La lexicographie créole et la question des emprunts lexicaux aux langues du bassin Caraïbe

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

Le journaliste et opérateur culturel Mingolove Romain anime tous les samedis l’émission « DEKABÈS » sur les ondes de Radio Méga 1700 AM à Miami. Cette émission est retransmise en direct, en Haïti, par Radio Explosion 96.5 FM aux Gonaïves et Radio Rendez-Vous 100.9 FM à Jacmel. À l’émission du 8 juin 2024 il a reçu en entrevue le linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol qu’il a invité à aborder différents aspects du thème général de l’entrevue, « Evolisyon lang kreyòl la ak gwo defi ki drese yo, sitou nan leksikografi kreyòl la ». Le « DEKABÈS » du 8 juin 2024 est maintenant accessible en différé sur le Web (cliquer ICI). Les questions fort pertinentes du journaliste et opérateur culturel Mingolove Romain ont ouvert la voie à des échanges éclairants sur l’ensemble des sujets traités et que les lecteurs du présent article peuvent désormais apprécier par l’écoute de l’entrevue. En présentant Robert Berrouët-Oriol aux auditeurs, l’animateur de l’émission a rappelé sa contribution à la conceptualisation et à la mise en route de la coopération terminolinguistique entre le Québec et Haïti. Durant l’entrevue, Robert Berrouët-Oriol a, entre autres, (1) rappelé le rôle et la vision du linguiste émérite Pierre Vernet, fondateur du Centre de linguistique appliquée en 1978 (ce Centre deviendra par la suite une institution universitaire nationale, la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti). Il a aussi (2) abordé plusieurs aspects de l’évolution du créole ainsi que les objectifs et les principes de base de la lexicographie créole contemporaine tout en mettant l’accent sur (3) l’impératif de son arrimage à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. La question de l’orthographe du créole a été soulevée, assortie de considérations factuelles sur l’échec multifacette, aujourd’hui amplement documenté, de la microstructure Akademi kreyòl ayisyen prématurément fondée en 2014 et dont l’action est quasi nulle à l’échelle nationale. Il est également attesté que depuis sa fondation en 2014 l’Akademi kreyòl ayisyen n’a produit aucune étude scientifique de référence dans aucun des champs majeurs de la créolistique (syntaxe, phonologie, sociolinguistique, didactique du créole, didactisation du créole, lexicologie et lexicographie créole, terminologies scientifiques et techniques créoles, jurilinguistique créole, aménagement du créole dans le système éducatif national). Les articles suivants fournissent un éclairage sur quelques-uns des échecs multifacette de l’Akademi kreyòl ayisyen :

  1. « Créole, Constitution, Académie », par Yves Dejean (Le Nouvelliste, 26 janvier 2005). 

  2. « Accord du 8 juillet 2015 –  Du defaut originel de vision à l’Academie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale », par Robert Berrouët-Oriol (Montray kreyòl, 25 juillet 2015).

  3. « Bilan quinquennal truqué à l’Académie du créole haïtien », par Robert Berrouët-Oriol (Rezonòdwès, 9 décembre 2019).

  4. « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) », par Robert Berrouët-Oriol (Le National, 18 janvier 2022).  

  5. « Lemète Zéphyr dénonce les lacunes de la résolution de l’AKA sur l’orthographe du créole », par Lemète Zéphyr (Montray kreyòl, 19 juin 2017).

  6. « Konprann ‘’Premye rezolisyon sou òtograf lang kreyòl ayisyen’’ an », par Renauld Govain (AlterPresse, 28 juin 2017). Dans cet article Renauld Govain analyse la première résolution de l’AKA et précise, entre autres, que l’Académie créole confond orthographe, alphabet et graphie : « Rezolisyon an manke jistès nan chwa tèminolojik li yo. Sanble li konfonn òtograf, alfabè, grafi yon pa, epi yon lòt pa, li konpòte tèt li tankou yon trete òtograf, jan nou kapab verifye sa nan dispozisyon 2, 4, 5, 8, 9 ».

NOTE — Raillant « une formidable machine à faire rêver » et mettant en garde contre l’idée d’une future Académie créole, le linguiste Yves Dejean, au paragraphe 11 de son article « Créole, Constitution, Académie » (Le Nouvelliste, 26 janvier 2005), formule en ces termes sa forte opposition à la création d’« un symbole décoratif », l’Académie créole : « Non à l’article 213. Il faudra un amendement à la Constitution de 1987 pour supprimer l’article 213 qui voue le créole à une rigidité cadavérique et, donc, à la destruction et le remplacer par quelque chose d’utile au pays. Quoi par exemple ? Un service d’État doté de moyens financiers suffisants, afin de permettre à des chercheurs qualifiés de mener un programme de recherches, sans esprit normatif, sur tous les aspects du créole et aussi en relation avec son utilisation dans l’éducation, la communication, la diffusion et la vulgarisation des informations et de la science ». Auparavant, Le Nouvelliste daté du 27 octobre 2004 consignait la position de Yves Dejean en ces termes : « Le linguiste Yves Dejean a abondé dans le même sens que Pierre Vernet, Doyen de la Faculté de linguistique appliquée. Nous n’avons pas besoin d’Académie de langue créole. Il faut financer les institutions sérieuses qui s’occupent de la langue créole ».

L’invité de l’émission « DEKABÈS », linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol, a du même allant abordé la problématique de la néologie lexicale créole et celle des emprunts lexicaux du créole aux langues du bassin Caraïbe tout en exposant l’impératif et la nécessité d’un fort appui à la mission d’enseignement et aux travaux de recherche de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. En réponse aux demandes formulées par plusieurs auditeurs de l’émission « DEKABÈS », le présent article fournit un éclairage supplémentaire sur des sujets de premier plan en lien avec le thème général de l’émission, « Evolisyon lang kreyòl la ak gwo defi ki drese yo, sitou nan leksikografi kreyòl la ».

En amont de la rédaction du présent article, il est utile de rappeler au lecteur que ces dernières années nous avons publié, en Haïti et en outre-mer, une trentaine d’articles traitant de divers aspects de la lexicographie créole. Ces textes sont tous accessibles sur le Web ; en voici une liste indicative  : (1) « Konprann sa leksikografi kreyòl la ye, kote l sòti, kote l prale, ki misyon li dwe akonpli », Fondas kreyòl, Martinique, 5 avril 2024 ; (2) « Les défis contemporains de la traduction et de la lexicographie créole en Haïti », Fondas kreyòl, 8 février 2024 ; (3) « Prolégomènes à l’élaboration de la Base de données lexicographiques du créole haïtien », Rezonòdwès, États-Unis, 16 avril 2024 ; (4) « La lexicographie créole en Haïti : retour-synthèse sur ses origines historiques, sa méthodologie et ses défis contemporains », Rezonòdwès, 11 décembre 2023 ; (5) « La « lexicographie borlette » du MIT Haiti Initiative n’a jamais pu s’implanter en Haïti dans l’enseignement en créole des sciences et des techniques », Rezonòdwès, 4 juillet 2023 ; (6) « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique, citoyenne et rassembleuse », AlterPresse, Port-au-Prince, 25 juillet 2023 ; (7) « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 »,  Le National, Port-au-Prince, 21 juillet 2022. Dans cet essai –le seul à avoir été élaboré pour l’ensemble de la lexicographie créole de 1958 à 2022–, nous avons répertorié 64 dictionnaires et 11 lexiques, soit un total de 75 ouvrages édités pour la plupart au format livre imprimé.

La problématique de la néologie lexicale créole et celle des emprunts lexicaux du créole aux langues du bassin Caraïbe –principalement l’anglais et l’espagnol–, n’est pas une terra incognita dans le vaste champ de la créolistique et, comme on le verra par le rappel d’études de grande amplitude analytique, elle a été étudiée par des linguistes de premier plan. Nous avons ainsi en référence les études du linguiste-lexicographe Albert Valdman, notamment (1) « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française » paru dans L’information grammaticale no 85, mars 2000), (2) « Vers la standardisation du créole haïtien » (Revue française de linguistique appliquée, 2005/1 (vol. X) et (3) « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? (revue La linguistique, 2005/1 (vol. 41). Dans l’un de ses livres majeurs, « Haitian Creole. Structure, Variation, Status, Origin » (Equinox Publishing Ltd, 2015), Albert Valdman effectue une description détaillée des stratégies productives de développement du vocabulaire et traite de l’origine du lexique du créole haïtien (chapitres 5 et 6, pages 139 à 188 : « The Structure of the Haitian Creole Lexicon »).

Nous avons également en référence les études amples et fort bien documentées de la linguiste Marie-Christine Hazaël-Massieux, en particulier (1) « Les corpus créoles » (Revue française de linguistique appliquée, 1996, vol. I) ; (2) « Prolégomènes à une néologie créole » (Revue française de linguistique appliquée, 2002/1, vol. VII) ; (3) « Les créoles à base française : une introduction », paru dans Travaux interdisciplinaires du Laboratoire parole et langage, vol. 21, 2002 ; (4) « De l’intérêt du Dictionnaire du créole de Marie-Galante de Maurice Barbotin », paru dans Créolica, septembre 2004 ; (5) « Théories de la genèse ou histoire des créoles : l’exemple du développement des créoles de la Caraïbe », paru dans La linguistique 2005/1, vol. 41 ; (6) « Textes anciens en créole français de la Caraïbe. Histoire et analyse » (Paris, Publibook, 2008). (Oeuvre érudite, ce livre identifie (pages 471 à 480) des textes anciens en créole produits entre 1640 et 1822.) Marie-Christine Hazaël-Massieux a aussi publié (7) « Les créoles à base lexicale française » (Paris, Ophrys, 2011). Elle est également l’auteure d’une imposante « Bibliographie des études créoles. Langues, cultures, sociétés‎ » (Institut d’Études créoles et francophones, Université d’‎Aix-en-Provence, 1991).

La problématique de la néologie lexicale créole et celle des emprunts lexicaux du créole aux langues du bassin Caraïbe a également été étudiée par le linguiste Renaul Govain, en particulier dans son livre de référence « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » (Éditions L’Harmattan, mai 2014). L’éditeur présente l’ouvrage comme suit : « L’emprunt, passage d’un élément (phonologique, morphologique ou lexical) d’une langue à une autre, est un moyen d’enrichissement d’une langue quand il est bien contrôlé. Il provient du contact de langues, de l’expérience migratoire et d’autres facteurs… Cet ouvrage est divisé en 3 parties : 1. les emprunts du créole haïtien à l’anglais : environ 1 400 entrées ; 2. une étude sur des mots créoles d’origine anglaise terminés en -mann (de man signifiant homme en anglais) ; 3. les emprunts du créole haïtien à l’espagnol : plus de 300 entrées ».

Dans une entrevue accordée le 3 juin 2014 au site eKarbe suite à la parution de son livre « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » (Éditions L’Harmattan, 2014), Renauld Govain fournit un ample éclairage théorique et méthodologique sur la problématique des emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol. Nous citons longuement cette entrevue en raison de sa pertinence à plusieurs égards et également en raison de la distinction entre « lemprunt de parole » et « lemprunt de langue » explicitée par Renauld Govain.

Ainsi, Renauld Govain, précise le site eKarbe, « (…) nous offre de mieux comprendre le caractère utile, enrichissant, ou inévitable des « Emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » et, de façon circonstanciée, les types d’emprunts que ses observations de spécialiste mettent en évidence. Le livre déroule sur plus de 400 pages les emprunts du créole haïtien à l’anglais, une étude sur des mots créoles d’origine anglaise terminés en -mann (de « man » signifiant « homme » en anglais) et enfin les emprunts du créole haïtien à l’espagnol. L’interview ci-dessous aide à appréhender la finalité de l’étude entreprise par Renauld Govain, dont les observations sur l’évolution du créole haïtien dans différents domaines permettent aussi de comprendre de façon plus globale comment et pourquoi se régénère une langue. (…) j’ai été attiré par les nombreux termes que le recours au téléphone portable, aux outils informatiques et des technologies a fait « atterrir » dans le parler créole haïtien durant ces 15-20 dernières années. Les termes empruntés à l’espagnol sont généralement plus anciens que les trois quarts de ceux empruntés à l’anglais et sont en nombre inférieur à ceux faits à l’anglais ».

« (…) L’emprunt de parole s’observe dans le parler de l’Haïtien au contact de l’anglais (ou de l’espagnol) qui intègre parfois dans son énoncé produit en créole des mots d’anglais ou d’espagnol, qu’on ne rencontre guère dans le répertoire des individus monolingues. Tandis que l’emprunt de langue consiste en ce qu’une langue au contact d’une autre lui emprunte des termes. Ces emprunts s’intègrent dans le système de la nouvelle langue et s’y acclimatent normalement. Ils sont présents même dans le répertoire des monolingues. Parfois, les locuteurs ne savent même pas s’il s’agit d’éléments empruntés. Ainsi, l’emprunt de parole précède l’emprunt de langue dont il serait une étape.

L’emprunt de parole est favorisé par la gestion de l’urgence communicative dans une situation de communication par un locuteur donné. Cette urgence communicative amène le locuteur à ne pas laisser passer de temps – à courir après les espaces blancs – au cours du processus d’échange. Ainsi, il recourt au mot de l’autre langue de son répertoire bi-plurilingue pour effacer ces blancs. Mais aussi l’emprunt de parole peut être l’expression d’un certain snobisme : employer des mots d’origine anglaise dans le parler de certains jeunes haïtiens est souvent vécu comme faisant distingué. Les media (radio et télévision) sont des lieux privilégiés de manifestation de l’emprunt de parole ».

« (…) L’emprunt de langue quant à lui se produit généralement par la nécessité d’expression dans des domaines formels spécifiques où l’emprunt s’impose comme un choix stratégique nécessaire pour exprimer une réalité spécifique à valeur partagée par un certain nombre de locuteurs de communautés linguistiques différentes. On peut placer dans ce cadre les emprunts intégraux ou les mots internationaux qui sont adoptés dans diverses langues avec les mêmes signifiant et signifié, voire les mêmes référents. Les domaines de la littérature, de la presse, de la politique… font partie des lieux de manifestation de l’emprunt de langue.

Les emprunts de parole constituent une étape vers les emprunts de langue suivant la fréquence d’utilisation des premiers et l’appropriation communautaire qui en est faite. Une fois intégrés dans le système interne de la langue emprunteuse, ces emprunts de langue s’y acclimatent et deviennent des éléments lexicaux de la langue. Quant à l’emprunt du discours, il renvoie généralement à des segments de discours.

L’emprunt de parole est conscient, mais pas forcément. Le locuteur est rarement conscient du recours à l’emprunt de langue. L’emprunt de discours est tout à fait conscient. Il est même une stratégie de communication en vue d’attirer l’attention des interlocuteurs sur un fait communicatif donné. Si l’emprunt de parole et/ou de langue fait souvent l’objet d’une improvisation, dans l’emprunt de discours, le locuteur n’improvise pas autant. Au contraire, ce type d’emprunt est une forme de comportement communicatif planifié en vue d’un effet particulier en termes de rétroaction. L’emprunt de discours dépasse le simple cadre du lexème pour concerner davantage des segments discursifs plus grands tels des phrases, des énoncés entiers ou des slogans ».

Il y a lieu de rappeler que Renauld Govain est aussi l’auteur d’études qui ont des liens transversaux avec la néologie lexicale créole : (1) « Enseignement du créole à l’école en Haïti : entre pratiques didactiques, contextes linguistiques et réalités de terrain », in Frédéric Anciaux, Thomas Forissier et Lambert-Félix : voir Prudent (dir.), Contextualisations didactiques. Approches théoriques, Paris, L’Harmattan, 2013 ; (2) « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », revue Contextes et didactiques, 4, 2014 ; (3) « Le créole haïtien : description et analyse » (sous la direction de Renauld Govain, Paris, Éditions L’Harmattan, 2018 ; (4) « Enseignement/apprentissage formel du créole à l’école en Haïti : un parcours à construire », revue Kreolistika, mars 2021 ; (5) « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques » (revue Contextes et didactiques 17 | 2021 : nous reviendrons plus loin sur cette contribution majeure) ; (6) « Pour une didactique du créole langue maternelle », dans « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021.

Avant de fournir un éclairage analytique sur la problématique de la néologie lexicale créole et celle des emprunts lexicaux du créole aux langues du bassin Caraïbe, il est utile de signaler au lecteur peu familier des travaux élaborés sur différents aspects de cette problématique qu’il existe un riche corpus d’études scientifiques accessibles sur Internet et traitant de la lexicographie, de la terminologie, de la traduction et des langues en contact. En voici une liste indicative : les articles ci-après mentionnés proviennent de la Revue française de linguistique appliquée et sont tous accessibles gratuitement sur le portail Cairn.info : (1) « Le lexique : description et apprentissage », 2015/1 (Vol. XX) ; (2) « Diversité des ressources lexicales : de leur élaboration à leur utilisation » 2017/1 (Vol. XXII) ; (3) « Langues de spécialité : problèmes et méthodes », 2014/1 (Vol. XIX) ; (4) « Langue et droit : terminologie et traduction », 2011/1 (Vol. XVI) ; (5) « Linguistique et traduction, 2009/1 (Vol. XIV) ; (6) « Lexique : problèmes actuels, 2002/1 (Vol. VII) : cette livraison de 2009 comprend notamment l’étude de Jean-François Sablayrolles, (7) « Fondements théoriques des difficultés pratiques du traitement des néologismes », ainsi que celle de Marie-Christine Hazaël-Massieux sur laquelle nous reviendrons plus loin dans le présent article, (8) « Prolégomènes à une néologie créole ». Marie-Christine Hazaël-Massieux est aussi l’auteure de l’étude (9) « L’évolution des langues créoles vers l’écriture » parue dans la Revue française de linguistique appliquée 1997/2, vol. II-2. Par ailleurs une livraison de la Revue française de linguistique appliquée (2013/2, vol. XVIII) est consacrée (10) à la thématique des « Langues en contact », tandis que le dictionnaire USITO élaboré à l’Université de Sherbrooke donne accès à une étude de grande amplitude analytique de Wim Remysen, (11) « Le français et la variation linguistique » que les étudiants en lexicographie créole et en traduction créole sont appelés à consulter dans le cours habituel de leurs études. La variation linguistique et le contact des langues sont des phénomènes sociolinguistiques et géolinguistiques de première importance lorsque l’on étudie de près la vie des langues, notamment le créole, comme en font foi les études que nous avons précédemment citées, celles d’Albert Valdman, « Haitian Creole. Structure, Variation, Status, Origin » (Equinox Publishing Ltd, 2015) et « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française » paru dans L’information grammaticale no 85, mars 2000) ; celle de Marie-Christine Hazaël-Massieux, « Théories de la genèse ou histoire des créoles : l’exemple du développement des créoles de la Caraïbe », paru dans La linguistique 2005/1, vol. 41, ainsi que le livre de référence de Renauld Govain, « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » (Éditions L’Harmattan, mai 2014).

En ce qui a trait à la sémantique lexicale qui occupe une place majeure dans toute entreprise rigoureuse de production d’outils lexicographiques (dictionnaires et lexiques), le portail Cairn.info fournit d’utiles références aux enseignants et aux étudiants en lexicologie et lexicographie créole et en traduction créole. Il consigne entre autres l’article de Benoît Sagot, « Représentation de l’information sémantique lexicale : le modèle wordnet et son application au français » (Revue française de linguistique appliquée 2017/1, vol. XXII). Le champ de la sémantique lexicale a été étudié par nombre d’auteurs, notamment Christoph Schwarze dans son « Introduction à la sémantique lexicale », Tübingen : Narr, 2001, ainsi que Olga Rocío Serrano-C. (Universidad ECCI, Colombia) dans son « Analyse sémantico-lexicale et terminologique » (revue Folios, 47, 2018). Pour sa part, Chantal Bouchard, de l’Université McGill, a consacré une étude très détaillée au maître-livre du linguiste Alain Polguère, « Lexicologie et sémantique lexicale. Notions fondamentales » (Presses de l’Université de Montréal, 2003) dans l’article paru dans la revue TTR : traduction, terminologie, rédaction (vol. 16 no. 2, 2003) intitulé « Polguère, Alain. Lexicologie et sémantique lexicale. Notions fondamentales » (Presses de l’Université de Montréal, collection Paramètres, Montréal, 2003, 260 p. »). (NOTE – Linguiste-lexicographe mondialement reconnu, Alain Polguère est membre sénior honoraire de l’Institut universitaire de France, membre du laboratoire ATILF CNRS (UMR 7118) équipe Lexique, et membre associé de l’Observatoire de linguistique Sens-Texte (OLST) de l’Université de Montréal où il a longtemps enseigné. Il est l’auteur, avec Veronika Lux-Pogodalla, de « Méthodes pour l’étude du lexique – Mémos », ATILF – Analyse et traitement informatique de la langue française, novembre 2021.)

Incursion au périmètre de quelques notions-clé : « langues en contact »/« contact des langues », « interférence linguistique », « variation linguistique », « emprunt lexical », « néologie créole », « néologisme », « néologie lexicale », « sémantique lexicale »

Habituellement les linguistes, les lexicographes et les terminologues utilisent un vocabulaire spécialisé dans leurs travaux de recherche et dans leurs publications et il s’avère utile que le non-linguiste en appréhende la signification afin de mieux apprécier leurs diverses contributions.

Ainsi, au même titre que la saisie des notions de « langues en contact »/« contact des langues », et « d’« interférence linguistique », la bonne intelligence de la notion de « variation linguistique » est indispensable à une adéquate compréhension des défis et des enjeux de la lexicographie créole contemporaine et de la problématique des emprunts lexicaux du créole aux langues du bassin Caraïbe. Comme on le verra plus loin dans le déroulé du présent article, ces notions doivent guider, au plan méthodologique, toute entreprise de lexicographie créole à l’étape de l’étude du corpus de référence précédant et donnant lieu à l’établissement de la nomenclature du dictionnaire ou du lexique créole puis à celle du traitement lexicographique des rubriques dictionairiques.

1/ « Langues en contact »/« contact des langues » — « Introduite par [Uriel Weinreich : « Languages in contact, findings and problems », Linguistic Circle of New York, 1953], la notion de contact de langues inclut toute situation dans laquelle une présence simultanée de deux langues affecte le comportement langagier d’un individu (Moreau, 1997) ou d’une communauté linguistique. Elle est au cœur du changement et de la variation linguistiques, en diachronie comme en synchronie et s’inscrit dans des espaces aux frontières mouvantes, variables au gré des migrations, mais aussi des ouvertures et des fermetures économiques, culturelles ou des projets politiques (colonisation, domination culturelle extérieure…). / (« Contact de langues : situations, représentations, réalisations », 18èmes Rencontres Jeunes chercheurs (RJC 2015) Sorbonne-Nouvelle, 11 décembre 2014.) Cette référence consigne plusieurs autres titres, notamment « La traduction, contact de langues et de cultures », 2 vol., par Michel Ballard (dir.), Presses de l’Université d’Artois, 2005-2006, ainsi que l’étude princeps d’Uriel Weinreich, « Languages in contact, findings and problems », Linguistic Circle of New York, 1953. De son côté le linguiste Louis-Jean Calvet note qu’« Il y aurait, à la surface du globe, entre 6 000 et 7 000 langues différentes et environ 200 pays. Un calcul simple nous montre qu’il y aurait théoriquement environ 30 langues par pays, et si la réalité n’est pas à ce point systématique (certains pays comptent moins de langues, d’autres beaucoup plus), il n’en demeure pas moins que le monde est plurilingue en chacun de ses points et que les communautés linguistiques se côtoient, se superposent sans cesse. Ce plurilinguisme fait que les langues sont constamment en contact. Le lieu de ces contacts peut être l’individu (bilingue, ou en situation d’acquisition) ou la communauté. Et le résultat de ces contacts est l’un des premiers objets d’étude de la sociolinguistique » (Louis-Jean Calvet, « Les langues en contact », paru dans la revue La sociolinguistique, 2017). Pour sa part Isabelle Léglise, dans l’article « Contacts de langues » paru dans Langage et société 2021/HS1 (Hors série), précise qu’« On fait généralement remonter à l’ouvrage d’Uriel Weinreich en 1953, Languages in contact, l’intérêt des sciences du langage pour l’étude du contact entre les langues mais, déjà au xixe siècle, des précurseurs comme Hugo Schuchardt étudient les mélanges de langues et les « langues de contact » que sont les pidgins et les créoles. S’opposant au modèle dominant de l’arbre généalogique (ou Stammbaumtheorie) pour expliquer l’évolution des langues, Schuchardt affirme déjà en 1884 deux principes qui seront largement repris par la linguistique de contact : d’une part, qu’il n’existe pas de langue non mélangée et, d’autre part, que le contact de langues est l’un des facteurs essentiels de l’évolution des langues ».

2/ « L’interférence linguistique » — « Le mot interférence désigne un remaniement de structures qui résulte de l’introduction d’éléments étrangers dans les domaines les plus fortement structurés de la langue, comme l’ensemble du système phonologique, une grande partie de la morphologie et de la syntaxe et certains domaines du vocabulaire (parenté, couleur, temps, etc.). » (Louis-Jean Calvet, « Les langues en contact », revue La sociolinguistique, 2017). Le site de l’Université TÉLUQ définit comme suit « l’interférence linguistique » : « Ens. lang. Phénomène interlinguistique caractérisé par l’apparition, dans l’utilisation d’une langue, d’éléments ou de structures d’une autre langue. Résultat de ce phénomène. V. interlangue; transfert linguistique. Particularité. Ce phénomène largement inconscient se retrouve le plus souvent chez des apprenants de langue seconde utilisant des éléments de leur langue maternelle ou d’une autre langue qu’ils connaissent ». L’on constate ainsi qu’il y a plusieurs approches de « l’interférence linguistique ». Ainsi «  On dit qu’il y a interférence « quand un sujet bilingue utilise dans une langue-cible L2, un trait phonétique, morphologique, lexical ou syntaxique caractéristique de la langue L1 » (Kannas, 1994 : 252). Pour Mackey, « L’interférence est l’utilisation d’éléments d’une langue quand on parle ou écrit une autre langue. C’est une caractéristique du discours et non du code [Les italiques sont de RBO.] Elle varie qualitativement et quantitativement de bilingue à bilingue et de temps en temps, elle varie aussi chez un même individu. Cela peut aller de la variation stylistique presque imperceptible au mélange des langues absolument évident » (Mackey, 1976 : 414). Ces deux définitions éclairent la notion seulement sous l’angle du transfert qui s’effectue de la langue L1 à la langue cible alors que pour Hamers et Hagège, l’interférence est liée à la compétence limitée ou l’incompétence du locuteur bilingue dans la langue L2. Pour Hamers (1994 : 178), « L’interférence se manifeste surtout chez des locuteurs qui ont une connaissance limitée de la langue qu’ils utilisent ». Hagège la considère comme « un croisement involontaire entre deux langues. À grande échelle, l’interférence dénote l’acquisition incomplète d’une langue seconde » (1996 : 239). Pour ces deux auteurs, ce phénomène est lié à la compétence incomplète du locuteur bilingue » (Moussa Yabeh Mohamed, « Difficultés linguistiques et interférences » (Carnet de recherche des étudiants du Master didactique des langues, Université Sorbonne nouvelle Paris 3, avril 2017).

3/ La « variation linguistique » — Dans son étude « Le français et la variation linguistique » (site du dictionnaire USITO, Université de Sherbrooke, n.d.), Wim Remysen

précise de manière fort pertinente que « Le français est, comme toutes les langues vivantes, soumis à des forces de diversification qui font en sorte que ses locuteurs ne parlent pas tous exactement de la même façon. Ce phénomène, connu sous le nom de variation linguistique, témoigne bien de la nature éminemment sociale de la langue. Qu’il s’agisse du français, de l’anglais, de l’espagnol ou de l’arabe, les langues varient parce qu’elles sont utilisées par une foule de locuteurs aux allégeances et aux identités multiples. C’est donc dire que la langue n’est pas un outil de communication neutre : n’importe quelle personne qui prend la parole est immédiatement perçue comme venant de telle région, comme appartenant à tel groupe d’âge, comme étant éduquée ou non, etc. On dira ainsi qu’une langue comme le français est composée de plusieurs variétés de langue, des sous-ensembles de pratiques langagières que l’on peut observer auprès de certains groupes de locuteurs (le français populairele français des jeunesle français de Belgique), à certaines époques (le français classiquele français moderne) ou encore dans des contextes précis (le français standardle français écrit). Chacune de ces variétés se caractérise par des traits distinctifs tout en partageant des points communs avec les autres variétés qui relèvent de la même langue ».

Dans son étude, Wim Remysen expose avec clarté « Les types de variation linguistique », « Les composantes de la langue touchées par la variation », « Les dictionnaires et la représentation de la variation linguistique » et « La variation linguistique, les jugements sur la langue et la norme ». Wim Remysen précise fort à propos, à la section consacrée aux différents types de variation linguistique, que « Les linguistes distinguent généralement quatre types de variation linguistique. Le premier, la variation temporelle (ou diachronique), est lié à l’évolution des langues à travers le temps ». [Exemples : il y a une cinquantaine d’années les locuteurs du créole employaient les termes « odeyid » et « kenedi » pour désigner le linge de seconde main ou de mauvaise qualité bradé ou acheté en vrac. Ces termes ont disparu de l’usage et de nos jours les locuteurs utilisent plutôt les termes « pèpè », « rad pèpè » pour désigner le même objet.] « La diversification de la langue à travers l’espace constitue le deuxième type de variation, qualifié de géographique (ou de diatopique). En effet, une même réalité peut être désignée différemment selon les différentes régions  (…) [par exemple] les Québécois parlent de garde partagée alors que les Français utilisent garde alternée, de la même façon qu’un mot peut changer de sens d’une région à l’autre (les cartables français et québécois ne correspondent pas au même objet) ». [Exemples : « kawo »/« carreau » utilisé dans le Nord d’Haïti et signifiant « fè arepase »/« fer à repasser ». Ces termes ont été mentionnés par Mingolove Romain » durant notre entrevue.] « Le troisième type de variation s’appelle la variation sociale (ou diastratique). C’est ce phénomène qui explique que la langue change selon le milieu social auquel appartient un locuteur (sa classe sociale, son groupe professionnel, son sexe, etc.). (…) certaines expressions spécialisées, comme pédoncule « queue portant une fleur (ou un fruit) » ou ictère « jaunisse », ne font pas partie de la langue générale, mais appartiennent plutôt à des langues spécialisées que l’on peut associer à des domaines particuliers du savoir et dont l’usage est réservé aux spécialistes (botanistes, professionnels de la santé, etc.) ». Quant à elle, « (…) la variation situationnelle, aussi appelée variation stylistique (ou diaphasique), correspond au quatrième et dernier type de variation. On entend par là que les locuteurs adaptent leur langue en fonction de la situation dans laquelle ils se trouvent, selon les interlocuteurs auxquels ils s’adressent ou encore suivant le thème dont ils parlent ».

À la section « Les dictionnaires et la représentation de la variation linguistique » de son étude, Wim Remysen formule des observations de premier plan, en lien avec le traitement des rubriques dictionnairiques et qui –sur le registre de la méthodologie de la lexicographie professionnelle–, doivent être rigoureusement prises en compte en lexicographie créole. Ainsi, nous précise-t-il, « Les dictionnaires rendent généralement compte des phénomènes qui relèvent de la variation linguistique par le recours à des marques d’usage ou à des indicateurs de domaine (liés aux langues de spécialité). Ces étiquettes, très nombreuses dans la plupart des dictionnaires contemporains du français, servent à situer les différents mots et leurs significations en fonction des quatre types de variation évoqués plus haut. Parmi les marques et indicateurs traditionnellement utilisés dans la lexicographie française, on peut citer les suivants :

  • variation temporelle : vieux, vieilli, moderne

  • variation géographique : régional, Suisse, Québec, usage acadien

  • variation socioprofessionnelle : populaire, argot, botanique, droit, administration

  • variation situationnelle ou stylistique : familier, soutenu, littéraire, ironique, vulgaire

La pratique des lexicographes en matière de marquage se modifie toutefois au fil du temps. Depuis quelques dizaines d’années, par exemple, la marque diaphasique « familier » gagne du terrain au détriment de la marque diastratique « populaire », que certains dictionnaires n’utilisent simplement plus. Dans le même ordre d’idées, la marque « soutenu » s’est ajoutée récemment à la liste des marques diaphasiques utilisées dans certains dictionnaires. En outre, si le choix des marques évolue, les lexicographes doivent aussi adapter leur description lorsque des changements de connotation surviennent. Le verbe peaufiner « parfaire (un travail) », par exemple, a progressivement perdu sa connotation familière, ce dont rendent compte les dictionnaires les plus récents qui n’utilisent plus la marque « familier » pour caractériser cet emploi. En d’autres termes, le marquage n’est jamais fixé une fois pour toutes ».

Au plan méthodologique donc, les lexicographes appelés à élaborer le futur dictionnaire unilingue créole et le futur dictionnaire scolaire bilingue français-créole devront consigner lorsqu’il y a lieu, à la rubrique « traitement lexicographique des entrées », les marques d’usage distinctives et appropriées, à savoir la « variation temporelle » : vieux, vieilli, moderne ; ou la « variation géographique » : régional, Suisse, Québec, usage acadien ; ou la « variation socioprofessionnelle » : populaire, argot, botanique, droit, administration ; ou la « variation situationnelle ou stylistique » : familier, soutenu, littéraire, ironique, vulgaire ». Pour l’ensemble de la lexicographie créole, la mention des marques d’usage distinctives et appropriées est donc essentielle au plan méthodologique comme au plan pédagogique : (1) en utilisant l’une et/ou l’autre de ces mentions, le lexicographe permet à l’utilisateur du dictionnaire d’accéder aux caractéristiques définitionnelles des termes selon les attributions de la variation linguistique ; (2) il permet à l’utilisateur du dictionnaire d’accéder à la dimension pédagogique de tout dictionnaire au sens où il est un instrument de connaissance/appropriation de la signification particulière des termes et, sur un plan plus général, un instrument d’apprentissage de la langue elle-même. Il faut prendre toute la mesure que la lexicographie créole contemporaine fait déjà face, à ce niveau, à l’un de ses plus grands défis, à savoir son ancrage sur le socle de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Tel que nous l’avons précédemment mentionné, au plan méthodologique, toute entreprise de lexicographie créole doit obligatoirement être élaborée en conformité avec les principes de base de la lexicographie professionnelle : d’abord à l’étape de l’étude du corpus de référence précédant et donnant lieu ensuite à l’établissement de la nomenclature du dictionnaire ou du lexique créole puis à l’établissement du traitement lexicographique des rubriques dictionairiques. Dans le cas du créole haïtien ces impératifs méthodologiques doivent pouvoir être éclairés en amont des données provenant d’une enquête sociolinguistique à l’échelle nationale et comprenant un grand ensemble dédié à la lexicographie créole. Nous plaidons pour que cette future grande enquête sociolinguistique à l’échelle nationale soit conceptualisée et conduite sous la direction de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti avec la collaboration des associations professionnelles d’enseignants haïtiens (notamment l’APKA, l’« Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti) et avec le concours des éditeurs de manuels scolaires (notamment les Éditions Zémès, les Éditions pédagogie nouvelle, C3 Éditions, les Éditions Canapé Vert, les Éditions Université caraïbe, les Éditions Henri Deschamps). Cette grande enquête sociolinguistique permettra de situer adéquatement la problématique des emprunts lexicaux dans le champ de la lexicographie créole.

La lexicographie créole et la question des emprunts lexicaux aux langues du bassin Caraïbe

Tel que nous l’avons exemplifié précédemment, la problématique de la néologie lexicale créole et celle des emprunts lexicaux du créole aux langues du bassin Caraïbe –principalement l’anglais et l’espagnol–, a été étudiée par le linguiste Renaul Govain, en particulier dans son livre de référence « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » (Éditions L’Harmattan, mai 2014). Jusqu’à aujourd’hui, cet ouvrage demeure la principale référence scientifique traitant du sujet majeur qu’est le phénomène de l’emprunt en créole haïtien. De quoi parle-t-on précisément lorsqu’on évoque le phénomène de l’emprunt en créole haïtien ? En raison de son importance et de l’éclairage notionnel qu’il peut offrir au chapitre de la caractérisation de la situation sociolinguistique d’Haïti, nous citons longuement les données définitionnelles de l’« emprunt linguistique » consignées dans le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française.

« L’emprunt linguistique : définition, contexte et traitement

« De tout temps, les mots ont voyagé d’une langue à l’autre, avec les réalités qu’ils désignent, avec les idées qu’ils véhiculent. Issu des échanges linguistiques et culturels entre diverses populations, le phénomène de l’emprunt n’est donc pas récent, et ses origines sont multiples : héritages des contacts de langues lors de lointaines conquêtes, mots introduits par le commerce ou la science, influences réciproques en contexte plurilingue, choix délibérés à des fins stylistiques, etc. Mais en quoi consiste exactement l’emprunt linguistique? Comment ce phénomène s’inscrit-il dans différents contextes sociolinguistiques, en particulier lorsqu’il est question d’emprunts à l’anglais en français? Comment les faits de langue empruntés sont-ils traités ?

« Qu’est-ce qu’un emprunt ?

« L’emprunt linguistique est un procédé qui consiste, pour les usagers et les usagères d’une langue, à adopter intégralement ou partiellement une unité ou un trait linguistique d’une autre langue. Le terme emprunt désigne également un élément introduit dans une langue selon ce procédé. Les principales composantes de la langue peuvent être touchées : lexique, sens, morphologie, syntaxe et prononciation. Il importe de préciser que le degré d’adaptation des emprunts au système du français est très variable. En effet, si certains sont facilement reconnaissables, d’autres passent le plus souvent inaperçus pour la majorité des gens. [Le souligné en gras est de RBO]

L’emprunt, comme la création lexicale, peut représenter un procédé d’enrichissement linguistique : il permet aux langues de maintenir leur vitalité, de se renouveler et d’évoluer. Il n’est donc pas mauvais en soi, et il est même normal, voire essentiel. Toutefois, particulièrement dans le contexte général de l’aménagement linguistique au Québec, ce procédé doit faire l’objet d’une attention particulière ».

« Typologie des emprunts

Le Grand dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française expose la typologie suivante des emprunts, et la lexicographie créole dans son ensemble pourra, au plan méthodologique, s’en inspirer pour cartographier en les actualisant les emprunts du créole aux langues du bassin Caraïbe. Le GDT précise qu’« Il existe plusieurs types d’emprunts linguistiques, et plusieurs manières de catégoriser ceux-ci. On peut classer les emprunts linguistiques notamment en fonction de la composante de la langue qui est concernée : lexique, sens, syntaxe, etc. ». [Ce sont des] « emprunts intégraux », des « emprunts hybrides », des « emprunts sémantiques », des « emprunts syntaxiques », des « emprunts morphologiques », des « emprunts idiomatiques », des « emprunts phonétiques », [et] des « faux emprunts ».

[Pour le domaine français et dans le contexte nord-américain d’emprunts à l’anglais, le Grand dictionnaire terminologique donne les définitions suivantes :]

Emprunts intégraux

Les emprunts intégraux résultent d’un transfert complet, en français, de la forme et du sens d’un mot ou d’un groupe de mots anglais. Certains mots sont intégrés tels quels (par exemple : bungalowcampingfootball et wagon). D’autres subissent une adaptation graphique plus ou moins importante (par exemple : artéfact, de artifact caméraman, de cameraman chèque, de check ; et pouding, de pudding).

Emprunts hybrides

Les emprunts hybrides sont des formes mixtes combinant des éléments français et anglais. La forme anglaise est ainsi partiellement traduite et elle est intégrée en français avec son sens. L’intégration en français d’un mot anglais peut notamment se faire par l’ajout ou le remplacement d’un suffixe (par exemple : to perform est devenu performer doping est devenu dopage). Dans le cas d’unités complexes, parfois un seul des éléments est emprunté (par exemple : musique rap et planche de surf).

Emprunts sémantiques

Les emprunts sémantiques sont des mots français qui se sont vu attribuer un sens nouveau sous l’influence de l’anglais. Parfois, le mot français et le mot anglais ont une forme identique ou similaire (par exemple : l’adjectif portable a acquis de l’anglais portable le sens de « portatif », comme dans ordinateur portable et téléphone portable ; sous l’influence de to realize, le verbe réaliser a pris le sens de « se rendre compte [de quelque chose] »). Parfois, le mot français acquiert le sens de son équivalent anglais (par exemple : souris, en informatique, reprend l’un des sens de l’anglais mouse).

Emprunts syntaxiques

Les emprunts syntaxiques sont des constructions qui résultent de la transposition, en français, d’une structure anglaise. L’influence de l’anglais sur la syntaxe peut se manifester, entre autres, par le choix des mots (par exemple : au téléphone, la tournure déconseillée gardez la ligne, au lieu de restez en ligne, résulte de la traduction de hold the line ou de keep the line). L’ordre des mots peut également être touché (par exemple : les prochaines trois semaines correspond à la syntaxe anglaise de the next three weeks ; en français, on dit plutôt les trois prochaines semaines).

Emprunts morphologiques

Les emprunts morphologiques sont des mots ou des groupes de mots dont les constituants sont français, mais dont la forme imite un modèle anglais. Certains sont des mots simples (par exemple : chambreur, d’après roomer). De nombreux autres sont des unités lexicales complexes (par exemple : balle molle, d’après softball, et bar laitier, d’après dairy bar).

Emprunts idiomatiques

Les emprunts idiomatiques sont des traductions mot à mot d’expressions figurées propres à l’anglais. Très souvent, en particulier dans certains contextes, les traductions de ce type ne sont pas acceptées ou sont jugées inappropriées (par exemple : en français, on dit mettre la charrue devant les bœufs et non mettre la charrette devant le cheval, la traduction littérale de to put the cart before the horse). Par contre, plusieurs expressions idiomatiques empruntées ont été intégrées et acceptées en français (par exemple : jeter l’éponge, expression calquée de to throw up the sponge).

Emprunts phonétiques

Les emprunts phonétiques constituent un type un peu particulier. Dans certains ouvrages, on parle simplement d’interférences. Les influences sur la prononciation qui sont attribuables à l’anglais peuvent être très diverses et être abordées sous différents angles. (…) Signalons, à titre d’exemple, le fait de prononcer un mot à l’anglaise. Le phénomène s’observe surtout dans des mots empruntés. Ce peut être le cas de zoo et de pyjama, parfois prononcés [zu] (zou) et [pidʒamɑ] (pi‑dja-ma), particulièrement dans le registre familier; ces prononciations sont déconseillées. De même, dans certains milieux ou contextes, et peut-être à des fins stylistiques, certaines lettres sont parfois prononcées comme en anglais. On peut penser spécialement au r, par exemple dans rockeurrockeuse et rock and roll, ou encore dans party (emprunt de registre familier qui est cependant déconseillé). »

L’emprunt linguistique, tel que nous venons de le caractériser, est un procédé qui consiste à adopter intégralement ou partiellement une unité ou un trait linguistique d’une autre langue. Dans la vie des langues il est habituellement le fait des locuteurs dans des situations où plusieurs langues sont présentes de manière différenciée dans un espace national ou régional (voir plus haut la thématique des « Langues en contact »/« contact des langues » et celle de la variation linguistique). Dans ces cas, les plus courants, l’on observe que l’emprunt linguistique est spontané, individualisé, il répond d’abord à des impératifs de communication intra-communautaire ou intra-familiale. De tels emprunts individuels peuvent ensuite être diffusés et s’étendre à toute une communauté de sujets parlants, en particulier sous l’influence des médias. Sur le registre de l’aménagement linguistique, l’on observe que l’emprunt linguistique relève et appartient au domaine de l’« emprunt planifié » –de même qu’en aménagement linguistique l’État, sur le registre particulier de la création néologique, peut choisir de définir et d’encadrer la « néologie planifiée ».

Dans plusieurs pays et régions où l’aménagement linguistique est une priorité de l’État, les pouvoirs publics ont adopté des énoncés de politique linguistique relative à l’emprunt. Le Québec l’a fait à plusieurs reprises à l’aide de documents d’orientation connus sous l’appellation générique de « Politique de l’emprunt linguistique », la plus récente étant datée du 31 janvier 2017. Dans le cas d’Haïti, ce qu’il importe de savoir dès maintenant, c’est qu’une future politique haïtienne de l’emprunt linguistique devra être intégrée et subordonnée au futur premier énoncé de la politique linguistique de l’État haïtien. Cette future politique haïtienne de l’emprunt linguistique devra être élaborée en tenant compte des caractéristiques de la situation sociolinguistique d’Haïti sur les registres précédemment évoqués, à savoir les « langues en contact »/« contact des langues », « l’interférence linguistique », la « variation linguistique » ainsi que la typologie des emprunts. Elle devra s’élaborer dès l’amont en fonction de besoins communicationnels clairement identifiés et dans un double objectif : contribuer à la didactisation du créole et contribuer à l’élaboration d’une norme scriptée en lexicographie créole et en terminologie scientifique et technique créole.

C’est pour avoir lourdement ignoré ces incontournables principes méthodologiques de base qu’une « lexicographie borlette » a pu fleurir aux États-Unis (voir nos articles « La lexicographie créole à l’épreuve de l’« English – Haitian Creole Computer Terms » / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl d’Emmanuel W. Védrine », Fondas kreyòl, 13 juin 2023), et « La « lexicographie borlette » du MIT Haiti Initiative n’a jamais pu s’implanter en Haïti dans l’enseignement en créole des sciences et des techniques », 4 juillet 2023). Tel que nous l’avons démontré dans l’article « Lexicographie créole, traduction et terminologies spécialisées : l’amateurisme n’est pas une option » (Fondas kreyòl, 10 février 2023) », le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » et le « English–Haitian Creole Computer Terms / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine se caractérisent par l’amateurisme pré-scientifique, le caractère fantaisiste et a-sémantique d’un grand nombre d’« entrées traductionnelles » , l’usage de « périphrases de substitution » en lieu et place d’unités lexicographiques créoles dans les « entrées » des rubriques notionnelles, le rachitisme éditorial/lexicographique et l’ignorance de la méthodologie de la lexicographie professionnelle.

–Exemples de « périphrases de substitution » en lieu et place d’unités lexicographiques créoles dans les « entrées » des rubriques notionnelles : delivery address = adrès pou voye mesaj imel ; clip art = klip sou travay ar (da) [sic] ; word = youn nan pwogram yo. Référence : « English–Haitian Creole Computer Terms / Tèm Konpyoutè : Anglè – Kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine.

–Exemples de « périphrases de substitution » en lieu et place d’unités lexicographiques créoles dans les « entrées » des rubriques notionnelles : and replica plate on = epi plak pou replik sou ; multiple regression analysis = analiz pou yon makonnay regresyon ; how many more matings would you like to perform ? = konbyen kwazman ou vle reyalize ? Référence : « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative ».

Ces exemples illustrent bien le fait que l’ignorance de la méthodologie de la lexicographie professionnelle, chez les auteurs de ces deux lexiques anglais-créole, se double de l’aveuglante ignorance des principes lexicographiques de base permettant, au terme d’une recherche documentaire systématique, d’identifier, de classer et d’analyser les termes d’une nomenclature provenant d’un corpus. Il n’est pas possible d’élaborer un lexique ou un dictionnaire rigoureux lorsque l’on se soustrait, au plan méthodologique, aux indispensables étapes préalables de détermination du corpus de référence suivi de la confection de la nomenclature. Il est tout aussi impossible d’élaborer un lexique ou un dictionnaire rigoureux lorsque l’on ne sait même pas en quoi consiste une « entrée », une « unité lexicale », une définition et une note explicative dans le processus d’élaboration d’un lexique ou d’un dictionnaire. C’est comme vouloir faire du pain sans farine de blé, avec de l’eau uniquement…

Emprunt linguistique et néologie créole

L’élaboration d’une politique haïtienne relative aux emprunts linguistiques aux langues du bassin Caraïbe, principalement l’anglais et l’espagnol, devra être le lieu de la conceptualisation normée de la néologie créole en lien avec la didactisation du créole (voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021. Et comme cela a été amplement exemplifié et analysé dans cet ouvrage, la didactisation du créole constitue l’un des axes majeurs de l’aménagement du créole. Le linguiste Renaud Govain en fait une éclairante analyse, sur le registre de la lexicographie/terminologie créole, lorsqu’il aborde l’idée plus ou moins courante de l’« indisponibilité » de nombre de concepts en créole. Il y a donc lieu de revisiter avec la meilleure attention son article intitulé « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques » (revue Contextes et didactiques 17 | 2021). Il nous enseigne ceci : « Par ailleurs, considérant cette disponibilité croit-on lacunaire des concepts en CH [créole haïtien], l’emprunt et l’adaptation des concepts représentent un passage obligé pour l’expression de toutes les formes de réalités scientifiques dans la langue. Cette lacune tiendrait au fait que la langue n’est pas assez investie dans l’expression de ce type de réalités. Pour pallier le problème (si problème il y a) et faire exister les concepts, on pourrait recourir à trois opérations, dont les deux dernières renvoient à ce que nous appelons ici adaptation du concept :

  1. faire des emprunts lexicaux directs à une langue dans laquelle lesdits concepts existent. Celle-ci, ne l’oublions pas, pourrait les avoir empruntés à un moment donné à une autre langue, ou probablement au grec ou au latin ; 

  2. créer ou inventer un concept nouveau (procédé néologique) dans la langue en vue d’exprimer la même réalité pour laquelle elle affiche une lacune conceptuelle ; 

  3. recourir à un terme vernaculaire pour exprimer la réalité en se basant notamment sur une logique d’analogie. À force d’être employé dans le champ de l’expression scientifique, ce terme vernaculaire va finir par acquérir un statut de concept scientifique ».

La néologie scientifique et technique créole étant un champ d’études relativement neuf en Haïti, elle devra définir ses objectifs, sa mission et son cadre méthodologique. NOTE / Sur la néologie, ses concepts et sa méthode, voir Jean-Claude Boulanger (1989), « L’évolution du concept de néologie de la linguistique aux industries de la langue », paru dans Caroline De Schaetzen, dir., « Terminologie diachronique » (colloque « Terminologie diachronique », Bruxelles, 25-26 mars 1988), Paris : Conseil international de la langue française/Ministère de la communauté française de Belgique ; voir aussi « Présentation : néologie, nouveaux modèles théoriques et NTIC », par Salah Mejri et Jean-François Sablayrolles, revue Langages 2011/3, no 183 ; voir en complément « Problématique d’une méthodologie d’identification des néologismes en terminologie », par Jean-Claude Boulanger, paru dans « Néologie et lexicologie : hommage à Louis Guilbert », coll. « Langue et langage », Paris, Librairie Larousse, 1979 ; voir également les « Fondements théoriques des difficultés pratiques du traitement des néologismes », par Jean-François Sablayrolles, paru dans la Revue française de linguistique appliquée 2002/1 (vol. VII). Voir aussi Annaïch Le Serrec et Janine Pimentel, « Équivalence en terminologie : repérage et validation en corpus parallèle et en corpus comparable » (Observatoire de linguistique sens-texte Lexterm, Université de Montréal, 2010).  

La conceptualisation normée de la néologie créole en lien avec la didactisation du créole évoquée plus haut est le passage obligé vers la production de néologismes conformes aux règles de la méthodologie de la néologie scientifique et technique. Il s’agit de penser, de conceptualiser la néologie créole –non pas comme une activité tributaire des initiatives individuelles où chacun « néologise » à sa manière, créée des termes nouveaux selon son humeur et selon une « vision » fantaisiste de la création néologique–, mais plutôt comme une activité scientifique soumise à des règles méthodologiques garantissant sa crédibilité et sa fiabilité. Cela contribuera à « exfiltrer » la néologie créole de l’enfermement idéologique dans lequel des « créolistes » fondamentalistes enferment le créole sur plusieurs registres. Cela contribuera, surtout, à offrir aux futurs chantiers de néologie scientifique et technique créole un cadre normalisé/standardisé destiné à guider l’ensemble de sa production. C’est très précisément cet ancrage méthodologique qu’illustre le linguiste-terminologue québécois Jean-Claude Boulanger dans une étude de haute facture analytique, « Problématique d’une méthodologie d’identification des néologismes en terminologie », parue dans « Néologie et lexicologie : hommage à Louis Guilbert », coll. « Langue et langage », Paris, Librairie Larousse, 1979. Jean-Claude Boulanger nous enseigne en effet que « L’identification de besoins de plus en plus précis et nombreux, surtout dans les lexiques scientifiques et techniques, a fait de la néologie une science au développement rapide et croissant, un outil de travail précieux. Son essor prodigieux trouve ses racines dans des milieux tout à fait étrangers à la linguistique. Des inventions nouvelles pointent à tous les horizons, déclenchent et actionnent les mécanismes néologiques. « […] toute évolution rapide des pratiques sociales, des techniques, des structures de connaissances (science, etc.) constitue un appel terminologique [le plus souvent néologique], surtout lorsque pratiques et connaissances ne sont pas suscitées dans la culture, mais déjà élaborées ailleurs et nommées dans une autre langue. » (…) Depuis quelques années, il n’est pas d’organismes à vocation linguistique ou terminologique, il n’est pas d’universités, de groupes de recherche, de centres de lexicologie ou de lexicographie, de traducteurs qui n’explorent la néologie, ne font des tentatives de théorisation et n’analysent ses répercussions sur l’ensemble des activités contemporaines. Tous accordent à la néologie une place importante dans leurs recherches ». (…) Les terminologues reconnaissent depuis longtemps l’action indispensable de la néologie dans le déroulement du travail terminologique. Lors de l’élaboration d’un lexique spécialisé, le terminologue se voit régulièrement confronté à des situations linguistiques nouvelles. On discerne deux aspects de la néologie en terminologie : d’une part, le terminologue repère un néologisme (anglais ou français) dans un texte, dans un corpus documentaire, qui servent au dépouillement terminologique, ou encore, il l’extrait d’un ensemble de termes déjà recueillis dans diverses autres publications à caractères lexicographiques ; d’autre part, il crée lui-même un néologisme (en collaboration avec un comité de spécialistes du domaine qu’il traite), parce qu’un besoin particulier a été déterminé par sa recherche : pallier l’absence d’un signifiant français équivalant à un signifiant anglais déjà en usage en milieu anglo-américain; corriger une faute contre le système linguistique de la langue française ; remplacer un anglicisme lexical; dénommer une nouveauté récemment créée en pays francophones ; éliminer un emprunt indésirable dans sa langue ».

La réflexion sur l’élaboration d’une néologie scientifique et technique créole devra aussi bien et rigoureusement prendre en compte l’apport analytique de la linguiste Marie-Christine Hazaël-Massieux consigné en particulier dans les articles « Les corpus créoles » (Revue française de linguistique appliquée, 1996, vol. I) et « Prolégomènes à une néologie créole » (Revue française de linguistique appliquée, 2002/1, vol. VII). En raison de sa pertinence, nous citons longuement l’article de 2002. Dans ses « Prolégomènes », Marie-Christine Hazaël-Massieux nous enseigne qu’« Il est intéressant (…) d’entreprendre un bilan en partant des définitions classiques en matière de néologie. Dans son excellent petit ouvrage introductif de 1997 [« La lexicologie entre langue et discours », Paris, SEDES, 1997] M.F. Mortureux distingue clairement « néologie formelle » et « néologie sémantique » dans sa présentation synthétique de la néologie. Cette présentation très conforme à la tradition nous servira largement de référence pour une analyse préliminaire des données en ce qui concerne le créole (…). Un premier point très important à souligner est le caractère en principe inéluctable de la néologie dans une langue qui se porte bien. M.F. Mortureux le formule ainsi : « Toute langue vivante intègre un composant néologique, faute duquel elle ne pourrait pas suivre l’évolution de la société. » (p. 115). La perception de cette difficulté est très nette pour les créoles : « Le domaine dans lequel le créole a besoin d’un équipement urgent, qui lui permettrait de passer de l’état de langue littéraire, qu’il a pratiquement atteint à l’heure actuelle, à celui de langue du quotidien scriptural, est d’abord celui du lexique, ensuite celui de la rhétorique. » (Dictionnaire des néologismes créoles, Ibis Rouge Editions, 2001, p 20). « (…) Quant à la néologie créole, quand elle existe, elle suit des chemins tout autres que ceux que décrit M.F. Mortureux lorsqu’elle parle de la lexicalisation (« intégration d’une nouveauté au lexique de la communauté », p. 122). Elle insiste pour souligner que « la lexicalisation passe par les discours. Pour qu’une nouveauté s’intègre au lexique, il faut qu’elle se répande dans l’usage. La politique linguistique peut favoriser la diffusion d’un terme, elle ne peut l’imposer que dans des discours officiels […] Le rôle déterminant revient donc à « la masse parlante », ensemble des locuteurs, dont l’action est analysable après coup par les linguistes. » (p. 122). Or nous le soulignions plus haut, en raison du caractère essentiellement oral de la communication en créole, les mots inventés, ou même lancés sur le « marché des mots », ne sont ni suivis, ni répertoriés, ni publiés. Il y a des propositions émanant d’organismes ou surtout d’individus (…) mais ces propositions venues d’en-haut ont le sort que suscite la majorité des créations imposées : elles ne « prennent » pas et restent essentiellement des vœux pieux comme cela a été le cas pour la plupart des mots ou expressions répertoriés dans le « Dictionnaire Toubon » (…). Ainsi donc, le deuxième point à signaler, toujours en référence à l’ouvrage de M.F. Mortureux, est que si la néologie doit être suivie par la lexicalisation, en matière de créole, la difficulté est, comme nous le disions, qu’en l’absence de lieu pour recueillir les créations populaires (absence de dictionnaire, insuffisante diffusion du créole : les médias recourent principalement au français…), celles-ci restent largement individuelles, faits de discours, et non pas faits de langue. Dès lors, la lexicalisation ne peut s’opérer, la prise en compte des « modèles dominants » — c’est-à-dire ceux qui marcheraient pour le développement lexical – ne se fait pas, et les propositions de néologie faites par les militants le sont dans la plus profonde anarchie, sans tenir compte des structures de la langue de départ (nombre des syllabes, structure des mots, etc.). (…) Un troisième point de déséquilibre potentiel est que les quelques personnes qui, aux Antilles, se sont préoccupées de néologie, se sont consacrées d’abord et surtout à la néologie formelle et très peu à la néologie sémantique : les mots nouveaux, produits par dérivation (procédé peu conforme au créole qui préfère, comme nous le disions, ce que l’on appelle la dérivation impropre) apparaissent souvent comme des « chancres » dans le discours, et sont vite dénoncés par les locuteurs. Mais ce sont eux qui font l’objet de lexiques ou « dictionnaires des néologismes » où l’on n’évoque qu’à peine les changements de sens des mots déjà existants (…). Pourtant c’est là aussi que se développe une langue, par des procédés face auxquels les comportements sont autres : on apprécie toujours dans l’élaboration d’une langue ce que l’on appelle « images », faits de styles… Certes au plan terminologique, on peut admettre la nécessité, à un moment donné, de constituer des vocabulaires de spécialités permettant de traduire la terminologie française, anglaise…, que l’on ne voudrait pas seulement emprunter – même si l’emprunt adapté reste une solution qu’il ne faut pas toujours écarter. Mais il convient d’avoir là la plus grande prudence et ne pas forcer la langue –le risque étant surtout d’ailleurs de voir les locuteurs rejeter les mots ainsi fabriqués, car l’adoption n’est pas automatique par les locuteurs, et ceci même lorsque des mots sont bien formés, c’est-à-dire en conformité avec le modèle de la langue donc à plus forte raison quand ils sont forgés en-dehors des habitudes les plus naturelles des locuteurs ».

En résumé, il y a lieu de rappeler, pour le vaste champ de la lexicographie créole au regard de la question des emprunts lexicaux aux langues du bassin Caraïbe, que l’activité lexicographique en Haïti a rendez-vous avec de grands défis contemporains : celui d’une formation universitaire spécialisée, celui de la professionnalisation du métier de lexicographe, celui de l’arrimage au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle et celui de l’élaboration d’une politique nationale de l’emprunt comme partie intégrante de l’énoncé de politique linguistique de l’État haïtien conforme aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. Vers l’atteinte de tels objectifs, la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti a un rôle moteur et de direction académique à jouer et la société civile devra contraindre l’État à l’appuyer par des mesures administratives et financières à la hauteur des défis identifiés.

Montréal, le 11 juin 2024