« Dämon. El funeral de Bergman », texte, m.e.s., scénographie, costumes d’ Angelica Liddell

— Par Michèle Bigot —

Angelica Liddell est désormais une habituée du Festival d’Avigon, où elle avait présenté Liebestod. L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux et plus récemment Juan Belmonte (histoire du théâtre III). Voici qu’aujourd’hui elle s’empare de l’espace de la Cour d’honneur, gageure qu’elle tient avec succès, quoique occupant la scène à elle seule dans le plus grand dénuement pendant la première moitié du spectacle. Comme dramaturge et comme actrice, cet espace scénique est investi d’une valeur symbolique forte: il est porteur de la mémoire de tous les spectacles qui l’ont précédée depuis la création du festival, mais pour elle il est surtout le lieu de quantité de massacres aussi vieux que la cour papale: « Pour moi, la cour n’est pas un bâtiment. Le gradin est une représentation du monde, mais le château lui-même est l’âme, une âme hantée par les fantômes de la Tour Glacière et les cadavres de l’Inquisition. C’est un lieu de mort, de torture, rongé par des fantômes nés de corps torturés, battus, transpercés, violés, décapités, éviscérés et roués de coups de pied, des fantômes d’une guerre contre la pensée humaine, comme le dit Michelet. »

Le ton est donné. Et débouchera tout naturellement sur l’évocation de la personne d’Ingmar Bergman et de son œuvre. Le biais est ce scénario inventé par Bergman lui-même: il imagine et met en scène ses propres funérailles, sur le modèle des funérailles du pape Jean- Paul II le 8 avril 2005 : il sera porté en terre dans un cercueil en pin. Voilà le fil directeur qui conduit de l’histoire des Papes, à Bergman et et Angelicca Liddell. Une atmosphère à la suédoise ( August Strindberg est aussi évoqué) où la religion et la mort se côtoient, où le poids du péché de chair est omniprésent: la maladie, la décrépitude et la mort hantent la scène, au théâtre comme au cinéma. Le fantôme de Bergman est accompagné de ceux de Fellini, de Pasolini et de Bunuel. Cette obsession et la morbidesse qui l’accompagnent sont un terreau fertile pour l’imagination de la dramaturge; Sa vie personnelle, ses angoisses, le souvenir de la folie parentale alimentent son texte comme son jeu. « Je suis terrifiée par la vieillesse, la dégradation du corps et de l’esprit, je redoute par dessus tout la démence, les adieux, le fait d’être à la merci d’inconnus, sans cœur et maltraitants. » Les scènes de provocation sont là comme un memento mori , un rappel constant de l’urgence qu’il y a à se souvenir que l’humain est fragile et pathétique, tout est fait pour tirer le spectateur de son confort, et pour empêcher le spectacle de s’installer dans le divertissement.

Pourtant tout cela est le fruit d’un intense et minutieux travail: rien n’est laissé au hasard . les funérailles vues comme un acte esthétique sont soutenues par l’interprétation des acteurs du Dramaten, théâtre que Bergman a dirigé dans les années 60. Remarquable équipe, qui se conjugue à merveille à la troupe habituelle d’Angelica Liddell. Autant de corps à la présence obsédante, jeunes et vieux, tous abimés par le travail du temps, tous images de la fragilité humaine. Ce n’est certes pas un hasard si Antonin Artaud est évoqué au passage parmi les fantômes qui l’accompagnent dans sa propre création: théâtre de la cruauté où la folie est convoquée avec la maladie et la mort. Le puritanisme nordique, avec son sens du péché rejoint ici l’âme de l’Espagne éternelle dans son obsession et parfois son culte de la mort.

Au cœur de ce spectacle grandiose et superbe, vient se glisser l’amertume de l’autrice, le fiel que lui a laissé la critique dramatique: elle prend à parti les grands noms de la critique de théâtre, affichant quelques citations sur le mur du palais, interpellant leurs auteurs.

Pour son âme en souffrance toute critique est un coup porté à sa personne par la malveillance et la méchanceté qui animerait l’ensemble de la profession. Une provocation de plus, et qui a nourri le scandale de ce début de festival. Le règlement de comptes en place publique a-t-il sa place dans l’espace de la scène? La liberté de création est invoquée à tout propos: no limit semble être la seule règle qui régisse l’art.

En tout cas, les spectateurs sont enthousiastes, portés qu’ils sont par la sincérité totale de la dramaturge, par son absence de concession, par la puissance de son imagination autant que par son verbe incantatoire. Jusqu’où pourront ils suivre Angelica Liddell? Assurément ces réserves vont me valoir les foudres d’Angelica Liddell. Qu’à cela ne tienne!

Michèle Bigot

DÄMON. El funeral de Bergman
Texte, mise en scène, scénographie et costumes Angélica Liddell
Avec Ahimsa, Yuri Ananiev, Nicolas Chevallier, Guillaume Costanza, Electra Hallman, Elin Klinga, Angélica Liddell, Borja López, Sindo Puche, Daniel Richard, Joel Valois, et la participation d’Erika Hagberg (habilleuse du Dramaten), David Abad (Multicapacitats) et de figurants : Ayena Adjido, Julie Benoit, Francine Billard, Alain Bressand, Paule Coste, Maylis Calvet, Léa Delaporte, Adam Dupuis, Annette Ecckhout, Christian Ecckhout, Bernadette Fredonnet, Marion Gassin, Pierre Hoffmann, Dominique Houdart, Jeanne Houdart- Heuclin, Manon Hugny, Françoise Pellevillain, Gael Maryn, Daphné Lanne, Elisa Morice, Julia Pal, Alain Sperta, Sabino Tatulli, Victor Van Kuijk Saytour, Kenza Vannoni, Coralie Zaninotti, et en alternance Timothée Bosc, Odin Darlix et Victor Van Kuijk Saytour, et la voix de Jonas Bergström, et Laura Meilland (violoncelle)
Lumière Mark Van Denesse
Son Antonio Navarro
Assistanat à la mise en scène Borja López
Traduction pour le surtitrage Christilla Vasserot (français), 36caracteres (anglais)
Régie plateau Nicolas Chevallier
Direction technique André Pato

 

 

Festival d’Avignon 2024 Cour d’honneur du palais des papes

29.06>5.07