Une histoire d’eau en Martinique : le mythe du pont d’abord et la rivière, ensuite.

— Par Yves-Léopold Monthieux 

La légende de la responsabilité et de l’expertise martiniquaises pourrait s’écrire à travers les récits de sources, fontaines, piscines, ponts et appontements. Des histoires d’eaux sans cesse renouvelées, parfois ubuesques. Depuis une vingtaine d’années l’eau du robinet vient régulièrement rythmer nos carêmes et mesurer l’impéritie de nos élus. Ainsi a-t-il fallu deux mandatures de la CTM, des quantités d’encre et de déclarations télévisées pour régler le sort de quelques âcres de terrain sur lequel faire passer quelques mètres de tuyaux. La présence d’un béké dans l’affaire fut l’ingrédient nécessaire à l’allongement de la sauce. La victoire n’a pas fait couler ni plus d’eau dans les foyers ni plus d’encre dans les gazettes. Plus globalement, un phénomène cyclique est bien campé dans le calendrier saisonnier, lequel donne lieu, de la part des usagers, à une résilience exemplaire et, de la part des élus, à des satisfactions plastronnantes.

On est en 1965 : deux étudiants métros sont de passage en Martinique. Prenant un verre au bar Le Foyal, au Bord de mer, ils parlent un peu de leur voyage. Le sujet abordé est la piscine du Carbet, « une piscine à la campagne ». Ils sont surpris par l’importance d’un tel équipement, une piscine olympique comme il ne s’en trouve pas beaucoup dans l’hexagone. Mais ils s’étonnent surtout que cette piscine soit construite dans un bassin de population aussi faible, tandis que l’agglomération de Fort-de-France où se trouve la majorité des écoles et la totalité des lycées ne possède pas le moindre bassin d’eau. Ils ne savent pas que cette bizarrerie a répondu à l’intérêt électoral du président du conseil général de l’époque, et qu’elle a succédé à une histoire d’eau plus heureuse, celle de son prédécesseur, maire de Rivière-Salée. Sauf qu’une sombre affaire judiciaire – il était une fois la justice ! – allait assombrir l’éclat d’un ouvrage qui avait permis enfin aux habitants du Sud de se rendre à la fontaine et qui sert encore de référence à l’histoire de l’eau en Martinique.

J’ignore si, déjà à cette époque, il m’avait été conté l’anecdote de ce maire qui souhaitait construire un pont sur le territoire de sa commune, qui ne possédait pas de rivière. Lorsqu’on lui objecta l’évidence, il ne s’était pas démonté : « Construisons déjà le pont, dit-il. Pour la rivière on verra plus tard ». L’assemblée de l’époque avait eu la sagesse de refuser de donner suite à cette histoire d’eau.

Nous voilà en 2025 ou presque, 40 ans plus tard. Autre époque, autres histoires d’eau, toujours des histoires d’eau, le syndrome du pont d’abord et de la rivière, ensuite connaît une nouvelle illustration. Laquelle serait savoureuse si ce n’était le prix élevé payé en euros par la collectivité et en souffrances par les usagers. Et – va pour la posture ! – c’est à toutes les parties prenantes de se bomber le torse : « Ce n’est pas moi, c’est les autres. Moi, c’est plutôt le contraire ». L’affaire : au terme de longs travaux de pose de tuyaux qui ont coûté un bras – plus de trois millions d’euros – on s’aperçoit, stupéfaits, que le réservoir qui doit alimenter ces tuyaux est tari et, dans un cérémonial achevé, on présente la source pourvoyeuse, sèche, du docteur Morestin, au Morne-Rouge. Ainsi, des experts martiniquais qui, nous le savons, sont « les meilleurs spécialistes des affaires martiniquaises », ont fait construire des kilomètres de tuyauteries, avant de s’assurer de la réalité : il n’y a pas d’eau à transporter. L’expression sublime du mythe « le pont d’abord … ».

Fort-de-France, le 3 mai 2024

Yves-Léopold Monthieux.