« Opacité et Transparence », exposition de Victor Anicet

— Par Philippe Charvein —

« Opacité » et « Transparence ». Deux termes antinomiques, se retrouvant pourtant liés par la conjonction de coordination « et », comme si l’artiste plasticien voulait d’emblée signifier une réalité à ses yeux incontournable : ce dialogue permanent et fructueux entre ces deux aspects constituant l’œuvre, qu’elle soit artistique ou littéraire. L’opacité qui est à la fois celle du réel et celle ayant trait aux mystères de l’être humain. La transparence qui traduit aussi bien l’évidence de l’intelligence que l’intelligence du cœur. Deux aspects qui, selon l’optique de Victor Anicet, traduisent une même exigence de vérité ; une même volonté de « restituer » ce qui, non seulement le constitue en tant qu’être, en tant que Martiniquais, mais également ce qui constitue l’être même de son pays et lui insuffle aujourd’hui son désir d’exister.

Victor Anicet, à l’occasion de cette exposition qu’il intitule « Opacité » et « Transparence », nous invite précisément à questionner les réalisations qui se présentent à nos yeux et qui s’imposent à la fois dans leur valeur mémorielle, culturelle, historique et symbolique.

Cette exposition est l’occasion, pour Victor Anicet, de faire se rencontrer la petite et la grande histoire ; deux histoires qui se mêlent et s’entremêlent, construisant ainsi l’histoire de tout un peuple, faite de tragédies, de difficultés, de résiliences et de moments plus heureux.

« Opacité » et « Transparence » : deux concepts à visée philosophique, en somme, faisant écho à cette complexité humaine partagée entre quête d’une vérité profonde et désir de se livrer, de partager les élans multiple d’une sensibilité particulière. Ces opacités consenties qui s’imposent comme une forme d’évidence entre les êtres.

Les multiples réalisations présentées par Victor Anicet sont l’occasion, pour lui, de « restituer » la réalité de son pays, la Martinique. La Martinique qui est d’abord le fruit des apports dont furent à l’origine les premières sociétés humaines qui l’ont habitée. Cette perspective se retrouve bien sûr dans la série des toiles regroupées sous le titre : « Invocations amérindiennes ». Toiles dont la particularité est de restituer, de mettre en évidence un univers baroque, constitué d’entrelacs incessants ; où formes et couleurs se mêlent et s’entremêlent, formant ainsi un chaos vital ; lequel figure sans doute la vitalité spirituelle de ces premières sociétés. Sans multiplier les éléments, relevons, par exemple, tous ces tracés circulaires, comme autant de vortex d’énergie. Relevons également le caractère inextricable de tous ces réseaux de branches et de feuilles imbriqués les uns dans les autres représentés sur une autre toile ; laquelle figure peut-être une végétation presque personnifiée, zébrée de pulsations.

Derrière ces toiles, se devine cette volonté, chez l’artiste plasticien, de rendre hommage à ces premières sociétés aux multiples interconnexions qui, par leur art, ont réussi à conjurer l’angoisse du vide et du néant.

Faut-il voir une réminiscence ou une résurgence de cette énergie originelle à travers la mise en couleur choisie pour les vitraux de la cathédrale Notre-Dame-de l’Assomption, à Saint-Pierre ?

Mise en couleur qui n’est pas totalement, en effet, sans rappeler ces chaos colorés, ces entrelacs de couleurs, comme si l’artiste plasticien voulait ainsi matérialiser – sur la pierre et sur le verre – le souvenir d’une ancienne vitalité déployant ses multiples injonctions et perspectives. Notons cette construction singulière qui, par sa charge symbolique, évoque une sédimentation du temps dans son éternité ; comme si l’artiste voulait ainsi marquer une exubérance vitale ; un nouveau chaos – vital – fondé sur des éléments hétéroclites.

Après les toiles et les vitraux, place aux sculptures : ce « coui » et ces réalisations en céramique. Sculptures qui illustrent bien la philosophie de cette exposition fondée sur la dialectique constante entre ces deux modalités opposées que sont l’opacité et la transparence ; l’une alimentant l’autre en fait.

Evoquons, à ce propos, la forme arrondie de cet ustensile qui, de manière symbolique, invite le regard à aller en profondeur, à déceler et interroger – pourquoi pas – ces mystérieux tracés géométriques qui ne sont pas totalement sans évoquer métonymiquement les premiers habitants de l’île ; ceux qui l’ont inspiré, lui ont donné forme et dont le souvenir serait gravé dans la matière. Derrière ce simple objet de la vie de tous les jours (une calebasse qui devient ainsi l’archétype de tous les contenants), se cache la permanence d’une mémoire, d’une identité (tant personnelle que collective). Une mémoire, une identité encore vivace, à en juger par l’intensité dans la construction formelle de ces tracés et la multiplicité des points matérialisés. Manière, pour Victor Anicet, de figurer une filiation toujours réactualisée ; toujours renouvelée, prête à surgir du fond des âges ! N’oublions pas, à cet égard, cette couleur bleue introduisant une note d’éternité.

Les autres sculptures s’inscrivent dans le même sillage. Relevons tout d’abord ces « gardiens » au corps si particulier : une forme arrondie, surmontée d’une tête plus réduite. La charge symbolique et spirituelle de ces réalisations est précisément rendue par cette forme ronde et imposante figurant une totalité positive et généreuse. Ces êtres mystérieux (représentants d’une culture originelle) s’imposent – aujourd’hui comme hier – comme une présence supérieure dans la mesure où ils récapitulent précisément en eux la somme de tous les savoirs emmagasinés depuis les origines. Ce faisant, ils échappent à l’ordre humain. Mais ils s’y réinscrivent aussitôt du fait de leur « petite » tête symbolisant justement la proximité avec l’individu.

Nouvelle illustration, donc, de cette dialectique constante entre l’opacité (le mystère des connaissances et des savoirs, à la source même du mystère de l’être ; base du pouvoir de ces « gardiens ») et transparence (ce regard porté sur la condition de l’être confronté aux aléas) !

Signalons ensuite cette rangée de sculptures en céramique… sorte de bols ébréchés juxtaposés les uns à côté des autres, comme s’il s’agissait, pour l’artiste plasticien, de matérialiser cette suite des possibles ; cette suite de significations, comme autant de « ponctuations » invitant aux questionnements sur la nature, l’identité, l’origine.

Toutes ces rangées de céramiques sont, oserions-nous dire, une sorte d’écriture primordiale… l’ancêtre de nos émojis actuels ?

L’opacité et la transparence permettent donc à Victor Anicet de « restituer » la réalité de son pays. Un pays confronté d’abord à la colonisation.

Arrêtons-nous d’abord sur cette « Vision du vaincu », titre de ces « Dessins préparatoires, extraits du carnet de croquis de l’artiste ». Dessins énigmatiques que ceux présentés par l’artiste, en effet, consistant en une suite – une juxtaposition – de calculs entourant une forme qui rappelle celle d’une caravelle ; navire utilisé par les voyageurs européens. Les chiffres et les tracés que nous observons, illustrent, certes, la clarté de la raison, mais ils évoquent immanquablement les esclaves attachés dans les sombres cales du bateau. Cette suite de signes et de tracés nous inscrit paradoxalement dans l’atelier de celui qui les a réalisés… l’artiste qui, dans le même temps, s’inscrit dans la « transparence » puisqu’il nous ouvre les portes de son atelier ; de l’intimité de sa réflexion créatrice. Ces dessins revêtent donc une charge symbolique forte puisqu’ils illustrent, eux aussi, cette dialectique entre opacité (ici la succession des chiffres et des tracés qui pèsent comme une enclume ; à l’instar de la force colonisatrice qui vient peser sur les esprits et les corps) et transparence (la souffrance de celui qui endure et qui en est réduit aux conjectures, aux projections imaginées, aux aléas du concret.

La série des autres caravelles exposées par Victor Anicet illustre, elle aussi, cette réalité de la colonisation. L’artiste plasticien disqualifie tout de suite la tragédie inhérente à celle-ci en représentant des navires de petite taille (enfermés qui plus est dans des structures en verre), comme s’il s’agissait pour lui de les tenir à distance, de tenir à distance la violence dont ils sont à l’origine.

Même optique s’agissant de toutes ces réalisations où se croisent et s’entrecroisent la petite et la grande histoire ; les souvenirs personnels et les habitudes ayant cours à la ville ; la mémoire individuelle et la mémoire collective… cette même dialectique entre l’opacité et la transparence prenant des allures de résistance, de résilience… d’élévation ; avec cet objectif redoublé de restituer une vérité et une dignité profondes.

Relevons alors des œuvres aussi diverses que la série des « Carcans » ; les nombreuses représentations de trays (ces étals sur lesquels les marchandes étalaient leurs marchandises) ; l’esquisse de la « Marchande de bonbons » et son pendant sous forme d’une vraie – et imposante – photographie ; la grande photographie représentant un homme tourné vers ce qui reste de la ville de Saint-Pierre après la catastrophe de 1902 et dont le format illustre en lui-même l’ampleur de cette tragédie. Sans multiplier les éléments, relevons ces multiples versions du carcan… versions tellement retravaillées, tellement « poétisées » par le choix des couleurs, qu’elles finissent par contredire et disqualifier la barbarie attachée à cet objet d’asservissement pendant l’esclavage. Ce rond orange, ces tracés jaunes ; ces bords colorés ne sont pas en effet sans figurer la présence d’un « être » restauré dans son être et son intégrité physique… un être dont le cœur et la conscience palpitent d’énergie.

Les trays conçus par Victor Anicet sont eux-aussi poétisés dans la mesure où les marchandises qu’ils supportent – juxtaposées les unes à la suite des autres – figurent une société antillaise aux multiples rhizomes.

Les bords bleus présents sur l’une de ces sculptures, ne sont pas totalement sans « enrober » d’éternité ces produits à la valeur métonymique certaine… comme autant de consciences tissant des liens entre elles jusqu’à parsemer le « puzzle » qu’est la société antillaise d’un dynamisme renouvelé.

Un dynamisme renouvelé, voilà qui caractérise cette esquisse et cette photographie (lui faisant face) représentant une marchande de bonbons. Marchande saisie dans sa verticalité, à l’instar d’un pilier ! Hommage redoublé de Victor Anicet à l’adresse de cette travailleuse ; laquelle parvient ainsi à un regain d’éternité !

Même dialectique entre « opacité » et « transparence » à travers cette photographie sur laquelle nous voyons un homme tourné vers ce qui reste de la ville de Saint-Pierre, avec l’aveuglante cruauté transparente de la désolation, nuancée par l’épaisseur mystérieuse symbolisée par cet homme justement vu de dos… épaisseur d’une conscience et d’une souffrance devant un tel malheur et qui, cependant, n’est pas totalement sans évoquer une… « vie » qui s’affiche y compris dans sa vulnérabilité, dans sa fragilité, sa « petitesse »… une « vie » prête à germer de nouveau.

« Opacité » et « Transparence », deux modalités opposées, mais liées, permettant à Victor Anicet de dire la réalité – sociologique et humaine – de son pays. A la question de savoir, en effet, comment décrire ce dernier, l’artiste plasticien semble répondre en mettant en évidence un… « chaos ». Un « chaos » de formes énigmatiques ; un « chaos » de formes se succédant les unes aux autres, se fondant les unes aux autres… autant de motifs énigmatiques figurant sans doute un peuple saisi dans sa diversité, ses mouvements particuliers et multiples… un peuple dont la force, paradoxalement, réside dans ce côté informel masquant les individualités et les visages. Peuple informel donc, mais un peuple dont les pas de danse et les êtres qui le constituent, mis bout à bout, forment une… « écriture » singulière illustrant, selon l’artiste plasticien, un dynamisme certain.

Notons que tel ou tel de ses compatriotes parvient à l’éternité, comme en témoigne cette toile en l’honneur de Gérard NOUVET (militant tué par la police au début des années 70). Toile dont la particularité est de figurer une sorte d’être fabuleux – une sorte d’aigle ? – dont la force et la vitalité sont rendues par ces tracés noirs sertis dans un ensemble orange empreint d’absolu. Un être fabuleux adossé, surimposé à un arrière-plan de flammes, comme pour mieux faire ressortir son surgissement dans les consciences… valeur métaphorique et magique de cette toile s’imposant comme un… « sceau » gravant le courage de l’homme fauché par la mort !

Terminons cette relation par l’évocation de tous ces documents – lettres personnelles, correspondance privée, photos de famille, photos des artistes et des écrivains rencontrés – à travers lesquels Victor Anicet se dévoile entièrement… s’inscrit dans une « transparence » certaine. Même l’atmosphère de cet endroit de la salle d’exposition (à la lumière plus tamisée) épouse symboliquement ce partage d’une sensibilité, cette « communion » avec le public.

Pourtant, même cette volonté de « transparence » ne peut se défaire de l’ « opacité » symbolique qui y est attachée. Une opacité qui, en effet, nous oblige à nous interroger sur la construction de tout un parcours personnel expliquant sans doute comment s’est construit l’artiste au fur et à mesure… une construction qui s’est faite au gré des rencontres, des échanges noués, des partages d’idées. Tous ces documents présentés défendent l’idée selon laquelle l’artiste ne peut se défaire de ce qui a façonné son regard et son approche.

Philippe CHARVEIN, le 11/09/2024

Victor Anicet | Opacité & transparence
Du 30 août 2024 au 27 octobre 2024
La Fondation Clément est ouverte 365 jours par an. Les expositions se visitent gratuitement de 9h à 18h30.