— Par Pierre Sujobert & Marc Billaud(*) —
Suite au mouvement de colère qui a mobilisé une partie du secteur agricole au début de l’année 2024, le gouvernement français avait annoncé en février la suspension du plan Écophyto, qui visait à diminuer l’usage des pesticides en France à l’horizon 2030. Le 6 mai dernier, une nouvelle stratégie, baptisée Écophyto 2030, a été dévoilée. Si l’objectif de réduction de 50 % des pesticides est toujours d’actualité, le manque d’ambition de ce nouveau plan a provoqué la colère d’une partie du monde scientifique et médical.
Un collectif rassemblant près de quatre cents chercheurs, plus de deux cents soignants ainsi que des sociétés savantes, des associations de patients et de défense de l’environnement en a dénoncé le contenu dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde (cosignée par les auteurs du présent article). Parmi les points les plus problématiques figure l’abandon de l’indicateur « historique » utilisé pour mesurer les usages des pesticides, et donc évaluer la réduction réelle de leur utilisation. Le nouvel indicateur est beaucoup moins approprié que l’ancien, et les arguments avancés pour son adoption sont, pour le moins, peu solides. Voici pourquoi.
Toxicité des pesticides : les preuves s’accumulent
Aujourd’hui, la toxicité des pesticides ne fait plus guère de doute. Diverses études scientifiques ont établi qu’il existe une forte présomption de lien entre l’exposition à certains pesticides et le développement de divers cancers (cancer de la prostate, lymphomes non hodgkiniens ou myélomes). L’exposition aux pesticides durant la période de développement fœtal ou pendant la petite enfance accroît par ailleurs le risque de développer certains cancers pédiatriques. Des associations avec la maladie de Parkinson ainsi qu’avec des troubles neurocognitifs chez l’adulte et du développement cérébral chez l’enfant ont aussi été mises en évidence.
Par ailleurs, les données épidémiologiques révèlent une présomption moyenne d’association entre l’exposition aux pesticides et diverses autres pathologies comme la maladie d’Alzheimer, les troubles anxio-dépressifs, et certains cancers (leucémies, système nerveux central, vessie, rein, sarcomes des tissus mous), ou encore l’asthme ou les pathologies thyroïdiennes.
La proximité avec les zones d’épandage accroît les risques
Les populations les plus concernées sont celles vivant à proximité des zones d’épandage. Des travaux ont ainsi montré que l’incidence de leucémies infantiles augmente en fonction de la densité des surfaces viticoles présentes dans un rayon d’un kilomètre autour des habitations. Les professionnels manipulant des pesticides, au premier rang desquels les agriculteurs, comptent également parmi les personnes les plus exposées. Rappelons que selon certaines estimations, les coûts sociaux liés à l’impact économique délétère des pesticides pourraient s’élever à 8,2 milliards d’euros par an.
Afin de diminuer l’usage des pesticides dans notre pays, un plan de réduction avait été adopté en 2008 dans les suites du « Grenelle de l’environnement ». Baptisé « Écophyto 2018 », ce programme avait comme objectif d’atteindre une « réduction de 50 % des usages des pesticides dans un délai de dix ans, si possible ». Pour évaluer cette réduction, le plan Écophyto s’appuyait sur un indicateur appelé NoDU (pour NOmbre de Doses Unité).
De l’importance des indicateurs
Pour mesurer l’utilisation des pesticides, la seule mesure des quantités vendues est insuffisante. En effet, les doses utilisées varient selon la nature des cultures traitées, et la masse totale de produit utilisé n’est pas un indicateur pertinent, car certains pesticides peuvent être aussi efficaces et toxiques que d’autres pour des doses totales inférieures. C’est pour éviter ces biais que les scientifiques de l’Inrae avaient mis au point le NoDU.
Avec le NoDU, chaque quantité de substance commercialisée est divisée par une dose de référence à l’hectare, appelée « dose unité » (DU). Celle-ci est calculée en se basant sur les doses maximales homologuées par l’Anses, calculées en fonction de l’efficacité, de la toxicité et de l’écotoxicité de chaque produit.
Si le NoDU n’est pas parfait (il ne tient pas compte du risque inhérent à chaque substance utilisée), il permet de rendre compte clairement des causes de la diminution des pesticides, lorsque l’on en observe une. Lorsque l’on se réfère au NoDU, 1 kg d’une substance très efficace appliquée sur des cultures auront le même poids que 10 kg d’une substance dix fois moins efficace. La diminution du NoDU nécessite une diminution de l’usage des pesticides, ce qui est l’objectif des plans Ecophyto.
Or, rien de tel n’existe avec le HRI-1 (pour (Harmonized Risk Indicator), le nouvel indicateur européen adopté par le gouvernement.
Pourquoi le HRI-1 est inadapté
À la différence du NoDU, l’indicateur HRI-1 prend en compte la masse de produit utilisée sans tenir compte de la dose appliquée par unité de surface. Pour comprendre le problème qui résulte de cette situation, faisons une petite expérience de pensée en imaginant que les autorités médicales décident de mettre en place des mesures pour limiter la consommation des antalgiques en France, en adoptant un indicateur similaire au HRI-1.
Si soudainement les généralistes se mettaient à prescrire de la morphine (posologie de l’ordre de 30 mg/j) pour remplacer le paracétamol (posologie de l’ordre de 4000 mg/j), la quantité d’antalgiques vendue serait réduite de 92 %, sans que l’indicateur ne puisse faire la différence entre la puissance des deux antalgiques ! Les autorités pourraient avoir l’impression que leur politique fonctionne, mais il n’est cependant pas sûr que la santé publique y gagnerait…
Autre problème : le calcul du HRI-1 repose sur un coefficient de pondération arbitraire lié à la dangerosité connue de la substance considérée : 1 pour une substance jugée à faible risque ; 16 pour les substances « candidates à la substitution », qui quitteront le marché à plus ou moins brève échéance ; 64 pour celles dont l’autorisation a été révoquée et qui ne sont plus utilisées qu’à titre dérogatoire ; et 8 pour les autres n’appartenant à aucun autre groupe.
Des facteurs qui manquent de transparence… et des conséquences dangereuses
À première vue, il semble logique de concentrer les efforts sur les produits les plus dangereux. Mais les connaissances sur la dangerosité des pesticides sont souvent imparfaites, se construisant sur le temps long nécessaire à la conduite d’études épidémiologiques, d’autant plus quand il s’agit d’étudier la survenue de maladies chroniques comme les cancers ou les maladies neurodégénératives.
Par ailleurs, les coefficients de dangerosité du HRI-1 n’ont aucun fondement clair. Pourquoi un facteur 64 pour les produits qui sont en train d’être interdits et 8 pour ceux qui ne relèvent d’aucune catégorie ? Pourquoi pas un facteur 10, 50, 100 ? Enfin, l’indicateur HRI-1 est modifié de manière rétroactive au gré des interdictions réglementaires, ce qui entraîne des distorsions significatives de ses valeurs. Prenons deux exemples.
Premier cas : si, pour lutter contre la tavelure dans un verger de pommiers d’un hectare, vous remplacez 7500 grammes de poudre à lever (classée risque faible, pondération 1) par 56 grammes de difénoconazole (fongicide classée risque préoccupant, pondération 16), la contribution au HRI-1 passera de 7500 g (7500 x 1) à 896 g (56 x 16). Dit autrement, en remplaçant une substance sans risque apparent et autorisée en culture biologique par une autre probablement dangereuse, vous réduisez la contribution au HRI-1 de 88 % !
Le HRI-1 ne reflète ni l’utilisation des pesticides ni les risques associés
Imaginons qu’un agriculteur traite une année une parcelle de 1 hectare avec 1000 grammes d’un produit classé préoccupant (contribution au HRI-1 : 1000 x 16 = 16 000 g). L’année suivante, cette substance est interdite. Il décide alors d’utiliser en remplacement un autre pesticide de la même catégorie et de même dose homologuée. La décision réglementaire ayant un effet rétroactif, le calcul de l’HRI-1 sera réévalué pour les années antérieures à l’interdiction, en utilisant le facteur de pondération 64. Alors que rien n’a changé en termes de pratiques agricoles, l’HRI-1 passera de 64 000 g (1000 g x 64) à 16 000 g, soit une réduction de 75 %. Dans ces mêmes conditions, le NoDU, lui, ne varie pas.
Ainsi, le HRI-1 ne reflète ni l’utilisation des pesticides ni les risques associés. En outre, comme les composés utilisés en agriculture biologique ont en général des taux d’application plus élevés, l’adoption du HRI-1 revient à discriminer ce type d’agriculture comparé à celle utilisant des pesticides de synthèse. Ses insuffisances ont d’ailleurs été rappelées par la Cour des comptes européenne, par le Comité scientifique et technique du Plan Ecophyto, par l’Agence fédérale allemande de protection de l’environnement et par de nombreuses associations de défense de l’environnement.
Pourtant, malgré ces carences, le gouvernement a préféré l’indicateur HRI-1 au NoDU. Et ce, alors même qu’il n’y était pas obligé.
Une harmonisation non indispensable
Le Premier ministre Gabriel Attal affirmait en mai dernier, à propos du remplacement du NoDU par le HRI-1 dans le cadre du nouveau plan Ecophyto 2030 : « nous avons fait le choix – que j’assume totalement – de reprendre l’indicateur utilisé par les autres pays européens. ».
Gabriel Attal justifiait l’adoption du HRI-1 par une volonté d’harmonisation avec les autres états membres de l’Union européenne. Pourtant, si l’indicateur HRI-1 a bien été adopté en 2019 au niveau européen, il ne l’a pas été à titre réglementaire. Il n’y avait donc aucune obligation de l’adopter en France. Pourquoi, alors, avoir délaissé le NoDU ?
Probablement parce que l’adoption du HRI-1 est bien commode : elle permet en effet d’affirmer dès aujourd’hui que l’utilisation des pesticides a baissé de plus 30 % en 10 ans et que les objectifs d’une réduction de 50 % du plan Ecophyto sont en voie d’être atteints. Si l’on s’en réfère au NoDU, la réalité est moins brillante, puisque cet indicateur mesure au contraire, sur la même période, une augmentation de 3 % de l’utilisation des pesticides dans notre pays !
En outre, comme démontré précédemment, du fait des coefficients de pondération choisis, l’évolution des valeurs du HRI-1 n’est pas spécialement sensible aux produits les plus toxiques, mais surtout à ceux ayant été largement utilisés par le passé et désormais interdits. Rappelons que la décision de retirer ces produits de la vente s’est faite au niveau européen, et non français. Par ailleurs, tous ces pesticides dangereux désormais interdits ont un point commun : ils avaient initialement été jugés suffisamment sûrs pour obtenir une autorisation de mise sur le marché…
Un indicateur plus politique que scientifique
Le HRI-1 constitue donc principalement un outil de promotion des politiques en place, plutôt qu’un instrument réellement destiné à modifier les pratiques d’utilisation ou à améliorer la protection de la santé et de la biodiversité.
En choisissant le HRI-1, le gouvernement a suivi les revendications de ceux qui soutiennent la logique du productivisme agricole, aux premiers rangs desquels les industriels de l’agrochimie et certains syndicats agricoles comme la FNSEA, qui se sont félicités publiquement de ce choix.
Une alternative était pourtant possible afin de promouvoir au niveau européen l’utilisation d’un indicateur d’usage comme le NoDU français. Le contexte était favorable, puisque l’agence allemande s’était prononcée dans le même sens en mai 2023.
Malheureusement, l’ambition d’une harmonisation par le haut n’a pas fait le poids face aux pressions des lobbys. La santé publique et la biodiversité en paieront le prix fort.
(*) À propos des auteurs :
Pierre Sujobert. Professeur d’hématologie, chercheur au Centre international de recherche en infectiologie, INSERM U1111 – Université Claude Bernard Lyon 1 – CNRS UMR 5308 – ENS DE LYON, Inserm.
Marc Billaud. Directeur de recherche, Centre de Recherche sur le Cancer de Lyon, Département Sciences Humaines et Sociales du Centre Léon Bérard, Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Source : WeDemain