L’aménagement du créole en Haïti : un combat citoyen et solidaire…

… que la Constitution de 1987 légitime et illumine

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

En 1981, à l’initiative de l’île-sœur de la Dominique, la date du 28 octobre a été consacrée « Journée internationale du créole ». Cette date princeps constitue le point de départ de ce qui allait devenir un remarquable mouvement de défense et de promotion de la langue créole à l’échelle internationale. « Très rapidement, les Seychelles, l’île Maurice, Haïti et Sainte-Lucie lui emboitèrent le pas suivis, deux ans plus tard par la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane. Enfin, les diasporas créoles d’Europe et d’Amérique du Nord s’y mirent à leur tour. À noter que dans certains pays, comme Trinidad, la Louisiane et Cuba, où subsistent des poches de locuteurs créolophones, le 28 octobre donne aussi lieu à des célébrations autour de la langue et de la culture » (…) « Aujourd’hui, tout le monde s’y met et c’est une excellente chose d’autant que de « Journée du créole », la célébration est passée à la « Semaine du créole » et finalement, au « Mois du créole ». Ce qui est également excellent » (Raphaël Confiant, « 28 octobre ‘’Journée internationale du créole’’ : commémorer jusqu’à quand ? », Fondas kreyòl, 27 octobre 2022). 

Il est primordial de prendre toute la mesure que le créole est la langue maternelle et usuelle d’environ 14 millions de locuteurs à travers le monde : le fait qu’il soit la langue native de plusieurs millions de locuteurs interpelle des problématiques liées qui ont trait à son statut, sa graphie, son aménagement dans l’espace public et dans l’Administration publique, dans l’École haïtienne, dans les manuels scolaires, sur le registre de sa didactique et de sa didactisation. Au seuil de l’édition 2024 de la Journée internationale du créole, il est utile de revisiter quelques faits historiques porteurs d’enseignements et, également, d’identifier et de mettre en perspective les facteurs faisant obstacle à l’aménagement du créole aux côtés du français en Haïti conformément à la Constitution de 1987.

Les grammaires créoles : en 1842 et 1869 déjà…

Sur le registre des sciences du langage, le premier ouvrage descriptif du créole d’Haïti a été rédigé par l’anthropologue et linguiste Suzanne Comhaire-Sylvain. Il a pour titre « Le créole haïtien : morphologie et syntaxe » (Éditions Caravelle, Port-au-Prince, 1936). En 1937 est paru l’ouvrage de Jules Faine, « Philologie créole. Études historiques et étymologiques sur la langue créole d’Haïti » (Imprimerie de l’État, Port-au-Prince, 1937). Mais les grammaires créoles sont beaucoup plus anciennes…

Ainsi, le romancier et lexicographe Martiniquais Raphaël Confiant a publié une ample étude intitulée « Les grandes dates de la langue créole (version n° 19) » (Fondas kreyòl, 22 juin 2022). Dans cette étude au long cours il répertorie plusieurs ouvrages appartenant à la catégorie « grammaire ». En voici le relevé :

1842 : l’Abbé GOUX, un Français, publie un catéchisme en créole : « Catéchisme en lange créole précédé d’un essai de grammaire sur l’idiome usité ». 

1869 : le Trinidadien John JACOB THOMAS, instituteur de son état, publie la toute première grammaire du créole, « The Theory and Practice of Creole Grammar »

1977 : l’Haïtien Ernst MIRVILLE publie le « Précis de grammaire créole comparée »Centre de linguistique appliquée, Port-au-Prince, Haïti.

1980 : le Guadeloupéen Robert GERMAIN publie : « Grammaire créole », Paris : L’Harmattan.

1983 : le Martiniquais Jean BERNABE publie sa thèse de doctorat en linguistique soutenue à La Sorbonne en 1975 sous le titre : « Fondal-natal. Grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais », édit. L’Harmattan.

1984 : le Français Robert DAMOISEAU publie « Éléments de grammaire du créole martiniquais », éditions Hatier-Antilles.

1987 : le Martiniquais Jean BERNABE publie « Grammaire créole. Fondas kréyòl-la »éditions L’Harmattan.

1999 : le Français Pierre PINALIE et le Martiniquais Jean BERNABE publient « Grammaire du créole martiniquais en 50 leçons », L’Harmattan.

2003 : le Français Robert DAMOISEAU publie « Éléments de grammaire comparée français/créole guyanais ».

À ce décompte il convient d’ajouter les deux grammaires créoles entièrement rédigées en créole par deux linguistes haïtiens vivant au Canada :

2007 : Sauveur Joseph, « Gramè kreyòl », Éditions du Cidihca.

2015 : Jockey Berde Fedexy, « Gramè deskriptif kreyòl ayisyen an », JEBCA Editions.

La lexicographie créole haïtienne, fille aînée de la créolistique

L’œuvre pionnière de la lexicographie haïtienne a été élaborée par le linguiste Pradel Pompilus. Datée de 1958, elle s’intitule « Lexique créole-français » (Université de Paris). Pradel Pompilus est également l’auteur du « Lexique du patois créole d’Haïti » publié en France en 1961 par le SNE, le Syndicat national de l’édition. Au terme d’une ample recherche documentaire, nous avons publié un « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juillet 2022) attestant que la lexicographie créole haïtienne comprenait 64 dictionnaires et 11 lexiques, soit un total de 75 ouvrages édités pour la plupart au format livre imprimé ; quelques titres sont offerts au format électronique. À ce décompte de 2022 il s’est ajouté un dictionnaire juridique unilingue créole et trois lexiques anglais-créole, soit un total de 79 ouvrages en 2024. Le créole haïtien est indiscutablement le créole de souche lexicale française pour lequel un si grand nombre de dictionnaires et de lexiques a été élaboré. Il est également celui qui a donné lieu au plus grand nombre d’articles scientifiques ces quarante dernières années comme l’attestent les articles d’Albert Valdman et de Marie-Christine Hazaël-Massieux. La lexicographie créole, entendue au sens de l’élaboration de dictionnaires et de lexiques, se rattache à une tradition bien implantée, à savoir la diffusion d’articles scientifiques qui en font la description ou qui en dressent des perspectives novatrices.

Il en est ainsi des études du linguiste-lexicographe Albert Valdman 

  1. « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française » paru dans L’information grammaticale no 85, mars 2000) ;

  2. « Vers la standardisation du créole haïtien » (Revue française de linguistique appliquée, 2005/1 (vol. X) ;

  3. « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? (revue La linguistique, 2005/1 (vol. 41).

Dans l’un de ses livres majeurs, « Haitian Creole. Structure, Variation, Status, Origin » (Equinox Publishing Ltd, 2015), Albert Valdman effectue une description détaillée des stratégies productives de développement du vocabulaire et traite de l’origine du lexique du créole haïtien (voir en particulier les chapitres 5 et 6, pages 139 à 188 : « The Structure of the Haitian Creole Lexicon »).

Une rigoureuse réflexion sur la production d’outils lexicographiques créoles est également attestée dans les études amples et fort bien documentées de la linguiste Marie-Christine Hazaël-Massieuxnotamment :

  1. « Les corpus créoles », Revue française de linguistique appliquée 1996/2 (volume I).

  1. « Prolégomènes à une néologie créole », Revue française de linguistique appliquée 2002/1 (vol. VII).

  1. « Les créoles à base française : une introduction », paru dans les Travaux interdisciplinaires du Laboratoire parole et langage, vol. 21, 2002. 

  1. « De l’intérêt du Dictionnaire du créole de Marie-Galante de Maurice Barbotin », paru dans Créolica, septembre 2004.

  1. « Théories de la genèse ou histoire des créoles : l’exemple du développement des créoles de la Caraïbe », publié dans La linguistique 2005/1 (vol. 41).

(6) « Textes anciens en créole français de la Caraïbe. Histoire et analyse » (Paris, Publibook, 2008 ; (oeuvre érudite, ce livre identifie (pages 471 à 480) des textes anciens en créole produits entre 1640 et 1822).  

(7) « Les créoles à base lexicale française » (Paris, Ophrys, 2011).

(8) « Bibliographie des études créoles. Langues, cultures, sociétés‎ » (Institut d’Études créoles et francophones, Université d’‎Aix-en-Provence, 1991).

L’introduction du créole dans l’enseignement en Haïti, une conquête historique 

Les deux événements historiques les plus significatifs ayant précédé l’institution de la Journée internationale du créole en 1981 se sont produits en Haïti, pays où l’on trouve la plus grande communauté de locuteurs natifs du créole. Il s’agit de la promulgation de la « Loi du 18 septembre 1979 » et de l’inauguration de la réforme Bernard de 1979. La « Loi du 18 septembre 1979 » –« Loi autorisant l’usage du créole dans les écoles comme langue d’enseignement et objet d’enseignement »–, est une loi-phare qui innove et constitue les premiers fondements juridiques de l’enseignement DU et EN créole en Haïti. En son premier article, cette loi dispose que « L’usage du créole, en tant que langue commune parlée par les 90 % de la population haïtienne, est permis dans les écoles comme instrument et objet d’enseignement ». L’élaboration et la promulgation de cette loi est le fruit d’âpres luttes du secteur démocratique haïtien à la fois contre la dictature du nazillon Jean-Claude Duvalier et pour la reconnaissance du créole et son usage dans tous les secteurs de la vie nationale.

C’est dans ce contexte qu’a été mis en route ce que l’Histoire a enregistré sous l’appellation de réforme Bernard de 1979 (voir l’excellent livre de Charles Tardieu issu de sa thèse de doctorat en éducation, « Le pouvoir de l’éducation / L’éducation en Haïti de la période esclavagiste aux sociétés du savoir », Éditions Zémès, 2015 ; voir en particulier le chapitre VII.4.4.3, « L’impact du duvaliérisme et du système international ». Voir également la magistrale étude de Michel Saint-Germain, « Problématique linguistique en Haïti et réforme éducative : quelques constats » (Revue des sciences de l’éducation, 23 (3), 1997), qui consigne pour les années couvertes les données analytiques les plus éclairantes et les mieux documentées quant aux langues d’enseignement, notamment en ce qui a trait à l’aménagement du créole dans le système éducatif national. En voici un extrait :

« À la fin des années soixante-dix, le gouvernement haïtien et les organismes inter- nationaux étaient très conscients de l’incapacité du système [éducatif] à satisfaire les exigences tant qualitatives que quantitatives de la société haïtienne. Avec l’aide d’organismes tels le PNUD, l’UNESCO, l’OEA, la CEE, la Banque mondiale et de plusieurs pays, notamment le Canada, la France, les États-Unis, Haïti a entrepris une vaste réforme du système éducatif » (p. 620). Michel Saint-Germain précise également que « Préalablement à la réforme administrative et à la réforme de l’enseignement, il y eut la mise en place du cadre juridique. Déjà proposée à l’époque
de Pétion, timidement mise de l’avant en 1943 par une première initiative gouver- nementale créant le Comité pour l’enseignement en créole (Saint-Germain, 1988,
p. 169), l’utilisation du créole dans l’enseignement est enfin reconnue, le 18 septembre 1979, par la « Loi autorisant l’usage du créole dans les écoles comme langue d’enseignement et objet d’enseignement. » Cette Loi a été suivie, le 30 mars 1982, par le « Décret organisant le système éducatif haïtien en vue d’offrir des chances égales à tous et de refléter la culture haïtienne » dont les articles 29, 30 et 31 portent spécifiquement sur les langues créole et française. On reconnaît que le créole est langue d’enseignement et langue enseignée tout au long de l’école fondamentale, mais que le français, enseigné tout au long de l’école fondamentale, devient la langue d’enseignement à partir de la sixième année. Suivant le décret du 5 juin 1989, le créole maintient son statut de langue enseignée (objet d’enseignement) jusqu’à la neuvième année de l’enseignement fondamental » (p. 621). L’auteur précise également, toujours quant au volet linguistique, que « Dans le contexte de la problématique linguistique générale, une attention particulière doit être portée au volet langage. Même si ce n’était qu’un volet parmi les cinq autres, il a rapidement dominé la scène au point où la réforme de l’enseignement a été associée tout simplement à l’introduction du créole à l’école » (p. 622).

La réflexion sur le statut, le rôle et la place du créole dans le système éducatif haïtien, souventes fois fragmentaire et inaboutie, n’est pas nouvelle en Haïti. Comme le rappelle à juste titre le linguiste Renauld Govain dans son article intitulé « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement » (researchgate.net, 11 avril 2018), « En 1898 déjà, Georges Sylvain [déclarait] que « le jour où (…) le créole aura droit de cité dans nos écoles primaires, rurales et urbaines, le problème de l’organisation de notre enseignement populaire sera près d’être résolu ». Dans les années 1930-1940, cette réflexion a été poursuivie notamment par Christian Beaulieu, compagnon de lutte de Jacques Roumain et auteur de « Pour écrire le créole » (Les Griots, 1939), et qui fut l’un des premiers, à cette époque, à réclamer l’utilisation du créole à des fins pédagogiques. Bien plus tard, l’aménagement et le rôle du créole dans le système éducatif haïtien ont été institutionnalisés par la réforme Bernard de 1979, mise en veilleuse en 1987, et qui faisait du créole, pour la première fois dans l’histoire du pays, langue d’enseignement et langue enseignée aux côtés du français langue seconde.

Dans l’article que nous avons consacré à la première grande réforme du système éducatif haïtien, « Sanctuariser et sacraliser les reliques de la réforme Bernard, un évangile aventureux au mitan du système éducatif haïtien » (Potomitan, 13 avril 2022), nous avons fourni un éclairage analytique documenté ciblant les acquis et les échecs de la réforme Bernard de 1979. Et nous avons rappelé que l’État haïtien n’a toujours pas publié le moindre bilan officiel de cette réforme.

Selon l’UNESCO-IBE, « La réforme Bernard a marqué le système éducatif haïtien. Lancée dès 1979 sous le ministère de Joseph Bernard, la réforme avait pour principaux objectifs :

  • La mise en place de l’École fondamentale. Comportant trois cycles d’une durée totale de dix ans (ramenée par la suite à neuf ans), l’École fondamentale remplacerait l’école primaire traditionnelle et les trois premières années de l’école secondaire. (…)

  • L’introduction de nouvelles méthodes pédagogiques axées sur la méthode scientifique (observation, découverte, expérimentation, pratique du raisonnement, etc.) remplaçant les traditionnelles méthodes d’apprentissage basées entre autres sur le dressage et la mémorisation systématique.

  • L’utilisation de la langue maternelle des élèves (le créole) comme langue d’enseignement en vue d’assurer un environnement plus propice à la communication et donc à l’apprentissage.

  • L’élaboration de matériel didactique (…) 

  • Le renforcement de l’encadrement administratif et pédagogique des écoles (…) »

L’UNESCO-IBE précise que « L’Institut pédagogique national [l’IPN] devait être l’organisme clé pour la mise en œuvre de la réforme éducative (…) notamment en matière d’élaboration des programmes, de production de matériel didactique, de formation du personnel enseignant, etc. » Il est également noté que « Le système éducatif haïtien redéfini depuis la réforme Bernard comprend l’éducation préscolaire, l’École fondamentale, l’enseignement secondaire, la formation professionnelle et l’enseignement supérieur. » Cette structuration du système éducatif national prévaut encore de nos jours et elle constitue, avec le statut et le rôle du créole dans l’apprentissage scolaire, un acquis majeur de la réforme Bernard. Sur le registre sociolinguistique et institutionnel, l’un des traits marquants de la réforme Bernard a été la volonté d’instituer un « bilinguisme fonctionnel » français-créole apparié au statut et au rôle du créole dans l’apprentissage scolaire » (voir le « World Data on Education », 6th edition, 2006/2007). (Sur la question du bilinguisme français-créole, voir nos articles « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti », Potomitan, 6 novembre 2019, et « L’aménagement linguistique en Haïti au regard de la Constitution de 1987 : regard actualisé sur les acquis et les défis », Le National, 5 avril 2022.)

L’on observe qu’il n’existe aucun document officiel et public consignant un bilan exhaustif de la réforme Bernard de 1979 élaboré par l’État haïtien, en particulier par le ministère de l’Éducation. Cela peut sembler paradoxal sinon aberrant, mais la réalité historique est que la plupart du temps l’État haïtien et plusieurs auteurs font référence à cette réforme éducative en dehors d’un bilan exhaustif réalisé par une institution haïtienne, en particulier au plan linguistique et didactique. Ainsi, des éléments d’analyses sectorielles peuvent être répertoriés dans divers types de documents produits non pas par l’État mais plutôt par des individus, par des chercheurs rattachés ou pas à une institution universitaire, parmi lesquels il convient de citer :

  • Jean Louiner St-Fort auteur en 2016, à la Sorbonne, de la thèse de doctorat « Les politiques de la réforme éducative en Haïti, 1979 – 2013 : de la logique socioprofessionnelle des acteurs politico-administratifs à la situation des établissements scolaires du département de la Grand-Anse ».

  • Michel Saint-Germain, « Analyse de quelques facteurs relatifs au volet linguistique de la réforme de l’éducation en Haïti », Revue éducation canadienne et internationale, 18 (2), 1989, 18-33.

  • Jacques Rosembert, « Analyse sociologique des intentions de la réforme du système éducatif haïtien – (Réforme Bernard : 1979-1980) », mémoire de maîtrise, Université d’Ottawa, 1998.

  • Patrick Agnant, « Le système d’éducation haïtien : une étude néo-institutionnaliste en trente ans, de la Réforme Bernard en 1979 jusqu’au tremblement de terre de 2010 », mémoire de maîtrise, Université de Sherbrooke, 2018.

  • Robert Chaudenson & Pierre Vernet, « L’école en créole : étude comparée de réformes éducatives en Haïti et aux Seychelles », Agence de coopération culturelle et technique, Québec, 1983.

  • Guy Alexandre, « Matériaux pour un bilan de la réforme éducative en Haïti », Le Nouvelliste, 6, 11, 16 mai 1999.

Tel que nous l’avons démontré, « L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire » (Madinin’Ar, 17 mars 2021). Dans cet article nous avons rappelé que le sociologue Guy Alexandre, ancien cadre de l’IPN (l’Institut pédagogique national) est l’auteur de l’article « La politique éducative du jean-claudisme, chronique de l’échec « organisé » d’un projet de réforme » paru dans l’ouvrage « Le prix du jean-claudisme – Arbitraire, parodie, désocialisation » publié en 2013 chez C3 Éditions sous la direction de Pierre Buteau et Lyonel Trouillot. Tout en mettant en lumière les dimensions légale et institutionnelle de la réforme Bernard de 1979 –modification de l’organigramme du ministère de l’Éducation, Loi de septembre 1979 instituant le créole langue d’enseignement et langue enseignée, réaménagement des cycles d’enseignement et des contenus curriculaires, statut, rôle et activités de l’IPN, qui a été le véritable moteur de la réforme–, Guy Alexandre précise à dessein que les grands commis de la dictature de Jean-Claude Duvalier, entre autres le tonton macoute Jean-Marie Chanoine alors titulaire du puissant ministère de l’Information et de nombreux directeurs d’écoles se sont opposés à la mise en œuvre de cette réforme. Et il poursuit son analyse en ces termes : « (…) le fait est que les responsables du régime –compte non tenu des options techniques et éthiques de Joseph C. Bernard et de son équipe—n’étaient porteurs d’aucune vision véritable des problèmes d’éducation. Sur cette base, au-delà des discours à usage externe, la politique éducative effective menée par le régime se résumera bien vite à une pratique de laisser faire, qui, au bout du compte, favorisera pour quelques années encore l’école traditionnelle, « élitiste », déconnectée des réalités du milieu, et non articulée aux besoins de son développement » (Guy Alexandre, ibidem, p. 33).

Le bilan exhaustif de la réforme Bernard de 1979 devra prendre en compte les données analytiques contenues dans le rapport préparé par Uli Locher, Thierry Malan et Charles Pierre-Jacques pour le compte de la Banque mondiale et intitulé « Évaluation de la réforme éducative en Haïti / Rapport final de la mission d’évaluation de la réforme éducative en Haïti » (163 pages miméo, Genève, 1987). 

Par ailleurs les apports analytiques du linguiste Renauld Govain alimentent eux aussi une réflexion transversale capable d’enrichir les études sur la lexicographie créole et la didactique du créole. Ces apports analytiques sont consignés en particulier dans les publications suivantes : 

(1) « Enseignement du créole à l’école en Haïti : entre pratiques didactiques, contextes linguistiques et réalités de terrain », in Frédéric Anciaux, Thomas Forissier et Lambert-Félix : voir Prudent (dir.), « Contextualisations didactiques. Approches théoriques », Paris, L’Harmattan, 2013 ; 

(2) « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », revue Contextes et didactiques, 4, 2014 ; 

  1. « Le créole haïtien : description et analyse » (sous la direction de Renauld Govain, Paris, Éditions L’Harmattan, 2018 ; 

(4) « Enseignement/apprentissage formel du créole à l’école en Haïti : un parcours à construire », revue Kreolistika, mars 2021 ; 

(5) « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques » (revue Contextes et didactiques, 17 | 2021) ; 

(6) « Pour une didactique du créole langue maternelle », paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021.

La graphie du créole : une longue route parsemée d’embûches…

Dans un texte fort bien documenté daté de 2014, le linguiste Hugues Saint-Fort synthétise avec clarté l’histoire de la graphie du créole haïtien. Cette synthèse est ici longuement citée en raison de ses qualités sur le plan historique et du fait qu’elle prend appui sur les travaux de linguistes reconnus pour la rigueur de leurs recherches sur le créole.

« De tous les pays créolo-francophones de la Caraïbe, Haïti est le seul où a été adoptée par décret une loi autorisant l’écriture du kreyòl dans les écoles et fixant les principes de la graphie de cette langue. C’était en janvier 1980. Sept ans plus tard, en mars 1987, une constitution proclama le kreyòl la langue officielle d’Haïti à égalité avec le français qui jouissait tout seul de ce statut depuis 1918 durant l’occupation américaine. On connait bien maintenant (cf. Dejean 1980, Faraclas et alii 2010, Schieffelin & Charlier-Doucet 1998, Valdman 2005) l’histoire de l’orthographe du créole haïtien. Jusqu’aux années 1920-1930, les rares locuteurs haïtiens francophones qui écrivaient en créole ne suivaient aucun principe, aucun système d’écriture clair et se contentaient d’écrire la langue plus ou moins selon leurs humeurs du moment, plus ou moins selon l’orthographe française. Les premières orthographes systématiques du créole haïtien furent proposées en 1924 par Frédéric Doret et en 1939 par Christian Beaulieu. Ils étaient tous les deux Haïtiens. Cependant, leurs propositions ne furent pas écoutées (Schieffelin & Charlier-Doucet 1998).

Au cours des années 1940, un pasteur protestant irlandais du nom d’Ormonde McConnell et un éducateur américain spécialisé dans les questions d’alphabétisation, Frank Laubach, mirent sur pied une nouvelle orthographe systématique du kreyòl. Elle était basée sur l’alphabet phonétique international (API) mais la plupart des lettrés haïtiens de l’époque pensaient qu’elle était basée sur l’anglais et déclenchèrent une violente campagne contre son adoption. Aujourd’hui encore, tristement, un certain nombre d’Haïtiens continue à dire que c’est une orthographe « américaine ». Alors que c’est complètement faux. 

Au cours des années 1950, deux intellectuels francophones haïtiens, Charles-Fernand Pressoir et Lelio Faublas, apportèrent des changements à ce que les défenseurs d’une certaine orthographe dite « française » considéraient comme une « horreur ». Il en résulta une orthographe légèrement différente de ce qu’on appelait alors l’orthographe Laubach et on prit l’habitude de la désigner sous le nom d’orthographe Pressoir. Cette orthographe fit les beaux jours de tous ceux qui prônaient la défense et l’illustration de la langue créole en publiant leurs textes dans cette langue. Par exemple, c’est en orthographe Pressoir que fut publiée une œuvre qui est considérée maintenant comme un chef-d’œuvre, le premier roman de la littérature haïtienne entièrement écrit en kreyòl, Dezafi (1975), du grand écrivain haïtien francophone et créolophone, Frankétienne.

Dans son livre « Comment écrire le créole d’Haïti » (1980) qui est une partie de sa thèse de doctorat de linguistique du même titre soutenue en septembre 1977 à l’université d’Indiana [sous la direction d’Albert Valdman], le linguiste haïtien Yves Dejean rapporte que la première édition du livre d’Ormonde H. McConnell et d’Eugene Jr. Swan « You Can Learn Creole. A Simple Introduction to Haitian Creole for English Speaking People » date de 1945.  Dejean rapporte aussi que « Ormonde McConnell a été en Haïti, vers 1940, le premier inventeur d’une orthographe créole à mériter le qualificatif de système ou d’ensemble structuré et cohérent ». 

Vers 1975, les milieux éducatifs officiels alors en pleine ébullition mirent sur pied une nouvelle institution appelée « Institut pédagogique national » (IPN) et un Groupe de recherches et d’études appelé « GREKA » (Gwoup rechèch pou etidye kreyòl ayisyen). Ils révisèrent l’orthographe dite « Pressoir » et en proposèrent une version légèrement modifiée, connue sous le nom de « orthographe IPN ». En fait, l’orthographe IPN ne se démarque de l’orthographe Pressoir que par six modifications (…). (…) le 31 janvier 1980, le gouvernement haïtien rendit publics les principes de la graphie du créole dont on allait se servir non seulement comme langue d’instruction mais aussi comme objet d’étude dans les écoles de la république. Actuellement, l’orthographe standardisée officielle du créole haïtien fait loi dans les milieux scolaires, universitaires, journalistiques, publicitaires, politiques, économiques, littéraires, commerciaux de la société haïtienne (…). On a dépassé d’une manière générale, quoiqu’en disent quelques attardés, l’amateurisme, l’insouciance et parfois l’ignorance qui ont dominé l’écriture du kreyòl pendant de longues années. Une chose est sûre : nous ne pouvons plus revenir aux écritures fantaisistes, farfelues qui représentaient la norme avant la systématisation de l’orthographe créole introduite par Ormonde McConnell et F. Laubach ». (Source : « Jusqu’où iront les dérives de l’écriture du créole haïtien », Potomitan, décembre 2014.) Il y a lieu de préciser que cette remarquable synthèse de l’histoire de la graphie du créole haïtien produite par le linguiste Hugues Saint-Fort s’appuie sur les études réalisées par des chercheurs reconnus pour la rigueur de leurs travaux. Il s’agit notamment de : 

  1. Pradel Pompilus (1973) : « Contribution à l’étude comparée du créole et du français à partir du créole haïtien ». Phonologie et lexicologie ». Port-au-Prince : Éditions Caraïbes.

  1. Yves Dejean (1980) : « Comment écrire le créole d’Haïti »Montréal : Collectif Paroles. 

  1. Nicholas Faraclas, Arthur K. Spears, Elizabeth Barrows, & Mayra Cortes Pineira (2010) : « Orthography. The Haitian Creole Language. History, Structure, Use and Education ». Ed. by Arthur K. Spears & Carole Berotte Joseph. New York : Lexington Books.

  1.  Bambi Schieffelin Rachel Charlier-Doucet (1998) : « The ‘Real’ Haitian Creole. Ideology, Metalinguistics, and Orthographic Choice ». In : Language Ideologies. Practice and Theory. Ed. by Bambi Schieffelin, Kathryn A. Woolard, & Paul V. Kroskrity. Pgs. 285-316. Oxford : Oxford University Press.    

  1. Albert Valdman (1984) : « The Linguistic Situation of Haïti ». In : Haiti-Today and Tomorrow. Ed. by Charles Foster and Albert Valdman. Pgs. 77-99. New York : University Press of America. 

(6) Albert Valdman (2005) : « Vers la standardisation du créole haïtien ». In : Revue française de linguistique appliquée. Dossier : Les créoles : des langues comme les autres. Volume X-1/ juin 2005. 

  1. Albert Valdman et alii (2007) : « Haitian Creole-English Bilingual Dictionary ». Indiana University, Creole Institute.

La longue route de l’aménagement du créole à l’épreuve du populisme linguistique, de la démobilisation de l’État et du cul-de-sac des créolistes fondamentalistes

Au seuil de l’édition 2024 de la Journée internationale du créole et par-delà les acquis dont nous venons de rappeler les principales caractéristiques, quel est aujourd’hui l’état des lieux de l’aménagement du créole dans l’espace public et dans l’Administration publique, dans l’École haïtienne, dans les manuels scolaires, sur le registre de sa didactique et de sa didactisation ? Plutôt que de s’adonner année après année à un rituel uniquement commémoratif, c’est à cet ensemble de questions de fond que devrait en priorité réfléchir les promoteurs du Mois du créole et de la Journée internationale du créole tant à l’échelle nationale qu’internationale. Car s’il est attesté que quelques acquis identifiables constituent une relative mais réelle avancée de l’aménagement du créole tel que nous venons de l’exemplifier, l’on observe que ces acquis sont encore fragiles à plusieurs égards.

Ainsi, l’on observe que

  1. malgré la co-officialisation du créole et du français à l’article 5 de la Constitution de 1987, l’État haïtien n’a toujours pas élaboré l’énoncé de la politique linguistique nationale ;

  1. la co-officialisation du créole et du français à l’article 5 de la Constitution de 1987 n’a pas encore donné lieu à l’adoption de la Loi sur les langues officielles d’Haïti ;

  1. en dépit de la co-officialisation du créole et du français à l’article 5 de la Constitution de 1987, l’État haïtien n’a toujours pas élaboré et mis en oeuvre la politique linguistique éducative nationale ;

  1. l’État haïtien contrevient à l’article 40 de la Constitution de 1987 : sauf quelques rares exceptions, ses documents officiels ne sont pas publiés dans les deux langues officielles du pays.

L’absence d’une politique linguistique d’État est au fondement du non-respect des droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs haïtiens. L’inexistence d’une politique linguistique éducative est au fondement, en grande partie, de l’existence d’une École haïtienne à deux vitesses incapable d’assurer une éducation de qualité et inclusive aux 3 millions de jeunes en cours de scolarisation dans le système éducatif national (voir notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018) ; voir aussi nos articles « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique » (Le National, 11 octobre 2017), et « Droits linguistiques » et « droit à la langue » en Haïti, la longue route d’une conquête citoyenne au cœur de l’État de droit » (Fondas kreyòl, 14 mars 2023).

L’absence d’une politique linguistique d’État et l’inexistence d’une politique linguistique éducative ont des répercutions systémiques sur l’Éducation nationale. Cela se donne à voir, entre autres, dans la gesticulation populiste et l’amateurisme qui sont au cœur de la gouvernance du système éducatif national depuis l’arrivée au pouvoir du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste.

L’exemple le plus flagrant de la gesticulation populiste et de l’amateurisme au cœur de la gouvernance du système éducatif national est l’Accord du 8 juillet 2015, le « Pwotokòl akò ant ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (Menfp) ak Akademi kreyòl ayisyen (Aka) ». La confusion entre le statut déclaratif et le statut exécutif présumé de l’Académie créole est formulée dans les « Considérations générales » de l’accord du 8 juillet 2015 : « Misyon MENFP ak misyon AKA kwaze sou kesyon politik lang nan peyi a, espesyalman nan sistèm edikatif ayisyen an kote tout aktè yo dwe respekte dwa lengwistik elèv ayisyen yo. » Il s’agit donc comme on le constate d’un vœu –illustrant par là le caractère déclaratif de l’Académie–, celui par lequel les signataires de l’Accord souhaitent que tous les acteurs du système éducatif respectent les droits linguistiques des élèves. Il y a lieu ici de souligner fortement que nulle part dans l’accord –ou dans un texte annexe–, les pseudos « droits linguistiques des élèves » ne sont définis : les élèves auraient-ils des « droits linguistiques » particuliers, distincts de ceux de tous les citoyens haïtiens ? On ne sait pas non plus ce que les signataires entendent par l’emploi d’une si importante notion jurilinguistique, les « droits linguistiques ». Ils font un usage « lamayòt » de cette notion de « droits linguistiques » sans donner à en mesurer la profondeur ni la portée dans le texte de l’Accord –ou dans un texte annexe. La confusion théorique est donc évidente, entre les « droits linguistiques » dans leur universalité et les pseudo « droits linguistiques des élèves », et cette confusion pourrait aussi ouvrir la voie à la revendication de prétendus droits linguistiques particuliers pour chaque segment de la population haïtienne, sorte de tour de Babel de l’irrationnel et de l’informel. Une telle confusion exprime un lourd défaut originel de vision tant au ministère de l’Éducation nationale qu’à l’Akademi kreyòl ayisyen : les « droits linguistiques » demeurent englués dans des généralités répétées à tour de bras, ils sont réduits à un souhait et ils ne sont ni protégés ni garantis par une législation nationale contraignante englobant l’espace public et le système éducatif (voir notre article « Accord du 8 juillet 2015 –  Du defaut originel de vision à l’Academie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale », Montray kreyòl, 25 juillet 2015). La chaotique saga de « Accord du 8 juillet 2015 » n’a pas fait l’objet du moindre bilan, entre 2015 et 2024, de la part du ministère de l’Éducation nationale et de l’Akademi kreyòl ayisyen. L’on a toutefois noté que l’Akademi kreyòl ayisyen s’est réveillée de son habituelle sieste, un jour pluvieux, pour partir publiquement en guerre contre son « partenaire » institutionnel, le ministère de l’Éducation nationale. Ainsi, l’Akademi kreyòl ayisyen a entonné dans la presse haïtienne la « Complainte du manchot » : « Leurs flèches se sont aussi dirigées contre le ministère de l’Éducation nationale. Le problème linguistique en milieu scolaire, en abordant ce point avec un peu d’énervement, les académiciens estiment que le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) méprise et néglige l’apprentissage dans la langue créole. Pour eux, le MENFP devrait prendre des mesures adéquates pour que l’apprentissage soit effectif dans la langue maternelle. » (« L’Académie du créole haïtien réclame le support de l’État », Le Nouvelliste, 1er mars 2018.) – Sur l’échec de l’Akademi kreyòl ayisyen, voir notre article « Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible », Potomitan, 4 avril 2019) ; voir aussi celui que nous avons récemment publié  sur le site Rezonòdwès le 19 août 2024, « Corruption, népotisme, futilité, malversations et dérives administratives à l’Akademi kreyòl ayisyen : la société civile doit exiger l’abolition de cet inutile ‘’symbole décoratif’ ).

Un autre exemple flagrant de la gesticulation populiste et de l’amateurisme au cœur de la gouvernance du système éducatif national, sous la houlette du ministre PHTKiste Nesmy Manigat, est la saga du LIV INIK AN KREYÒL.

Tel que nous l’avons exposé dans notre article « Le LIV INIK AN KREYÒL, version numérique, ou la permanence du bluff cosmétique au ministère de l’Éducation nationale d’Haïti » (Rezonòdwès, 24 février 2024), Haïti est le seul pays au monde à vouloir implanter dans son système éducatif national SEPT VERSIONS DIFFÉRENTES d’un LIVRE UNIQUE EN CRÉOLE élaboré par SEPT ÉDITEURS DIFFÉRENTS. Haïti est le seul pays au monde à vouloir instituer « une véritable révolution sur le chemin de l’équité et de l’inclusion en Haïti », selon le ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat, quitte à emprisonner et à ratatiner toutes les matières scolaires dans l’étroitesse d’un livre unique de 300 pages tandis que les élèves du Sénégal, de l’Afrique du Sud, du Canada, de la Martinique, de l’Algérie, de l’Argentine, de la Finlande ou de la Suisse ont à leur disposition des milliers de livres couvrant diverses matières et accessibles dans les bibliothèques scolaires, municipales ou nationales. À titre comparatif, il est utile de signaler que la Bibliothèque Schœlcher, qui est la bibliothèque publique départementale de la ville de Fort-de-France en Martinique, a été inaugurée en 1893. Elle possède un fonds de 130 000 ouvrages incluant un important fonds antillais. Inaugurée en mars 1939 et responsable du dépôt légal des livres à l’échelle du pays, la Bibliothèque nationale d’Haïti comprenait en 2012 environ 60 000 ouvrages. Première bibliothèque patrimoniale du pays et la plus ancienne bibliothèque d’Haïti, la célèbre Bibliothèque haïtienne des Spiritains (BHS), anciennement Bibliothèque haïtienne des Pères du St-Esprit (BHPSE), a été fondée en 1873 par le Père Daniel Weick. Elle compte aujourd’hui 20 000 ouvrages incluant des documents et collections historiques, des fonds d’archives privées, des cartes, etc. Le remarquable site officiel de la Bibliothèque et archives nationales du Québec (BanQ) répertorie les bibliothèques nationales des États et gouvernements membres ou observateurs de l’Organisation internationale de la Francophonie. Pour la petite île sœur de la Dominique, la BanQ précise que la Bibliothèque publique de l’île de la Dominique, membre du National documentation center and public library of Dominica, comprend 50 000 volumes.

Sur le registre du populisme linguistique, l’on observe que dès qu’il s’agit du créole la dimension idéologique et subjective du discours est prégnante chez plusieurs « croisés » et « missionnaires » qui « essentialisent » le créole : ils sont les vecteurs d’une écholalie langagière bavardeuse qui dépasse très rarement l’instance discursive de la conflictualité. Ainsi, plusieurs observateurs et analystes de la situation linguistique d’Haïti notent que les débats d’idées, en particulier lorsqu’il est question du créole, sont souvent passionnés, virulents, parfois manichéens, et dans certains cas ils véhiculent l’idée qu’il y aurait une « guerre des langues » au pays. Quelques rares linguistes et croisés créolistes, au nom d’un prosélytisme identitaire lourdement dogmatique, alimentent cette idée de « guerre des langues » entre le créole et le français au creux d’une vision catéchétique et essentialiste de la « linguistique postcoloniale ». On a vu ainsi apparaître ces derniers temps quelques « trouvailles » lexicales manichéennes –telles que « frankofol », « frankofoli », « gwojemoni frankofolis », « francofolie », « colonisation mentale », « pale franse » = « fè demagoji », « pale franse » = « neyokolonyalis»–, destinées à fustiger sinon à stigmatiser en contexte haïtien la prétendue « langue du colon », le français, ainsi que les locuteurs francocréolophones « coupables » de s’exprimer en français, à l’écrit, plutôt qu’en créole. Injonction est ainsi faite aux locuteurs francocréolophones de ne produire que des textes rédigés en créole, peu importe le contexte et les lectorats visés. Au tableau de chasse des « trouvailles » lexicales de certains « militants » créolistes et dans celui de plusieurs Ayatollas du créole, l’on a relevé, à propos du français en Haïti, les termes de « virus mental », de « sèvo deranje », de « sèvo lanvè » et de « soumisyon » à l’« impérialisme français » car ce serait à travers l’hégémonie (« gwojemoni ») de la langue française et sous le joug de la Francophonie que les Haïtiens auraient abouti au bagne linguistique honni des « néo-colonisés ». Une lecture révisionniste de l’Histoire de la colonisation européenne et de la violente tragédie qu’elle a mise en œuvre, notamment dans le système plantationnaire aux Antilles, s’efforce d’ailleurs d’accréditer l’idée que seule la langue française serait une « langue coloniale », la langue de la « gwojemoni » à l’origine de l’aliénant « sentòm gwojemoni neyokolonyal » affectant nombre de francocréolophones. Cette lecture révisionniste de l’Histoire permet d’occulter les mécanismes contemporains des rapports de domination néocoloniale repérables dans l’instrumentalisation impériale des langues, l’anglais en particulier. Récemment, l’on a aussi vu fleurir sur les réseaux sociaux des propos ethnocentriques et essentialistes où le « Blanc », indistinctement, est frappé d’ostracisme car il serait à la source de tous les malheurs du « Noir ». Et dans le récent contexte de la Journée internationale de la langue maternelle 2023, l’on a assisté à l’émergence, le 9 février 2023, d’une nouvelle bavardeuse cabale ciblant cette fois-ci le Bureau de l’UNESCO en Haïti, celui-ci étant présumément une sorte d’officine anti-créole : « UNESCO (…) ap plede ankouraje pratik anti-kreyòl mi wo mi ba » plaide frauduleusement l’un des Ayatollahs du créole, ardent défenseur du PSUGO du PHTK et promoteur de la « lexicographie borlette » (voir nos articles « La « lexicographie borlette » du MIT Haiti Initiative n’a jamais pu s’implanter en Haïti dans l’enseignement en créole des sciences et des techniques  » ( Rezonòdwès, 4 juillet 2023), et « Le système éducatif haïtien à l’épreuve
de malversations multiples au PSUGO
 
» (Potomitan, 23 mars 2022).

Au chapitre du populisme linguistique, siège d’une écholalie langagière bavardeuse qui dépasse très rarement l’instance discursive de la conflictualité, l’on navigue à contre-courant des sciences du langage, l’on privilégie la subjectivité et le « voye monte » qui traduisent la plupart du temps une « pensée linguistique » rachitique incapable de proposer une vision rassembleuse de l’aménagement du créole aux côtés du français, conformément au « Préambule » et à l’article 5 de la Constitution de 1987. Pour mémoire, le « Préambule » de la Constitution de 1987 dispose que « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution » (…) « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens et citoyennes ». L’article 5 dispose que « Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune le créole. Le créole et le français sont les langues officielles de la République ». Il faut prendre toute la mesure que le populisme linguistique déresponsabilise l’État haïtien, l’écarte de ses obligations constitutionnelles en enfermant le créole dans l’étroit périmètre de l’essentialisme et de la subjectivité alors même que le Préambule de la Constitution de 1987 dispose que « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution : Pour garantir ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur conformément à son Acte d’indépendance de 1804 et à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ». Et c’est encore la Constitution de 1987 qui dispose, à l’article 19, que « L’État a l’impérieuse obligation de garantir le droit à la vie, à la santé, au respect de la personne humaine, à tous les citoyens sans distinction, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme ». En passant outre ces dispositions et obligations constitutionnelles, le populisme linguistique déresponsabilise l’État haïtien en accréditant l’idée que l’aménagement du créole serait l’affaire d’une sorte de secte messianique et qu’il n’est pas lié au combat solidaire pour le plein exercice des droits citoyens.

Le populisme linguistique a partie liée avec les différentes variantes du discours identitaire haïtien, qui se caractérise principalement comme un espace discursif incantatoire amalgamant des données historiques et anthropologiques et qui est également cousu de clichés, de poncifs et de sourates : « kreyòl se idantite nou ». De manière univoque, le discours identitaire haïtien soutient que la langue créole EST l’identité haïtienne, et l’on trouve des traces de ce réductionnisme dans nombre de chansons, de textes publicitaires, etc.

Monolingue par choix, le discours identitaire haïtien est un « construit » sur les plans historique, sociologique et idéologique, il désigne une perception qui lie l’individu au collectif et le positionne dans la trame constitutive de la Nation. Pour Michael Byram (Université de Durham, Royaume-Uni), « Les langues sont des symboles d’identité ; elles sont utilisées par leurs locuteurs pour marquer leurs identités. Les individus s’en servent aussi pour catégoriser leurs pairs en fonction de la langue qu’ils parlent. Chaque être humain appartient à plusieurs groupes sociaux et possède de nombreuses identités sociales. Ainsi, une personne peut être à la fois « enseignante », « supporter du Real Madrid », « allemande », « parisienne », etc. (…) Souvent, il existe un lien particulièrement fort entre la langue et le sentiment d’appartenance à un groupe – ou une identité nationale. Dans les situations les plus « simples », il n’existe qu’une seule « langue nationale », parlée par tous les individus partageant la même identité nationale. Cependant, la plupart du temps, nous avons affaire à des situations complexes, qui impliquent plusieurs langues (en Suisse, par exemple) ou dans lesquelles les langues concernées sont liées à plusieurs identités nationales (l’allemand, par exemple). –(Michael Byram, « Étude préliminaire / Langues de scolarisation » – Conseil de l’Europe, Division des Politiques linguistiques, Strasbourg, 2006).

Cécile Gauthier est chercheure au Centre de recherche interdisciplinaire sur les modèles esthétiques et littéraires (CRIMEL) de l’Université de Reims – Champagne Ardenne. Dans un article de grande amplitude analytique, « Changer de langue pour échapper à la langue ? L’« identité linguistique » en question » (Revue de littérature comparée 2011/2 n°338, elle invite à une inédite réflexion prenant appui sur la pensée de Jacques Derrida et d’Édouard Glissant. De manière fort pertinente, elle précise que « La quête de l’identité tend à faire de la langue un des fondements identitaires les plus déterminants, justifiant l’emploi de l’expression « identité linguistique ». Cette notion sera ici abordée de façon critique, par un dialogue entre les pensées de Jacques Derrida et d’Édouard Glissant. Le premier développe une réflexion sur le « monolinguisme », le second sur le « multilinguisme », mais la théorisation singulière que chacun fait de ces deux notions en apparence opposées les conduit à se retrouver sur un certain nombre de points majeurs, au premier rang desquels la nécessité de se défaire d’une conception réductrice et « cloisonnante » de la langue comme objet homogène et appropriable ».

À la section « Refuser l’« unidentité de la langue », elle expose que « L’idée que la langue est inextricablement liée à l’identité est tenace et omniprésente. Si l’on aborde cette question sous l’angle de la construction, force est de reconnaître que l’énoncé est tout à fait avéré, étant historiquement l’héritage d’une perception sociale partagée, qui veut que l’identité culturelle soit une donnée évidente et immuable, ancrée dans la propriété d’une langue et l’identification à cette langue, créatrice de la communauté. Dans un article visant à démasquer « les pièges du nationalisme cachés dans le sacre de la langue maternelle » [1], Marc Crépon propose le néologisme d’unidentité, pour évoquer le fait que, dans les discours politiques instrumentalisant la question de la langue à des fins identitaires, celle-ci soit présentée « comme une et commune, identique à elle-même et identique pour tous ». [Le renvoi 1 se réfère à Marc Crépon, « Ce qu’on demande aux langues » – (Autour du Monolinguisme de l’autre de Jacques Derrida, Éditions Galilée, 1996, Raisons politiques. La République des langues, n° 2, mai-juillet 2001, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, p. 27-40.] 

Cécile Gauthier note avec pertinence qu’« Édouard Glissant développe lui aussi la thèse de l’impossible monolinguisme, affirmant que « notre usage de la langue ne peut plus être monolingue ». Dialoguant avec le philosophe Jacques Derrida –auteur, entre autres, de « De la grammatologie » (Éditions de Minuit, 1967) et de « Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine » (Éditions Galilée, 1996)–, le romancier et philosophe martiniquais Édouard Glissant nous enseigne qu’« On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres ». (Voir « L’imaginaire des langues : entretien avec Édouard Glissant », par Lise Gauvin ; paru dans « L’Amérique entre les langues », revue Études françaises volume 28, numéros 2-3, automne–hiver 1992.) [Le souligné en italiques et gras est de RBO]

Le romancier et essayiste martiniquais Patrick Chamoiseau expose avec clarté sa communauté de vue avec Édouard Glissant : « (…) nous n’avons pas à hiérarchiser les langues entre elles, bien au contraire. Nous devons être riches, concrètement ou poétiquement, de toutes les langues du monde. Aucune langue ne peut s’épanouir seule, il lui faut le concert des autres langues qu’elle invoque, qu’elle accueille et respecte. (…) il nous faut abandonner l’imaginaire monolingue des colonialistes, pour tendre vers un imaginaire multi-trans-linguistique, qui n’a rien à voir avec une faculté polyglotte, mais qui tend vers le désir-imaginant de toutes les langues du monde, qu’on les connaisse ou non. » — (« Nous devons être riches de toutes les langues du monde », par Patrick Chamoiseau, Le Courrier de l’UNESCO, 20 juin 2024) [Le souligné en italiques et gras est de RBO]

Le populisme linguistique, qui a partie liée avec les différentes variantes du discours identitaire haïtien, produit encore aujourd’hui de maigres avatars au creux d’une « pensée linguistique » aussi folklorique que chétive et dénuée d’amplitude analytique. C’est le cas de la Sosyete koukouy qui a enfanté un sous-produit du noirisme duvaliériste dans l’ouvrage de Jean-Robert Placide, « Ayisyanite ak kreyolite », qui porte en sous-titre la mention « Mouvman kreyòl ayisyen | Sosyete Koukouy yon nouvo endijenis an evolisyon » (JEBCA Éditions, 2023 ; voir notre compte-rendu de lecture « Le livre « ayisyanite ak kreyolite » ressuscite-t-il l’indigénisme racialiste duvaliérien sous les habits artificieux du « nouvo endijenis an evolisyon » ? » paru en France, aux États-Unis et en Martinique le 22 mars 2024). C’est également le cas de l’historien Jean Casimir, essayiste de renom et enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti, qui a aventureusement exposé une vision réductrice et racialiste de la question linguistique haïtienne dans l’article qu’il a publié le 10 février 2023 sur le site Ayibopost, « Lang blan yo p ap pran peyi a pou yo » (voir notre compte-rendu de lecture paru en France dans Médiapart le 20 mars 2023, « Jean Casimir ou les dérives d’une vision racialiste de la problématique linguistique haïtienne ». 

Qu’il s’agisse de l’Akademi kreyòl ayisyen, de la Sosyete koukouy ou de tout autre petit cénacle de l’entre-soi « créoliste », le populisme linguistique, qui a partie liée avec les différentes variantes du discours identitaire haïtien, s’est révélé incapable depuis la promulgation de la Constitution de 1987 d’intervenir dans les champs majeurs de l’aménagement du créole, notamment en didactique du créole, en didactisation du créole, en lexicographie créole et sur le registre de l’élaboration de la future politique linguistique éducative. En tant qu’espace discursif incantatoire, le populisme linguistique cultive le « vire won », l’art mutique et rachitique du marronnage parce qu’il n’a pas de véritable projet d’aménagement du créole aux côtés du français conformément aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987.

Les promoteurs de la Journée internationale du créole seraient bien avisés –à contre-courant des rituels catéchétiques annuels d’une sempiternelle « commémoration » du créole–, de promouvoir la perspective rassembleuse que le combat solidaire pour le plein exercice des droits linguistiques en Haïti est étroitement lié au combat pour le libre exercice des droits citoyens édictés dans la Constitution de 1987 et dans la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996.

La Constitution de 1987 est au fondement du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti

Dans plusieurs articles publiés ces dernières années et dans notre livre « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011), nous avons exposé la perspective rassembleuse et constitutionnelle du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti. Cette vision est conforme au caractère bilingue français-créole de notre patrimoine linguistique historique et elle découle du « Préambule », des articles 5 et 40 de la Constitution de 1987.

L’équité des droits linguistiques est la reconnaissance formelle et de fait du droit à la langue pour tous les Haïtiens. Elle est la reconnaissance du droit, dans tous les contextes, à la jouissance et à l’usage de la langue maternelle qui unit tous les Haïtiens, le créole. Elle est la reconnaissance du droit de tous les citoyens d’accéder, par une scolarisation de qualité, aux deux langues de notre patrimoine linguistique national, le créole et le français.

Le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti s’apparie en toute rigueur aux préconisations de l’UNESCO et de l’UNICEF quant à l’enseignement dans et par la langue maternelle. Ainsi, le Centre for applied linguistics (2004) reprend un rapport de l’UNICEF de 1999 qui concorde avec les études de l’UNESCO : « De nombreuses recherches montrent que les élèves apprennent plus vite à lire et à acquérir de nouvelles connaissances lorsqu’ils ont reçu un premier enseignement dans leur langue maternelle. Ils apprennent également plus rapidement une seconde langue que ceux qui ont d’abord appris à lire dans une langue qui ne leur était pas familière (UNICEF 1999 : 41). Dans sa publication de 2003, « L’éducation dans un monde multilingue », l’UNESCO réitère ses idées de 1953 et affirme que pratiquement toutes les recherches depuis 1953 ont confirmé les principes précédents qui défendaient les programmes d’enseignement dans la langue maternelle. Le rapport de 2003 défend vigoureusement l’utilisation de la langue maternelle dans l’enseignement primaire ».

La perspective rassembleuse et constitutionnelle du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » s’apparie à celle du partenariat entre les langues. La perspective du partenariat entre les langues est défendue depuis un certain nombre d’années par des sociolinguistes, des didacticiens et des linguistes spécialistes de l’aménagement linguistique. Cette perspective a fait l’objet de plusieurs publications spécialisées. Le lecteur curieux consultera, entre autres, l’étude de Colette Noyau de l’Université Paris X Nanterre, « Le partenariat entre les langues : mise en place d’une notion d’aménagement linguistique » (researchgate.net, janvier 2007), ainsi que celle de Jean-Marie Klinkenberg, de l’Université de Liège, « Que peut être un partenariat entre langues ? L’exemple des langues romanes » (researchgate.net, janvier 2015), et celle de Raphael Berthele, de l’Université de Fribourg, « La langue partenaire : régimes politico‐linguistiques, conceptualisations et conséquences linguistiques » (doc.rero.ch, 2015). Le lecteur curieux pourra également consulter l’article de Farid Benramdane, « Quand dire, c’est être… Des langues et du partenariat linguistique : le cas du Maghreb » paru dans Les cahiers de l’Orient 2011/3 (N° 103).

Du point de vue de l’aménagement linguistique, le partenariat entre les langues est défini comme étant le dispositif par lequel l’État intervient dans un contexte de langues en contact pour en préciser les champs de cohabitation, de complémentarité, de coopération fonctionnelle et d’enrichissement mutuel. Le partenariat entre les langues est donc un dispositif institutionnel, un processus par lequel l’État définit le statut et le rôle des langues en présence dans un territoire donné et fixe les paramètres de sa politique linguistique dans les relations avec ses administrés, dans l’Administration publique et dans le champ éducatif. La plupart des chercheurs en aménagement linguistique posent, de façon cohérente, que le partenariat linguistique est un instrument d’intervention ordonnée de l’État dans la vie des langues, et cette intervention est destinée à insuffler une nouvelle dynamique entre les langues en contact visant l’atteinte des objectifs de la politique linguistique d’État.

La notion de partenariat entre les langues met en œuvre celle de langues partenaires. Une langue est dite partenaire lorsque l’État, établissant le dispositif de partenariat linguistique entre plusieurs langues, entend fixer le cadre de leur cohabitation, de leur complémentarité, de leur coopération fonctionnelle et de leur enrichissement mutuel. Il y a quelques années, la notion de langue partenaire a fait l’objet du colloque Opale 2014 des Organismes francophones de politique et d’aménagement linguistique : « Le concept de « langue partenaire » et ses conséquences pour une politique intégrée du français » (Champéry, Suisse, 6-7 novembre 2014). Ce colloque avait pour mission « d’explorer la notion de langue partenaire, de clarifier les sens qu’elle peut prendre dans différents contextes, et de formuler un ensemble cohérent de propositions concernant le « partenariat » dans le cadre d’une approche intégrée à la protection et à la promotion du français ». Dans le cas d’Haïti il ne s’agit pas de « la protection et [de] la promotion du français » ; il est plutôt question de voir en quoi devra consister le dispositif de partenariat égalitaire entre le créole et le français. Car « Pour être efficace, une politique linguistique doit « (…) clarifier les conditions d’une complémentarité harmonieuse entre les diverses langues sur un espace donné et dans les différents domaines où l’on constate leur présence » (colloque Opale 2014, ibidem). 

En aménagement linguistique, la notion de langues partenaires prend rigoureusement en compte la réalité qu’il n’existe pas de langues « supérieures » ni de langues « inférieures » ; les langues sont égales entres elles de fait et de droit. Par contre, dans le cas de langues en contact, il peut y avoir un usage différencié entre les locuteurs et au sein même des institutions : en Haïti, la minorisation institutionnelle du créole fait face à l’usage institutionnel dominant du français. C’est précisément ce type de dysfonctionnement linguistique qu’un futur partenariat novateur entre le créole et le français est appelé à corriger durablement. Le partenariat créole-français puise son fondement jurilinguistique dans la co-officialité du créole et du français inscrite à l’article 5 de la Constitution de 1987. En établissant la co-officialité du créole et du français dans la Constitution de 1987, les constituants ont explicitement reconnu le caractère bilingue de notre patrimoine linguistique national, fournissant ainsi le cadre jurilinguistique du partenariat entre le créole et le français. Il y a lieu ici de rappeler que les constituants de 1987 ont tracé la voie du bilinguisme institutionnel qu’ils ont appelé de leurs vœux en rédigeant tous les articles de la Constitution de 1987, de manière simultanée, en créole et en français. L’idée du partenariat entre le créole et le français n’est pas nouvelle en Haïti. Elle a été abordée en 2012 par le linguiste Renauld Govain dans une communication faite à l’AUF sous le titre « Bilinguisme créole-français : pour un partenariat linguistique au service de l’éducation ».

Il s’agira pour l’État haïtien, dans le cadre de l’énoncé de la politique linguistique nationale qu’il est appelé à élaborer et à mettre en œuvre, de fixer le dispositif de partenariat linguistique entre nos deux langues officielles. Ce dispositif consignera le statut et le rôle de chacune des deux langues selon l’exigence de la parité statutaire entre le créole et le français. Il accordera une place prioritaire à l’aménagement du créole dans le système éducatif national et dans l’Administration publique. En ce qui a trait au système éducatif national, il s’agira d’élaborer et de mettre en œuvre une véritable politique linguistique éducative fondée sur les droits linguistiques. Le dispositif de partenariat linguistique entre nos deux langues officielles devra aussi fixer les paramètres d’une didactique compétente du créole, d’une didactique renouvelée du français ainsi que de la didactique convergente créole-français (voir là-dessus Darline Cothière, « Pour une pédagogie convergente dans un nouvel aménagement des pratiques didactiques » paru dans Berrouët-Oriol et al., « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions », Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011 ; voir aussi le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021). Ce dispositif consignera les données descriptives à explorer de chacune des langues pour mieux situer les perspectives didactiques à mettre en œuvre dans le domaine éducatif. Il fixera en amont un nouveau paradigme de convivialité entre nos deux langues officielles, la « convergence linguistique », et établira le cadre d’une campagne nationale de sensibilisation au partenariat entre le créole et le français sous l’angle des droits linguistiques de l’ensemble de la population : le droit à la langue (le droit à la possession/appropriation des deux langues de notre patrimoine linguistique national, conformément à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996) et le droit à la langue maternelle créole dans l’Administration publique et dans le système éducatif national.

À travers le monde, il existe différentes formes de bilinguisme dans les États et territoires où coexistent plusieurs langues ou dans lesquels les États l’ont formellement institué en vue d’atteindre des objectifs sociétaux. Au plan individuel, le bilinguisme est la capacité d’un individu d’alterner entre deux langues selon les besoins de la communication. Le bilinguisme est aussi l’« Ensemble des dispositions officielles qui assurent ou tendent à assurer à chacune des langues parlées dans le pays un statut officiel » (OrthoLang, Centre national de ressources textuelles et lexicales, CNRS, France). Dans la documentation courante traitant du bilinguisme, il est question de bilinguisme précoce, de bilinguisme simultané, de bilinguisme consécutif (ou successif), de bilinguisme additif et de bilinguisme soustractif. Par extension, lorsqu’il s’applique à un territoire, le bilinguisme est la coexistence de deux langues officielles dans un même État. On parle alors de bilinguisme territorial ou de bilinguisme institutionnel ou étatique. Dans le champ des études sur le bilinguisme précoce, Claude Hagège, linguiste et professeur au Collège de France, apporte des réponses fort éclairantes dans son ouvrage « L’enfant aux deux langues » (Éditions Odile Jacob, Paris, 1996). Il signe par ce livre un plaidoyer en faveur du développement langagier bilingue dès le plus jeune âge de l’enfant (voir aussi Marie Hanotel-Outin, Faculté des arts, lettres, langues et sciences humaines, Université d’Aix-en-Provence : « Les différents aspects du bilinguisme », 2015).

Montréal, le 4 octobre 2024