— Par Yves-Léopold Monthieux —
Rarement en Martinique des personnalités politiques de premier rang auront autant suscité la controverse qu’Alfred Marie-Jeanne et Serge Letchimy. C’est le premier rapprochement entre les deux premiers présidents du conseil exécutif de la collectivité territoriale de Martinique (CTM). Au cours d’une rencontre organisée dans le cadre d’élections législatives, l’adversaire du candidat Alfred Marie-Jeanne avait voulu embarrasser ce dernier en l’affublant, pour dénoncer ses méthodes autoritaires à la Région, du titre de « roi de Plateau Roy ». Il s’était produit l’effet inverse : rougissant d’aise, le Président avait répondu que cette référence suprême lui convenait parfaitement. Au cours de la récente interview accordée à Martinique-la-Première au Premier Martiniquais, on pouvait croire à une variante de cette anecdote. Sur le ton de la connivence, le nouveau président traduisit à son avantage l’embarras de la journaliste : “Si tu veux m’appeler président de Martinique, je ne vais pas me sentir insulté”. On ne peut mieux dire que Serge Letchimy et Alfred Marie-Jeanne se sont retrouvés au même niveau d’hubris.
Ainsi, celui qui se laisse appeler au dehors Président de la Martinique souhaite sans fausse modestie se voir nommer officiellement “Président de la collectivité territoriale de Martinique”. En attendant mieux, comme de bien entendu. L’accord des futurs présidents avait été parfait au moment de l’écriture du statut de la CTM : un costume taillé à leurs mesures, un exécutif à leur main, une assemblée docile de chez docile, bref, une machine à créer de l’autoritarisme. Un monstre institutionnel, estiment certains juristes, dont la seule limite tient au parapluie de l’Etat, d’ailleurs, de plus en plus insupportable. Ni démocratie ni dictature, « démocrature » est le mot qui parait le mieux convenir à ce statut hybride. Aux manettes de la collectivité, le leader autonomiste imprime grave dans le morne silence de la classe politique. La Martinique avance – c’est son mot – sans aucun vrai débat sur les questions brûlantes. Sans attendre le bon statut, le Président s’en affuble les oripeaux : un drapeau, un hymne, une seconde langue officielle ; rapport de Césaire aux Békés, « lui c’est lui, moi c’est moi » ; rapport aux activistes, votre drapeau RVN, je vous l’offre ; à l’international, c’est Mister Président of Martinique. Une inspiration et une plume, celles du Prix Goncourt Patrick Chamoiseau ; des moyens : la presse et autres courroies de transmission. Par ailleurs, contrairement à son prédécesseur qui s’adressait aux Martiniquais par-dessus les élus, Serge Letchimy, plus économe de son temps, s’appuie sur ces élus et les leaders de la société civile.
C’est la sidération au Mouvement indépendantiste martiniquais (MIM) and Co, ou ce qu’il en reste. Les affidés sont stupéfaits de découvrir des gestes qu’ils auraient attendus de leur vieux président, et de constater qu’à son profit, le patron du PPM a dépouillé le MIM de son contenu, politique. Ils se demandent, à l’image de Louis Boutrin et de bien d’autres qui voudraient garder quelque cohérence idéologique, s’il n’est pas temps de rallier le panache du nouveau président. Ce pourrait être le cas de Francis Carole, l’ami des régimes autoritaires, hier de l’Albanie stalinienne, aujourd’hui de l’Azerbaïdjan dévoreuse de frontières, à moins qu’il ne vise la succession de Chaben qui, en laminaire, s’accroche encore. En attendant, le chef de file du MIM à la CTM se contente de contrôler la régularité des convocations et de renvoyer aux autres la paternité de tous les échecs de la gauche. Cette sidération n’est pas sans rappeler celle de feue la Droite, en 1983, qui s’était retrouvée incapable de s’opposer à la Gauche. Après l’avoir ardemment combattue, celle-ci lui avait piqué la politique assimilationniste. Même cause même effet ? On annonce la disparition prochaine du MIM et mezza voce celle du PPM.
Reste que depuis 1983, rayi chien dan-y blan, Serge Letchimy est le premier président de collectivité à refuser de mettre son idéologie entre parenthèses – de mettre son mouchoir dans sa poche, dit-on de façon triviale – au moment même où le geste trahit le propos. En effet, tous ses prédécesseurs se sont « moratorisés », le plus illustre d’entre eux ayant ouvert la voie, et se sont retrouvés à gérer l’assimilation avec gourmandise. Ainsi, depuis 40 ans ces idéologues intermittents ont pu occuper sans intermittence le pouvoir local ; ils sont dès lors autorisés à s’en attribuer les peu glorieux résultats. L’ex-député martiniquais, qui avait frisé la sanction disciplinaire à l’Assemblée nationale, s’est très peu plié à la politique de renoncement de ses « anciens ». Si aucun Martiniquais ne changerait par gros temps le toit de sa maison, en ces temps de remises en cause tous azimuts, de faiblesse de l’État et d’effervescence identitaire, le Président pense que l’heure du possible est venue. L’heure de nous-mêmes, pense-t-il sans doute. Son vieux rival ayant quitté la scène, la voie est dégagée et le moment lui paraît opportun pour donner du contenu au discours césairien.
Dernière ressemblance entre les deux présidents, Alfred Marie-Jeanne souhaitait donner son nom à l’évolution de la Martinique, jusqu’à promettre à Césaire d’être jeté aux oubliettes de l’histoire : pas très bien vu ! Tandis que Serge Letchimy, lui aussi, veut laisser sa trace. Le pourra-t-il ? Foin de salamalecs, le Président profite des éléments et de la durée exceptionnelle de son mandat pour battre le fer. Son credo : conduire la Martinique le plus loin possible sur le chemin de l’évolution statutaire.
Curieusement, les militants autonomistes n’en sont pas convaincus, qu’on ne retrouve pas en rangs serrés derrière le successeur de Césaire. Mais s’il n’en reste qu’un, il sera celui-là. Car à l’image du mot de Frantz Fanon qui regrettait qu’il n’y eût en Martinique que peu d’hommes dans les pantalons, dès que l’autonomie bouge une oreille, il n’y a plus personne derrière les étiquettes. Et les plus ambitieux mais non moins obséquieux se dispersent en se délectant an ba fèy du non-renouvellement probable, volontaire ou non, du mandat de l’auteur de Discours sur l’autonomie1. Pour cause d’audace autonomiste !
Fort-de-France, le 27 mai 2024
Yves-Léopold Monthieux
1 Discours sur l’autonomie. Serge Letchimy – Ibis rouge mars 2002