Au TNB, « Grand-peur et misère du IIIe Reich », de Bertolt Brecht

— par Janine Bailly et Paul Chéneau —

Quand le présent entre en résonance avec le passé

C’est à Julie Duclos qu’il est donné d’ouvrir à Rennes la nouvelle saison du Théâtre National de Bretagne. Nous avions aimé le Kliniken, de Lars Norén, qu’elle avait présenté en 2022 dans le cadre du Festival d’automne. Avec une infinie délicatesse, elle y montrait, au sein d’un établissement psychiatrique, le quotidien de treize patients qui, par la parole, trouvaient un chemin de survie. Julie Duclos se mesure aujourd’hui à une œuvre relativement peu jouée de Bertolt Brecht – mais dont on ne saurait dire qu’elle est facile –, Grand-peur et misère du IIIe Reich. De même façon que pour Kliniken, elle fait de la parole la colonne vertébrale de sa mise en scène. Car ici, chaque mot compte, qui selon l’usage qu’on en fait, ou l’interprétation qu’on en donne, peut conduire à la perte de qui l’a prononcé.

Lorsqu’il écrit la pièce, dans les années 30, Bertolt Brecht, chassé d’Allemagne par l’arrivée au pouvoir des nazis, est installé au Danemark. Il ouvre sur son pays, qui a porté Hitler à sa tête, un regard acéré, lucide, prémonitoire. Recueillant des témoignages, – notamment auprès de ses compatriotes en exil ? – compilant des articles de journaux, il s’attache à montrer comment le poison d’un régime totalitaire s’insinue dans les âmes, corrompt les rapports sociaux mais aussi familiaux, se glisse dans l’intimité des foyers, ruine les amitiés ou les amours. La violence engendre la peur, la peur engendre la méfiance, la méfiance engendre la délation…  et pour se sauver, on est prêt à sacrifier l’autre.

Nul n’échappe à l’oppression que le pouvoir fait peser sur le peuple, et des 24 tableaux indépendants les uns des autres qui constituent la pièce, Julie Duclos en a retenu fort judicieusement treize, qui nous font pénétrer au cœur de milieux différents, dans des villes différentes, à des dates  différentes. Ainsi se dessine sous nos yeux le portrait d’une Allemagne terrorisée, tenue dans la misère et sous le joug nazi, et dont les manières de penser, les comportements sont viciés par les innombrables décrets qui la contraignent. Ouvriers, paysans, médecins, savants, professeurs, magistrats, tous sont logés à la même enseigne, nul ne sera épargné. Le tragique et l’effroi naissent non pas nécessairement de scènes violentes, mais parce que le mal s’installe dans la banalité d’un quotidien ordinaire, qui pourrait bien être le nôtre. On peut alors citer Bertolt Brecht :« Après la chute de ce Reich, Grand-peur et misère du IIIe Reich ne sera plus un acte d’accusation. Mais il sera peut-être encore un avertissement. »  

Si le texte est contemporain des événements qu’il décrit, il faut lui reconnaître une effrayante modernité, à l’heure où la montée des partis d’extrême-droite en Europe, la résurgence du racisme et de théories fascistes, peuvent faire craindre le pire. Julie Duclos a, dit-elle, cherché le point de tension entre le fait de rappeler l’Histoire, et la nécessité de parler de notre monde. Ainsi a-t-elle procédé à quelques changements, afin de se libérer des poncifs du passé : la crémière devient un crémier, noir de surcroît, l’acteur incarnant un membre de la SA porte des cheveux longs mais l’uniforme marqué de la croix gammée, la voisine se transforme en voisin… La tension est sensible aussi dans les corps, qui se donnent, qui se jettent d’emblée dans le jeu, notamment parce que certains tableaux, très courts, nécessitent une adhésion immédiate du spectateur. Et les corps ont leur langage, un regard, un geste, un signe même infimes sont ici lourds de sens. Un challenge pour ces dix comédiens, qui sans parfois changer de costume doivent endosser un rôle nouveau dans chaque tableau, des comédiens que l’on sent totalement investis aux côtés de Julie Duclos : « Dans chaque personnage, nous donnons une version de nous-mêmes », déclarera l’une des actrices.

La scénographie est simple, permettant aux situations de se déployer et laissant place aux acteurs, sans leur donner trop d’objets sur lesquels prendre appui, objets qui par ailleurs pourraient dénoter une époque trop précise. Il ne s’agit pas ici de reconstitution ! Des tables, un fauteuil, un lit, suffisent à planter un décor. Une haute cloison, à laquelle peut venir s’adosser une véranda aux vitres souillées, se déplace sur le plateau. Rappelant les verrières des hangars industriels, ces éléments établissent une continuité entre les tableaux, dessinent les contours d’une salle d’audience, d’un intérieur bourgeois ou petit bourgeois, d’une simple cuisine, d’un institut de physique, d’une place en ville… La véranda abritera des conversations confidentielles, celle des physiciens en lien épistolaire avec Einstein, celle du paysan qui, contrevenant à l’interdiction de nourrir des animaux, demande à ses enfants de garder le secret. Sur un mur gris en fond de plateau, des projections vidéo en nombre raisonnable permettent d’agrandir quand c’est nécessaire l’espace, de projeter des images d’archives, de montrer parfois ce qui ne peut être représenté sur scène, une maison en feu, un autodafé – en 1933, fut interdite et brûlée en Allemagne l’œuvre de Brecht.

Si chaque tableau a sa force, retenons La croix de craie qui, utilisant le procédé du théâtre dans le théâtre, montre la perversité des moyens employés par les SA pour confondre les ennemis du régime, juifs, communistes, chômeurs, homosexuels… La scène nommée Délation fait entendre en coulisse, dans ce qu’on imagine être un escalier d’immeuble, les bruits et cris d’une arrestation sauvage, dans l’indifférence de celui qui a dénoncé. Le Mouchard illustre bien le fait que la suspicion gangrène tous les rapports humains, les parents terrorisés à l’idée que leur petit garçon, sorti acheter du chocolat, soit allé les dénoncer au local des jeunesses hitlériennes. Trouver le Droit s’attache au dilemme du juge, qui dans la peur de mécontenter les autorités ne sait plus quel verdict rendre ; on le voit piégé, déchiré, marchant dans son bureau telle une bête en cage, dans une tension grandissante, jusqu’à l’insupportable. Insupportable aussi l’attitude du médecin aryen qui, dans La femme juive, laisse sans s’émouvoir son épouse s’exiler, feignant de croire que son absence ne durerait que quelques semaines. Secours d’hiver, interprété de façon particulièrement touchante, dénonce l’hypocrisie d’un régime qui, tout en vous plongeant dans la misère prétend vous aider, mais vous condamne si vous osez suggérer que le coût de la vie a augmenté ; “Heil Hitler”, ne peut que hurler, dans l’espoir d’arrêter les bourreaux, la mère à qui l’on arrache sa fille enceinte. Et c’est sur Politique de l’emploi que Julie Duclos a choisi de clore la représentation, sur les cris de cette Femme à qui l’on interdit de porter le deuil d’un frère victime du régime, que l’on bâillonne, qui se débat et que de force on emmène : « Qu’est-ce qui changera alors ? Alors faites des choses qui changent ». Comme une exhortation, une mise en garde au spectateur adressée !

La force et la durée des applaudissements saluant la troupe témoignent d’un vrai partage entre le public et les comédiens : « On n’a pas parlé dans le vide », dira lors du bord de plateau l’une des actrices. Un spectacle essentiel, ancré dans le temps aussi bien qu’intemporel. Merci à Julie Duclos de nous l’avoir offert, elle dont la blondeur et l’apparente fragilité cachent une force, une énergie, une détermination mises au service d’un grand théâtre !

Liste des tableaux

  1. Berlin, 1933 : LA CROIX DE CRAIE 
  1. Breslau, 1933 : DÉLATION 
  1. Augsbourg, 1934 : TROUVER LE DROIT 
  1. Francfort, 1935 : LA FEMME JUIVE 
  1. Lübeck, 1937 : LE SERMON SUR LA MONTAGNE 
  1. Cologne, 1935 : LE MOUCHARD 
  1. Berlin, 1936 : CELUI QU’ON A RELÂCHÉ 
  1. Karlsrue, 1937 : SECOURS D’HIVER 
  1. Göttingen, 1935 : PHYSICIENS 
  1. Calw, 1938 : COMBATTANT DE LA PREMIÈRE HEURE 
  1. Aichach, 1938 : LE PAYSAN QUI NOURRIT LA TRUIE 
  1. Chemnitz, 1937 : LE MOT D’ORDRE 
  1. Spandau, 1937 : POLITIQUE DE L’EMPLOI