lieu à un rapport final assorti de recommandations ou à un rapport intérimaire. Les enseignants, les directeurs d’écoles et les parents d’élèves attendent de l’ULCC des recommandations fortes et amplement documentées permettant de traduire en justice les grands ordonnateurs et administrateurs de la corruption au Fonds national de l’éducation, notamment les anciens ministres et Premier ministre Patrick Boisvert, Nesmy Manigat et Joseph Jouthe conformément au chapitre 2 (article 10(o) de la Section I la Loi du 17 août 2017.

Le ministre de l’Éducation Augustin ANTOINE –qui est statutairement le Président du Conseil d’administration du FNE–, dispose de provisions légales suffisantes pour ordonner le retrait immédiat de celui qui est « indexé » comme étant le principal ordonnateur de la corruption au Fonds national de l’éducation, l’actuel Directeur Jean Ronald Joseph. Il s’agit là d’une mesure administrative conservatoire, incontournable et urgente, préalable au déferrement de Jean Ronald Joseph par-devant la Justice conformément aux lois du pays.

En définitive il appartient désormais à la Cour supérieure des comptes de donner suite à la demande d’audit administratif et financier du ministre de l’Éducation nationale », audit qui devra être conduit « au niveau du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle ainsi que dans les directions techniquement déconcentrées et autonomes ». Le ministère de la Justice et l’Unité de lutte contre la corruption, munis de ce rapport d’audit, devront donner suite aux recommandations et aux poursuites légales qui y figureront conformément à la législation haïtienne.

Montréal, le 14 octobre 2024