— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
L’annonce de la nomination par Arrêté du 11 juin 2024 d’Augustin ANTOINE au poste de ministre de l’Éducation nationale d’Haïti a été, selon les remontées de terrain qui nous parviennent d’Haïti, bien accueillie par les enseignants, les directeurs d’écoles et les parents d’élèves. Plusieurs interlocuteurs œuvrant dans le milieu éducatif haïtien indiquent qu’Augustin ANTOINE, enseignant de carrière, jouit d’une réputation d’intégrité et il est décrit par ses collègues comme un professionnel rigoureux, ouvert et attentif, crédible et fiable. Sociologue de formation, ancien étudiant en sociologie à la Faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti, Augustin ANTOINE est détenteur d’un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie de l’Université catholique de Louvain. Il est actuellement doctorant en sociologie à l’Université de Liège en Belgique. Augustin ANTOINE a également été nommé le 11 juin 2024 ministre de la Culture et de la communication.
Le sociologue Augustin ANTOINE est dépositaire d’une vaste expérience des milieux de l’éducation en Haïti, tant sur le registre de la conception que sur celui de la mise en œuvre de projets et de programmes divers. Il a été responsable de la Direction de l’enseignement secondaire (DES) au ministère de l’Éducation nationale où il a travaillé au suivi pédagogique des programmes du Secondaire et à l’élaboration du document-maître des « Lycées de référence ». On le retrouve en 1998 à la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation où il a occupé le poste de chargé de mission. À la même époque, au ministère de l’Éducation nationale, il a coordonné un projet de coopération avec les Pays-Bas en relation avec l’UNESCO et en appui au Bureau national des examens d’État (BUNEXE). En 2007, il a été coordonnateur chargé de la conception, de l’élaboration et de la mise en œuvre du projet de création de l’Université publique du Nord au Cap-Haïtien (UPNCH). Augustin ANTOINE a fondé en 1996 le Centre d’éducation et d’intervention sociale (CEIS), une institution citoyenne œuvrant tant dans l’éducation formelle que dans l’éducation informelle.
À son arrivée à la haute direction du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP), le sociologue Augustin ANTOINE avait certainement connaissance du diagnostic posé par de très nombreux enseignants, directeurs d’écoles et parents d’élèves au sujet de la gestion administrative du MENFP ces onze dernières années. En acceptant la lourde et complexe responsabilité régalienne de la direction politique et administrative du ministère de l’Éducation nationale, le professionnel rompu à l’analyse sociologique des faits de société avait certainement mesuré, dans les grandes lignes comme dans le détail, les immenses défis et les urgences qui se bousculent à tous les étages de l’immense paquebot qu’est l’Éducation nationale. Et l’on observe qu’en amont de son entrée en fonction Augustin ANTOINE a certainement dû prendre toute la mesure de la profonde rupture du lien de confiance entre la précédente administration de l’Éducation nationale et les enseignants, les directeurs d’écoles et les parents d’élèves…
Qu’est-ce qui caractérise, aux yeux de nombreux enseignants, directeurs d’écoles et parents d’élèves, le diagnostic de la gestion administrative du ministère de l’Éducation nationale ces onze dernières années ? Quels sont les immenses défis et les urgences qui se bousculent à tous les édifices de l’Éducation nationale et auxquels Augustin ANTOINE doit apporter des réponses crédibles, mesurables et inscrites dans la durée ? Le nouveau ministre de l’Éducation nationale adressera-t-il à tous les acteurs de la chaîne éducative un signal fort, qui confirmera sa détermination à relever les immenses défis et à faire face aux urgences connues de l’Éducation nationale ? Saura-t-il dans la concertation rétablir le lien de confiance rompu entre la précédente administration de l’Éducation nationale et de très nombreux enseignants, directeurs d’écoles et parents d’élèves ?
Le présent article examine plusieurs aspects de ce questionnement et éclaire, de manière documentée, les réponses à la fois politiques, administratives et légales qu’il faudra y apporter dans l’optique de la refondation de l’École haïtienne en conformité avec les articles 5, 32 et 40 de la Constitution de 1987. Afin d’en exposer adéquatement la vision et les articulations, un détour analytique préalable s’impose : il s’agit (1) de faire le rappel des principaux maux de l’École haïtienne et des caractéristiques de la mal-gouvernance du système éducatif national. Il s’agit également (2) de présenter brièvement des données relatives aux fondements constitutionnels de l’éducation en Haïti, (3) de fournir un éclairage chiffré et actualisé sur l’éducation en Haïti, (4) de situer la nécessité de l’élaboration de la Politique linguistique éducative de l’État haïtien en lien avec la question centrale des langues d’enseignement, et (5) d’exposer la nécessité et l’urgence d’éradiquer le népotisme, la corruption et l’impunité dans le système éducatif national, notamment au Fonds national de l’éducation et au PSUGO.
Aujourd’hui, aux yeux de nombreux enseignants, directeurs d’écoles et parents d’élèves, les principaux maux qui affectent l’École haïtienne et la gouvernance du système éducatif national se caractérisent comme suit :
- Principaux maux de l’École haïtienne
–Une École à deux sinon trois vitesses, donc une École de l’apartheid scolaire incapable de fournir une éducation de qualité et inclusive.
—Une École dépourvue d’une politique linguistique éducative nationale.
–Un corps enseignant largement sous-qualifié, mal formé et/ou peu formé, mal rémunéré et souvent en butte à de longs arriérés de salaire.
–Un curriculum lacunaire et inadapté.
–L’absence d’un document-guide devant encadrer la didactique des matières enseignées.
–Un enseignement EN créole, quoique relativement minoritaire, encore lacunaire : les enseignants ne disposent toujours pas d’une qualification professionnelle spécifique ou d’une diplomation acquise les habilitant à enseigner EN créole ou à enseigner LE créole.
–Un enseignement DU créole encore dépourvu de matériel didactique adéquat.
–Un enseignement encore lourdement dépourvu de matériel didactique et pédagogique de qualité rédigé dans les deux langues officielles d’Haïti.
–Un enseignement souvent dispensé dans des écoles délabrées, dépourvues de sanitaires, d’eau potable et d’électricité.
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Principales caractéristiques de la mal-gouvernance du système éducatif national
–Une gouvernance caractérisée, ces dix dernières années, par l’absence d’une ligne directrice ainsi que l’absence d’un mécanisme permanent de consultation des directeurs d’écoles, des associations d’enseignants et des associations de parents d’élèves.
–Une gouvernance caractérisée, ces dix dernières années, par un lourd déficit de leadership de l’État dans le champ éducatif.
— Une gouvernance caractérisée, ces dix dernières années, par l’amateurisme, par une débauche gesticulatoire répétitive sur les réseaux sociaux et par l’accumulation de directives et de mesures parfois sans lien entre elles.
–Une profusion de documents ministériels que l’on dit majeurs, sans que l’on sache lequel est le premier et le principal document d’orientation de l’action éducative de l’État haïtien.
—Une gouvernance dépourvue d’une politique linguistique éducative nationale.
–Une gouvernance dépourvue d’une politique nationale du livre scolaire.
–Une gouvernance dépourvue d’une politique nationale de certification de la formation/recyclage des enseignants.
— Une gouvernance dépourvue d’une structure réglementaire de concertation avec les directeurs d’écoles.
–Une gouvernance impactée par l’insuffisance du financement de l’Éducation nationale alors même que l’on assiste, à la direction du Fonds national de l’éducation, à une débauche de salaires mirobolants.
–Une gouvernance au creux de laquelle les effets d’annonce ont valeur de décision, entre autres en ce qui a trait aux mirobolantes promesses de financement de multiples « réformes de la gouvernance » de l’Éducation nationale par l’International.
—Un système éducatif qui, à l’échelle nationale, cultive le népotisme, la corruption et l’impunité notamment au Fonds national de l’éducation et au PSUGO.
Les fondements constitutionnels de l’éducation en Haïti et le lourd déficit de leadership de l’État dans le champ éducatif
L’une des plus amples analyses-diagnostic du système éducatif haïtien s’intitule « Pour un Pacte national pour l’éducation en Haïti ». Il a été élaboré par le GTEF, le « Groupe de travail sur l’éducation et la formation », et il est daté d’août 2010. Les 30 recommandations de ce document (page XXXVIII et suivantes) sont en lien direct avec l’éducation au titre d’un droit citoyen. En Haïti, l’éducation est un droit compris dans le grand ensemble des droits citoyens fondamentaux. Ainsi, le droit à l’éducation est explicitement défini à l’article 32 de la Constitution de 1987, qui s’énonce comme suit : « L’État garantit le droit à l’éducation ». L’article 32.1 consigne les obligations de l’État en matière d’éducation : « L’éducation est une charge de l’État et des collectivités territoriales ». Le droit à l’éducation est explicitement évoqué dès le « Préambule » de la Constitution de 1987, qui expose que notre Charte fondamentale est proclamée et adoptée « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens ». [Le souligné en italiques et gras est de RBO]
Tel que mentionné précédemment aux sections « Principaux maux de l’École haïtienne » et « Principales caractéristiques de la mal-gouvernance du système éducatif national », l’on observe que la gouvernance du système éducatif haïtien se caractérisée depuis de nombreuses années, mais en particulier au cours des dix dernières années, par un lourd déficit de leadership de l’État dans le champ éducatif. Ce lourd déficit de leadership est l’expression structurelle et politique de l’absence, au plus haut sommet de l’État, de la vision constitutionnelle selon laquelle l’éducation est un droit compris dans le grand ensemble des droits citoyens fondamentaux. Pareil lourd déficit de leadership de l’État a été abordé par Wesly Paul dans son mémoire de maîtrise intitulé « Analyse de l’applicabilité de l’article 32-1 de la Constitution du 29 mars 1987 traitant de la scolarisation universelle des enfants en Haïti ». Ce mémoire a été présenté en juin 2020 à l’Institut des sciences, des technologies et des études avancées d’Haïti (ISTEAH). Au chapitre 1.2.6 de son mémoire consacré au « Financement public de la scolarisation en Haïti », l’auteur précise que « Les investissements publics en matière d’éducation restent très limités en Haïti. L’État ne mobilise pas suffisamment de ressources financières en faveur de la scolarisation des enfants. D’ailleurs, les pouvoirs publics ne fournissent que 15 % de l’offre scolaire globale du pays et c’est le secteur privé qui répond à 85 % de cette offre financée par les familles (Dorvilier, 2015). De plus, d’année en année, on observe une certaine tendance à la baisse des dépenses publiques en matière d’éducation. C’est ainsi que Pressoir (2014) constate que « Le budget global consacré à l’éducation par le Trésor public est passé de 22 % en 1987–1988 à 9 % en 2009-2010, alors même que l’effectif des enfants en déscolarisation est en forte hausse à cause de la faiblesse des moyens économiques de leurs parents ». L’auteur du mémoire rappelle « Les propos de D. Pierre (2014) [qui] vont dans le même sens lorsqu’il avance [qu’]« Au cours des cinq exercices budgétaires 2001-2006, le pourcentage du budget national consacré à l’éducation est passé de 17 % à 10 %. » De plus, toujours selon l’auteur, ces dépenses devraient connaitre une augmentation ces dernières années, il insiste sur le fait que les dépenses éducatives de l’État ont plutôt tendance à diminuer. De son côté, Berrouët-Oriol (2017) insiste sur le faible pourcentage des ressources internes consacrées à l’éducation et la nette prédominance de celles provenant de la coopération internationale. Il déplore que, pour l’exercice budgétaire 2016-2017, 21.22 milliards de gourdes étaient destinées au secteur éducatif, soit 17 % du budget total de l’État. Toujours selon l’auteur, de ce montant seulement 6.9 % étaient des ressources internes de l’État et que tout le reste a été fourni par la communauté internationale qui finance, précise-t- il, à hauteur de 60 % le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle. Dans ce même ordre d’idée, Tardieu (2015) constate que la communauté internationale et les ONG assument de façon éloquente le leadership du système éducatif face à l’absence de plus en plus prononcée des pouvoirs de l’État. De plus, « la dépendance de ce secteur vis-à-vis de l’aide internationale traduit l’abandon de fait de plusieurs fonctions régaliennes du ministère de l’Éducation nationale au profit de la coopération internationale qui peut dès lors dicter ses priorités à l’État haïtien » (Berrouët-Oriol, 2017).
Au chapitre 1.2.7 de son mémoire intitulé « Gouvernance du système éducatif », Wesly Paul note que « Dans le cas d’Haïti, le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle, qui est appelé à piloter le système éducatif, semble accuser des lacunes graves dans son organisation et son fonctionnement. En effet, le Ministère le reconnait lui-même : « la dernière caractéristique du système éducatif national, à tous ses niveaux [et] tous types de formation confondus, est la faiblesse de sa gouvernance dont l’efficacité laisse nettement à désirer » (MENFP, 2010). Mentionnons également le point de vue d’un linguiste et terminologue haïtien déplorant que « Le ministère de l’Éducation, ne gouverne et ne contrôle qu’une faible partie du système, soit environ 10 %. Il faut aujourd’hui oser prendre la mesure du fait que l’État haïtien se trouve à hauteur de 90 % en dehors de la gouvernance d’un système éducatif » (Berrouët-Oriol, 2011). Qui pis est, ledit ministère peine à assurer ses fonctions de planification et de pilotage, et plus grave encore ses fonctions de régulation, de suivi et de contrôle (MENFP, 2010) ». Le lourd déficit de vision et de leadership de l’État dans le champ éducatif est pour l’essentiel au fondement de l’inexistence de la Politique linguistique éducative de l’État haïtien en lien avec la question centrale des langues d’enseignement dans l’École haïtienne. Nous reviendrons là-dessus un peu plus loin dans le déroulé du présent article.
Le système éducatif national en chiffres : brève synthèse
Les données suivantes fournissent une brève synthèse chiffrée de la configuration actuelle de notre système éducatif national. Pour bien visualiser les dimensions de l’immense structure qu’est le ministère de l’Éducation nationale ainsi que le volume des personnels enseignants et des élèves en cours de scolarisation, il est nécessaire d’y jeter un regard actualisé. Ce regard actualisé nous est fourni par le site OmniScient qui consigne l’article intitulé « Évolution des statistiques scolaires de 2010 à 2019 en Haïti » daté du 18 novembre 2020.
–Selon cette source, il y a en Haïti 16 072* écoles publiques et privées (56% en milieu rural et 44% en milieu urbain).
–Pour sa part Yves Roblin, spécialiste en planification de l’éducation, estime qu’il y avait en 2019- 2020 un total de 23 347* écoles en Haïti.
–Plus de 70% des écoles non publiques ne sont pas accréditées.
–88% des écoles sont des établissements privés et 12% sont des établissements publics.
–Environ 100 000 enseignants œuvrent dans les secteurs privé et public de l’éducation (les chiffres varient de 80 000 à 100 000 selon les sources). Le ministère de l’Éducation nationale, dans un document daté de 2023, estime à 92 351 le nombre d’enseignants oeuvrant dans les écoles haïtiennes (source : « Déclaration écoles, élèves et enseignants », MENFP-USI, 2023).
–85% des enseignants ne sont pas qualifiés pour l’enseignement primaire.
–Le taux de scolarisation est de 76% au niveau primaire et 22% au niveau secondaire.
–Seulement 7,88% des élèves obtiennent leur diplôme de fin d’études secondaires.
–Seulement 30% des élèves atteignent la fin du cycle primaire.
–Selon Yves Roblin, il y avait en 2019-2020 un total de 799 230 élèves en Préscolaire, 3 609 009 au Fondamental, et 878 421 au Secondaire, soit un total de 4 488 229 élèves en cours de scolarisation dans les écoles en Haïti (source : OmniScient, « Évolution des statistiques scolaires de 2010 à 2019 en Haïti », 18 novembre 2020).
Politique linguistique éducative et langues d’enseignement
Il est hautement significatif de constater que 45 ans après le lancement de la réforme Bernard de 1979, Haïti ne dispose ni d’un Énoncé de politique linguistique éducative ni d’une Loi d’aménagement de nos deux langues officielles dans tous les secteurs de la société. Cette future loi devra consigner les obligations de l’État ainsi que les droits linguistiques de tous les locuteurs haïtiens en conformité avec la Constitution de 1987 et avec la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996. Dans le champ éducatif, l’inexistence d’un tel énoncé et l’absence paradoxale d’une Loi de politique linguistique éducative induisent des errements de vision, le « populisme éducationnel » et l’empilement de « mesures », de « directives » et de programmes lacunaires, inadaptés ou sans lendemain dans la totalité du système éducatif national. De tels errements expliquent en grande partie le parachutage erratique du LIV INIK AN KREYÒL –nous reviendrons là-dessus–, alors même que le ministère de l’Éducation nationale dispose, dans ses archives, de plusieurs documents d’orientation qu’il présente comme des documents majeurs. Les voici :
1. L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche (MENFP/Ateliers de GrafoPub, Port-au-Prince, 272 pages, année 2000). De 2000 à 2024, les recommandations de ce remarquable rapport de recherche commandité par le ministère de l’Éducation nationale n’ont jamais été mises en application. Et ce document, qui comprend des données analytiques issues d’observations de terrain, a été remisé au « grenier des objets perdus » de l’Éducation nationale.
2. Cadre pour l’élaboration de la politique linguistique du MENFP / Aménagement linguistique en Préscolaire et ondamental, par Marky Jean Pierre et Darline Cothière, mars 2016.
3. Référentiel haïtien de compétences linguistiques (Français – Créole) », par Darline Cothière, février 2018.
4. Cadre d’orientation curriculaire du système éducatif haitien 2024-2054 – Version officielle (MENFP/Nectar COC 2024).
5. Plan national d’éducation et de formation, ministère de l’Éducation nationale, 2015.
6. Plan décennal d’éducation et de formation (PDEF), ministère de l’Éducation nationale, décembre 2020.
7. Plan opérationnel 2010-2015 – Vers la refondation du système éducatif haïtien, ministère de l’Éducation nationale.
Il est souhaitable que le nouveau ministre de l’Éducation nationale, le sociologue Augustin ANTOINE, partage le constat commun aux enseignants et aux directeurs d’écoles : l’École haïtienne, en 2024, ne peut plus fonctionner en dehors d’un Énoncé de politique linguistique éducative et encore moins en dehors d’une Loi de politique linguistique éducative. Sur ces registres liés, les enseignants, les directeurs d’écoles et les associations de parents d’élèves accueilleront avec intérêt toute initiative ministérielle qui, élaborée dans la concertation, s’inscrira de manière rigoureuse dans la double optique d’une École haïtienne de qualité guidée par l’Énoncé de politique linguistique éducative et qui fonctionne selon la Loi de politique linguistique éducative. Cela vaudra à l’École haïtienne de prendre enfin le chemin de l’aménagement rigoureux du créole, domaine amplement travesti et dévoyé par le « populisme linguistique » qui a été la marque de fabrique de l’économiste Nesmy Manigat, la « vedette médiatique » du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste à la direction du ministère de l’Éducation nationale. Pour mémoire : il est utile de rappeler que les enseignants, les directeurs d’écoles et les associations de parents d’élèves ont vu défiler ces onze dernières années tantôt (1) les « 12 mesures » de la 365ème « réforme » du système éducatif national ; tantôt (2) des directives contradictoires et inconstitutionnelles, notamment celle concernant le financement des manuels scolaires créoles uniquement et en dehors de la moindre concertation préalable avec les enseignants, les directeurs d’écoles et les éditeurs de manuels scolaires ; tantôt (3) le parachutage erratique du LIV INIK AN KREYÒL en dehors de la moindre enquête de terrain et en dehors de la moindre concertation préalable avec les enseignants, les directeurs d’écoles et les éditeurs de manuels scolaires et, surtout, en dehors d’un cadre didactique devant guider l’enseignement EN créole et l’enseignement DU créole. À l’initiative empressée de l’ex-ministre de facto Nesmy Manigat, Haïti est devenu le seul pays au monde où la haute direction du ministère de l’Éducation a tenté d’implanter, dans l’anarchie et dans la confusion, sept versions différentes d’un ouvrage pourtant titré LIV INIK AN KREYÒL, les sept versions différentes ayant été élaborées par sept différents éditeurs de manuels scolaires. Il est attesté que nombre d’enseignants et de directeurs d’écoles, qui ont au compte-gouttes reçu quelques exemplaires de cette « trouvaille pédagogique… unique », les ont sagement classés dans l’armoire des « objets perdus ». Il est hautement significatif que le non-aménagement du créole dans l’École haïtienne, en lien direct avec le « populisme linguistique », constitue l’un des plus lourds échecs, et le plus dommageable, de la gestion politico-administrative de l’ex-ministre de facto Nesmy Manigat (voir notre article « Le ministre de facto de l’Éducation Nesmy Manigat et l’aménagement du créole dans l’École haïtienne : entre surdité, mal-voyance et déni de réalité », Le National, 2 décembre 2021).
À l’échelle nationale, l’on observe qu’il existe aujourd’hui dans le milieu éducatif haïtien un large consensus sur l’emploi du créole à tous les niveaux dans l’École de la République. Ce large consensus est dû principalement aux effets positifs de la Réforme Bernard de 1987, à la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987 et à l’emploi massif du créole dans les médias haïtiens. Mais il subsiste, par-delà ce large consensus, des divergences idéologiques marquées sur les moyens à mettre en œuvre pour parvenir à l’emploi ordonné et rigoureux du créole dans le processus d’apprentissage scolaire. Ces divergences idéologiques s’aggravent de l’irruption itérative du « populisme linguistique » qui, selon une vision essentialiste et quasi-miraculeuse du créole, emprisonne cette langue sur le registre de l’incantatoire et des slogans, en dehors des sciences du langage et loin de la didactique du créole langue maternelle. Il est donc souhaitable que le nouveau ministre de l’Éducation nationale contribue à mettre sur pied une instance de dialogue et de débats, productive et innovante, dans la concertation avec les acteurs de la chaîne éducative dans le but d’instituer une réflexion de fond sur la didactique du créole langue maternelle. (Sur la didactique et la didactisation du créole, voir la rigoureuse étude de Renauld Govain et Guerlande Bien-Aimé, « Pour une didactique du créole langue maternelle » parue dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021 ; voir également nos articles « La problématique de l’aménagement et de la didactisation du créole dans l’école haïtienne : promouvoir une vision rassembleuse », Fondas kreyòl, 20 novembre 2023 ; « L’état des lieux de la didactique du créole dans l’École haïtienne, une synthèse (1979 – 2022) », Le National, 27 mai 2022 ; « L’aménagement du créole doit-il s’accompagner de « l’éviction de la langue française en Haïti ? », Le National, 11 mai 2022).
À l’échelle internationale, l’enseignement en langue maternelle fait l’objet depuis plusieurs années d’un large consensus entre les linguistes, les pédagogues, les didacticiens et les enseignants. Une étude intitulée « L’enseignement en langue maternelle : des leçons de stratégie pour la qualité et l’inclusion » a été publiée en 2013 sur ce sujet par la Campagne mondiale pour l’éducation / Global Campaign for Education dont le siège social se trouve en Afrique du Sud. Cette étude de référence, qui s’éclaire notamment de l’analyse de la situation linguistique de plusieurs pays, énumère et conforte les données scientifiques ciblant depuis les années 1950 l’enseignement en langue maternelle. À la page 16 de ce document figurent des recommandations dont pourrait s’inspirer le ministère de l’Éducation nationale d’Haïti ainsi que les rédacteurs et éditeurs de manuels scolaires créoles. Les voici :
« 1. Faire preuve d’une forte volonté politique à l’égard de l’introduction de l’enseignement en langue maternelle en s’engageant fermement à soutenir l’éducation en langue maternelle.
« 2. Introduire des politiques linguistiques
(a) garantissant que les premières années d’éducation seront dispensées dans la langue maternelle pour alphabétiser les enfants d’abord dans leur première langue ;
(b) introduisant progressivement une seconde langue selon des étapes soigneusement déterminées, si possible avec des spécialistes formés à l’enseignement de la langue.
« 3. Soutenir la réalisation de matériels pédagogiques peu chers dans la langue maternelle
–Établir des mécanismes flexibles de création et de vente de manuels et de supports de lecture plutôt qu’un système centralisé de commande et de distribution des livres.
–Développer les capacités locales requises pour la production de matériels d’alphabétisation, de supports à l’enseignement de la langue, d’ouvrages de grammaire pédagogiques, de dictionnaires, etc.
–Impliquer les enseignants et la communauté locale dans la réalisation de matériels à partir des savoirs, des pratiques et de l’environnement des lieux ».
Il est souhaitable que cette étude amplement documentée soit lue par les différents acteurs de la chaîne éducative en Haïti, en particulier par les cadres du ministère de l’Éducation nationale.
En ce qui a trait à l’aménagement du créole aux côtés du français dans l’École haïtienne, les enseignants et les directeurs d’écoles souhaitent que le nouveau ministre de l’Éducation nationale envisage dès maintenant de mettre sur pied, dans le ministère qu’il dirige, une structure proactive de réflexion interne et de concertation avec les différents acteurs institutionnels de la chaîne éducative haïtienne. Cette structure proactive de concertation sera dotée d’un mandat intérimaire ciblant la contribution à l’élaboration, à venir, d’un Énoncé de politique linguistique éducative et d’une Loi de politique linguistique éducative.
Pour notre part, nous avons contribué ces dernières années à la réflexion sur la réforme Bernard de 1979, sur l’aménagement du créole aux côtés du français dans l’École haïtienne, sur le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques et sur la didactisation du créole. Voici un échantillon des articles que nous avons publiés et qui attestent l’amplitude de notre réflexion. Cet échantillon comprend la mention du livre sur la didactisation du créole que nous avons coordonné et co-écrit en 2021.
1- L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire . Rezonòdwès, 16 mars 2021.
2- Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti . Le National, 7 novembre 2019).
3- L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, une perspective constitutionnelle et rassembleuse . Le National, 24 novembre 2020).
4. Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti . Le National, 14 mars 2023.
5. La Constitution de 1987 est au fondement du ‘’bilinguisme de l’équité des droits linguistiques’’ en Haïti . Le National, 25 avril 2023.
6- Plaidoyer pour la première loi sur les langues officielles d’Haïti, Potomitan, 14 mars 2019.
7. Livre collectif de référence — La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021.
Il est essentiel de rappeler que plusieurs autres linguistes haïtiens ont élaboré une réflexion de premier plan sur plusieurs domaines en lien avec l’aménagement et la didactique du créole, le plurilinguisme, etc. En voici un échantillon illustratif :
1– Govain, Renauld (2022) : La question linguistique haïtienne : histoire, usages et description . Document post-doctoral en vue de l’« Habilitation à diriger des recherches » (HDR) en sciences du langage, Université Paris VIII, 1er premier juin.
2– Govain, Renauld (2009) : Plurilinguisme, pratique du français et appropriation de connaissances en contexte universitaire en Haïti. Thèse de doctorat de l’Université Paris VIII.
3– Govain, Renauld (2013) : Enseignement du créole à l’école en Haïti : entre pratiques didactiques, contextes linguistiques et réalités de terrain, in Frédéric Anciaux, Thomas Forissier et Lambert-Félix : voir Prudent (dir.), Contextualisations didactiques. Approches théoriques, Paris, L’Harmattan.
4– Govain, Renauld (2014) : L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti , revue Contextes et didactiques, 4.
5– Govain, Renauld (sous la direction de) (2018) : Le créole haïtien : description et analyse, Paris, Éditions L’Harmattan.
6– Govain, Renauld (2020a) : Le français haïtien et le ‘’français commun’’ : normes, regards, représentations, revue Altre Modernità / Autres modernités, Università degli Studi di Milano, Italie.
7– Govain, Renauld (2021) : Enseignement/apprentissage formel du créole à l’école en Haïti : un parcours à construire, revue Kreolistika, mars.
8– Govain, Renauld (sous la direction de) (2021) : La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien. JEBCA Éditions.
9– Govain, Renauld (2021) : Pour une didactique du créole langue maternelle, article paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca.
10– Paul, Molès : Les modalités du futur en créole haïtien. Thèse de doctorat, Université Paris 8, février 2021.
11-– Paul, Molès : Pou yon lengwistik ayisyen, revue Rechèch etid kreyòl numéro 1, 2022.
12– Thélusma, Fortenel (2018) : Le créole haïtien dans la tourmente / Faits probants, analyse et perspectives. C3 Éditions.
13– Thélusma, Fortenel (2024) : La problématique de l’enseignement bilingue créole-français en Haïti : défis et perspectives. Madinin’Art, 19 janvier 2024.
14– Thélusma, Fortenel (2021) : Pratique du créole et du français en Haïti : entre un monolinguisme persistant et un bilinguisme compliqué. C3 Éditions.
15– Thélusma, Fortenel (2019) : Éléments didactiques du créole et du français : le cas de la prédication nominale, des verbes pronominaux et du conditionnel. Imprimerie des Antilles S. A.
De la nécessité et de l’urgence d’éradiquer le népotisme, la corruption et l’impunité dans le système éducatif national, notamment au Fonds national de l’éducation et au PSUGO
Parmi les défis majeurs qu’Augustin ANTOINE, le nouveau ministre de l’Éducation nationale d’Haïti, aura à relever figure en première place l’éradication du népotisme, de la corruption et de l’impunité dans le système éducatif national, et singulièrement au Fonds national de l’éducation et au PSUGO. Dans ces dossiers de premier plan, les enseignants, les directeurs d’écoles et les associations de parents d’élèves attendent un signal fort de la part du ministre. Un signal institutionnel, rigoureux et public attestant sa claire volonté :
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de procéder à la publication d’un Arrêté d’exécution immédiate plaçant tous les fonds du PSUGO et du Fonds national d’éducation transitant par la Banque de la République d’Haïti sous le régime du séquestre –autrement dit de procéder au gel total de toutes les sommes enregistrées à la Banque centrale pour le compte de ces deux institutions. En conformité avec les Lois haïtiennes, le ministre de l’Éducation nationale peut légalement demander à la CONATEL et à la Banque de la République d’Haïti de suspendre tout transfert de fonds en direction du Fonds national de l’éducation et du PSUGO et de placer les sommes visées dans un compte « gelé », en fidéicommis, en attendant un rapport d’audit comptable exhaustif de la gestion financière du Fonds national de l’éducation depuis sa création en 2017 jusqu’en 2024.
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de demander à la Cour supérieure des comptes de procéder immédiatement à un audit comptable de toutes les recettes et de toutes les dépenses du PSUGO et du Fonds national d’éducation depuis leur création jusqu’en juillet 2024. Il est souhaitable que le rapport d’audit issu des investigations de la Cour supérieure des comptes soit rendu public par les soins du ministère de l’Éducation nationale.
Il y a lieu de soumettre à nouveau aux lecteurs les deux articles que nous avons récemment consacrés à la corruption dans le système éducatif national : « Le Fonds national de l’éducation en Haïti, un système mafieux de corruption créé par le PHTK néo-duvaliériste » (Rezonòdwès, 20 avril 2024), et « La corruption au Fonds national de l’éducation en Haïti : ce que nous enseignent l’absence d’états financiers et l’inexistence d’audits comptables entre 2017 et 2024 » (Madinin’Art, 3 mai 2024). L’un des faits que nous avons mis en lumière est la responsabilité statutaire du ministre de l’Éducation national au Conseil d’administration du Fonds national de l’éducation. Il faut rigoureusement prendre toute la mesure que le ministre en titre de l’Éducation nationale est –légalement et statutairement–, le ministre responsable du Fonds national de l’éducation. En effet, selon l’article 2 de la Loi du 17 août 2017, le « Le Fonds national de l’éducation (FNE) est un organisme autonome de financement de l’éducation, placé sous la tutelle du ministère chargé de l’éducation nationale et de la formation professionnelle et créé par la Loi du 17 août 2017 parue au Moniteur n° 30 du vendredi 22 septembre 2017. Selon cette Loi, le FNE jouit de l’autonomie financière et administrative, il est doté de la personnalité juridique et sa durée est illimitée » (source : site officiel du Fonds national de l’éducation) [Le souligné en italiques et gras est de RBO]. Dans la Loi du 17 août 2017, il est également précisé que « La présidence du conseil [d’administration du FNÉ] est assurée par le ministre de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle, la vice-présidence par celui de l’Économie et des finances » (source : site officiel du Fonds national de l’éducation) [Le souligné en italiques et gras est de RBO]. En toute rigueur, l’on observe que le site officiel du ministère de l’Éducation nationale, institution de tutelle du FNÉ, est totalement muet sur les états financiers du Fonds national de l’éducation de sa création en 2017 à juillet 2024. Le site officiel du ministère de l’Éducation nationale, institution de tutelle du FNÉ, est également muet sur l’inexistence d’audits comptables des états financiers du FNÉ par la Cour supérieure des comptes ou par un vérificateur externe pour la période 2017 à… 2024. L’absence d’audits comptables est hautement significative de l’opacité managériale instituée tant au Fonds national de l’éducation qu’au ministère de l’Éducation nationale. Pareille opacité managériale fait barrage aux prescrits de la Loi du 17 août 2017 et elle est l’une des caractéristiques majeures de la vaste entreprise de corruption et de détournement des ressources financières de l’État dans le système éducatif national haïtien. NOTE – Alors même que les recettes et dépenses du FNÉ ne sont pas inscrites au Budget de l’État et ne sont donc pas de ce fait soumises au contrôle du Parlement, la Loi du 17 août 2017, au chapitre 2 (article 10.(o) de la Section I), stipule que « Le Conseil d’administration [du Fonds national de l’éducation] a pour attributions « (…) d’examiner le rapport du vérificateur externe, faire le suivi des avis émis par ce dernier et faire publier le rapport d’audit dans les six mois suivant la clôture de l’exercice ». En dépit de ces attributions accordées par la Loi du 17 août 2017 au Conseil d’administration du Fonds national de l’éducation, l’on observe que le site officiel du ministère de l’Éducation nationale, institution de tutelle du FNÉ, ne consigne aucun « rapport du vérificateur externe » et, pareillement, il ne comprend aucun « rapport d’audit dans les six mois suivant la clôture de l’exercice ». Dans tous les cas de figure, il est attesté que le ministre de l’Éducation nationale Augustin ANTOINE dispose de provisions légales suffisantes pour requérir de la Cour supérieure des comptes un audit comptable de la gestion administrative et financière du Fonds national de l’éducation.
En ce qui concerne le PSUGO, (le Programme de scolarisation universelle et gratuite), il faut encore rappeler qu’il a donné lieu à d’énormes opérations de détournement de fonds publics et de gabegie administrative. Il a été avec constance dénoncé par les enseignants et par la société civile haïtienne comme l’atteste le diagnostic objectif établi par AlterPresse au terme d’une longue et rigoureuse enquête portant sur des documents et à l’aide de témoignages et entrevues, et dont les résultats ont été publiés en trois livraisons, Le Psugo, une menace à l’enseignementen Haïti ? (parties I, II, III) ». Dans ce diagnostic il est précisé que « Mal planifié et slogan de campagne électorale de l’actuelle administration politique, le Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire (Psugo), dit « lekòl gratis », se révèle entaché d’irrégularités, trois ans après son lancement officiel en octobre 2011, suivant les données recueillies par Ayiti kale je (Akj) au cours d’une investigation [de] deux mois. » À propos des malversations constantes au PSUGO, le même diagnostic objectif a été établi par Charles Tardieu, enseignant-chercheur, docteur en sciences de l’éducation, ancien ministre de l’Éducation nationale (1990) et auteur d’une remarquable thèse de doctorat publiée en 2015 aux Éditions Zémès sous le titre « Le pouvoir de l’éducation / L’éducation en Haïti de la colonie esclavagiste aux sociétés du savoir ». Dans son article fort bien documenté et rigoureux, « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti » (30 juin 2016), Charles Tardieu analyse les mécanismes mis en œuvre par le PHTK néo-duvaliériste pour pérenniser cette arnaque historique confortablement installée dans les lakou encombrés de l’impunité en Haïti. L’on a bien noté que sur le site officiel du ministère de l’Éducation nationale, l’on ne trouve nulle trace d’un quelconque bilan financier systématique et exhaustif de toutes les opérations menées par le PSUGO depuis sa création en 2011 jusqu’à nos jours. L’on n’y trouve pas non plus le moindre audit financier exécuté par la Cour supérieure des comptes ou par l’ULCC (l’Unité de lutte contre la corruption) à la demande des différents ministres de l’Éducation de 2011 à 2024 (voir notre article « Le système éducatif haïtien à l’épreuve de malversations multiples au PSUGO », Le National, 24 mars 2024).
Pour mémoire, il est utile de rappeler que FJKL (Fondasyon je klere) est une institution haïtienne –connue pour sa rectitude et la rigueur de ses analyses–, dont la mission consiste à « Promouvoir la défense et la protection des droits humains en Haïti ». Le 14 mars 2022, elle a diffusé un rapport en 46 points intitulé « Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire (PSUGO) : détournement de fonds publics ?
La CSC/CA finira-t-elle par décider dans ce dossier d’une technicité qui tranche avec la routine ? » Dans ce rapport, la FJKL estime que « Le dossier du PSUGO est l’un des dossiers sur lesquels la population souhaite qu’une décision de justice soit prise, précisément sur la gestion de ces fonds. La CSCCA [Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif] doit se prononcer, dans le meilleur délai possible, pour qu’un début d’éclaircissement y soit apporté, prenant ainsi en compte les attentes légitimes de tout le pays et de la diaspora haïtienne fortement concernée dans ces prélèvements pour le compte du PSUGO ».
En demandant formellement à la Cour supérieure des comptes de procéder immédiatement à un audit comptable de toutes les recettes et de toutes les dépenses du PSUGO de 2011 à 2024, le ministre Augustin ANTOINE enverra un signal institutionnel fort et rigoureux aux différents acteurs de la chaîne éducative haïtienne. Ce faisant, il signera sa claire volonté de s’attaquer aux maux systémiques qui gangrènent le système éducatif national et, de manière liée, il œuvrera à rétablir l’indispensable confiance des enseignants et des directeurs d’écoles envers le ministère de l’Éducation nationale.
D’autres défis majeurs frappent déjà à la porte du nouveau ministre de l’Éducation nationale, notamment (1) la révision du curriculum de l’École haïtienne, (2) l’adoption d’une politique du livre scolaire, (3) la mise sur pied d’un nouveau programme de formation professionnelle et technique et sa décentralisation sur l’ensemble du territoire national, (4) l’élaboration d’un nouveau programme de formation et de certification des enseignants à l’échelle nationale, (5) la brûlante question des écoles situées dans les zones contrôlées par les gangs armés, (6) la situation des écoles et des entités de l’Université d’État d’Haïti investies par des milliers de « réfugiés de l’intérieur » et qui occupent illégalement les locaux de plusieurs institutions de la région métropolitaine de Port-au-Prince. Plusieurs observateurs et analystes estiment que le nouveau ministre de l’Éducation trouvera certainement l’appui des différents acteurs de la chaîne éducative nationale dès lors qu’il aura montré, à visière levée et avec la plus grande rigueur, sa volonté politique de relever durablement les défis majeurs qui se bousculent à tous les étages de son ministère.
Le « grand nettoyage anti-corruption » récemment entrepris par la ministre des Affaires étrangères Dominique Dupuy dans les représentations diplomatiques haïtiennes a été salué par plusieurs analystes et, s’il est mené à terme de manière rigoureuse et transparente, il pourra servir de modèle d’intervention régalienne dans la totalité de l’Administration publique haïtienne. La Banque de la République d’Haïti, qui a archivé depuis onze ans toutes les recettes des ambassades et des consulats haïtiens outremer, saura sans doute fournir à la ministre Dominique Dupuy tous les documents financiers dont elle a besoin pour étudier de très près l’ample institutionnalisation de la corruption dans le corps diplomatique haïtien. Pareillement, il ne fait pas de doute que la Banque de la République d’Haïti, qui a archivé depuis onze ans toutes les sommes attribuées au PSUGO et du Fonds national de l’éducation, saura fournir au ministre de l’Éducation nationale tous les documents financiers dont il a besoin pour étudier de très près l’ample institutionnalisation de la corruption dans le système éducatif haïtien.
Montréal, le 5 juillet 2024