« Elizabeth Costello », sept leçons et cinq contes moraux, d’après J.M.Coetzee , m.e.s. Krysztof Warlikowski

— Par Michèle Bigot —

J.M. Coetzee est à l’honneur sur les scènes théâtrales cette année. On a déjà eu le plaisir de voir une adaptation de L’Eté de la vie dans Balkony, mise en scène par Krystian Lupa à l’occasion du festival des Comédiens de Montpellier. Le voici de retour chez Warlikowski avec une adaptation de trois textes majeurs: Elizabeth Costello, L’Abattoir de verre et L’Homme ralenti. Parallèlement à ce montage de textes figure une association d’artistes participant à la création théâtrale, Sophie Calle, Philippe Pareno (Anywhere Out of the World). Cette collaboration correspond aux intentions profondes de Warlikowki qui déclare:  » […] je ne me vois plus faire des mises en scène au sens classique du terme, mais mener des projets particuliers, sur le temps long, qui ouvrent le champ du théâtre. » A cet égard, Elizabeth Costello, le texte de Coetzee correspond parfaitement à cette entreprise de déconstruction. En effet, le roman de Coetzee figure une série de conférences prononcées par le personnage éponyme sur des sujets qui lui tiennent à coeur, la question du réalisme, la mise à mort des animaux, éros, enfin la question du mal absolu. Elizabeth est un double littéraire de Coetzee lui-même. Or par le truchement de la mise en scène, cette mise en abyme se complique d’un troisième niveau dans lequel le metteur en scène figure une réplique des deux premières instances de parole. Ici se condense l’essentiel du propos: donner à entendre une parole, d’autant plus importante qu’elle connaît une diffraction entre trois instances. On joue à brouiller les cartes. Elizabeth Costello n’a pas pour habitude de donner des réponses simples. Son goût de la provocation, du paradoxe et de la surprise ne pouvait que séduire le metteur en scène, lui-même fort opposé à tout dogmatisme et à toute simplification. C’est donc un jeu éminemment littéraire qui se joue sur le plateau et ce n’est pas du goût de tout le monde. La cour d’honneur était moins pleine pour voir Warlikowski que pour voir Angelica Liddell!

Ce goût de la complexité explique peut-être qu’on n’ait pas vu Warlikowski à Avignon depuis (A)ppolonia en 2009, qui traitait déjà de la question du mal absolu. Pour complexifier encore un peu la substance, le personnage d’Elizabeth est pris en charge par sept acteur(rice)s différent.e.s, histoire de signifier clairement qu’il s’agit d’un personnage de fiction, changeant de visage à volonté et pourquoi pas de genre, puisqu’il est vrai que la fiction échappe naturellement aux assignations, et que tel est le propos de la littérature. « Je ne voulais pas trop la déterminer » avoue le metteur en scène. On peut dire que c’est réussi. J’en connais plus d’un qui n’y retrouvait pas ses billes. C’est plus facile quand on a en tête le roman lui -même, et la fidélité dans la citation du texte est exemplaire. On a un vrai plaisir de reconnaissance à retrouver la voix si énigmatique et troublante de Coetzee.

Pour littéraire qu’il soit, ce spectacle n’est ni abstrait ni désincarné. La scénographie occupe pleinement l’espace scénique (si impressionnant dans la Cour d’honneur!), la vidéo de Kamil Polak nous confrontant à l’effondrement des glaciers ou au regard hagard des moutons en troupeau, le jeu des comédien(ne)s… Certaines images font choc: il en est ainsi du poussin promis à la mort sur son tapis roulant , reprise de L’Abattoir de verre! Le texte lui-même est d’une force considérable, notamment quand il raconte en parallèle l’agression dont la jeune Elizabeth a été victime dans sa jeunesse et la scène racontée par Paul West dans The very Rich Hours of Count von Sauffenberg, dans laquelle on assiste à l’exécution des auteurs de l’attentat contre Hitler en 1944. L’actrice est époustouflante de vérité.

On le voit, ce spectacle intense et exigeant met à contribution autant la réflexion du spectateur que son émotion. L’obsession pour le vieillissement, la défaite du corps, la perte de la dignité n’ont d’égale que la question obsédante de la place de la littérature et de la responsabilité de l’écrivain. La légéreté, la facilité et le divertissement ne sont pas au programme, qu’on se le dise!

Michèle Bigot

Distribution

Avec Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieślak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska
Texte d’après Elizabeth Costello, L’Homme ralenti, L’Abattoir de verre deJ. M. Coetzee
Collaboration au texte Łukasz Chotkowski, Mateusz Górniak, Anna Lewandowska
Scénario Piotr Gruszczyński, Krzysztof Warlikowski
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Costumes et décors Małgorzata Szczęśniak
Lumière Felice Ross
Dramaturgie Piotr Gruszczyński
Collaboration artistique Claude Bardouil
Musique Paweł Mykietyn
Vidéo Kamil Polak
Maquillage Joanna Chudyk, Monika Kaleta
Traduction pour le surtitrage Margot Carlier (français), Artur Zapałowski (anglais)
Assistanat à la mise en scène Jeremi Pedowicz
Régie générale Paweł Kamionka
Régie plateau Łukasz Jóźków
Régie vidéo Tomasz Jóźwin
Régie Lumière Dariusz Adamski
Régie son Mirosław Burkot
Captation vidéo Bartłomiej Zawiła
Surtitrage Zofia Szymanowska
Machinerie Wojciech Sadowski, Łukasz Żukowski
Accessoires Tomasz Laskowski
Habillage Kajetan Korcz, Sylwia Szefer