Ce que nous enseignent l’absence d’états financiers et l’inexistence d’audits comptables entre 2017 et 2024
—Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Publié le 20 avril 2024 sur plusieurs sites en Martinique, en France et aux États-Unis, traitant d’un sujet majeur de société et amplement diffusé par courriel auprès de milliers de destinataires, notre article « Le Fonds national de l’éducation en Haïti, un système mafieux de corruption créé par le PHTK néo-duvaliériste » a eu un écho considérable comme en témoignent les correspondances qui nous ont été acheminées. Par son approche analytique et documentée, cet article a mis en lumière le fait que le Fonds national de l’éducation (FNÉ), à l’instar du PSUGO, est au sommet d’une vaste entreprise de corruption et de détournement des ressources financières de l’État dans le système éducatif national haïtien. Les nombreuses et pertinentes références documentaires que nous avions fournies, en plus d’éclairer et de conforter notre analyse, ont permis aux lecteurs de mieux comprendre en quoi consiste la corruption systémique qui sévit au Fonds national de l’éducation. Le présent article approfondit l’analyse élaborée dans celui du 20 avril 2024 et il explore amplement, documents à l’appui, l’une des caractéristiques majeures du FNÉ, à savoir l’invisibilisation des données financières qui est au cœur du dispositif de la corruption systémique au Fonds national de l’éducation. Nous faisons ainsi la démonstration que la gestion administrative et financière au FNÉ met en œuvre un système modélisé sur fond de corruption et à l’abri de la Loi du 17 août 2017 « Portant création organisation et fonctionnement du Fonds national de l’éducation (FNÉ) ».
Le constat que le site officiel du ministère de l’Éducation nationale, institution de tutelle du FNÉ, est totalement muet sur les états financiers du Fonds national de l’éducation et également sur des éventuels audits comptables de ses états financiers par la Cour supérieure des comptes ou par un vérificateur externe pour la période 2017 à… 2024 est hautement significatif de l’opacité managériale instituée tant au Fonds national de l’éducation qu’au ministère de l’Éducation nationale. Comme nous le verrons plus loin dans cet article, pareille opacité managériale fait barrage aux prescrits de la Loi du 17 août 2017 et elle est l’une des caractéristiques majeures de la vaste entreprise de corruption et de détournement des ressources financières de l’État dans le système éducatif national haïtien.
Au creux de notre recherche documentaire sur la corruption qui sévit au Fonds national de l’éducation, nous avons pris connaissance d’un document fort éclairant daté du 25 avril 2024. Il s’agit de la « Note de presse d’un regroupement d’institutions haïtiennes des droits humains, « Ensemble contre la corruption » relative à une gouvernance de rupture dans le pays au moment de la mise en place du Conseil présidentiel de transition (CPT) ». La note de presse consigne l’information suivante : « Au moment de l’élaboration de cette note de presse, un scandale financier a éclaté au Fonds national de l’éducation (FNE). ECC [« Ensemble contre la corruption »] s’est entretenu avec l’actuel directeur général de l’institution qui lui a affirmé que le salaire mensuel de 650 000 gourdes qu’il perçoit était en vigueur bien avant son arrivée à la tête du FNE, en décembre 2021. Et la décision d’octroyer des émoluments aussi exorbitants au directeur général du FNE a été validée par le Conseil d’administration, sans considération aucune de la grille des salaires en vigueur dans la fonction publique ». [Les soulignés en gras et italiques sont de RBO]
La note de presse de « Ensemble contre la corruption » précise également ce qui suit : « À ce stade, plusieurs interrogations et autres opinions sont permises : (a) Qu’est ce qui explique un tel niveau de salaire qui dépasse nominalement celui du Président de la République, du Premier ministre, des ministres etc. ? (b) Pourquoi les salaires accordés aux employés des organismes publics autonomes ne s’alignent pas sur la grille de la fonction publique ? (c) Pourquoi le Conseil d’administration du FNE, ou même l’OMRH, l’IGF et la CSCCA ne se prononcent pas sur ce dossier ? » [Fin de citation] Nous reviendrons plus loin sur la signification et la portée de l’information contenue dans la note de presse de « Ensemble contre la corruption ».
Ayant constaté, sur le site officiel du Fonds national de l’éducation, l’absence d’états financiers et l’inexistence d’audits comptables, nous avons par courriel formulé une demande de renseignement à la Banque de la République d’Haïti, au ministère de l’Économie et des finances, à la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif et à l’Unité de lutte contre la corruption. Le Fonds national de l’éducation ayant été créé en 2017, nous avons demandé à ces institutions de nous fournir des documents officiels relatifs (1) au total des sommes prélevées chaque année sur les appels téléphoniques entrants pour la période allant de 2017 à 2024 ; (2) au total des sommes prélevées chaque année sur les transferts d’argent vers Haïti pour la période allant de 2017 à 2024 ; (3) aux états financiers du Fonds national de l’éducation pour la période allant de 2017 à 2024, et (4) aux audits comptables qui auraient été réalisés par la Cour supérieure des comptes ou par une firme externe pour la période allant de 2017 à 2024. Au moment d’achever la rédaction du présent article, aucune de ces institutions n’avait formellement répondu à notre demande…
Malgré ce qui semble relever d’une vieille tradition de l’Administration publique haïtienne de ne pas communiquer de documents administratifs même lorsqu’ils sont d’intérêt public, nous avons eu accès à un document de deux pages ayant pour titre : « Banque de la République d’Haïti. Direction financière – Service contrôle financier. Rapport mensuel des frais perçus sur les transferts privés internationaux versés au compte du Trésor public. Établi du 28 juillet 2011 au 12 septembre 2018 ». Ce document est intéressant à plusieurs titres : il fournit des chiffres précis sur le total des sommes perçues par la Banque de la République d’Haïti pour le compte du Fonds national de l’éducation de 2011 à 2016 et de 2017 à 2018. Le FNÉ ne dispose d’une existence légale que depuis 2017, avec l’adoption de la Loi du 17 août 2017 : entre 2011 et 2016 le Fonds national de l’éducation fonctionnait dans l’informel au sens où il ne disposait pas encore du statut légal d’une institution d’État. Cela a porté plusieurs institutions à le classer déjà, en 2011, parmi les instances opaques de l’Administration publique haïtienne qui amassent illégalement des sommes d’argent au montant indéterminé et qui ne sont pas consignées dans le Budget national, ce qui les soustrait au contrôle du Parlement. Avec l’adoption de la Loi du 17 août 2017, le Fonds national de l’éducation possède un cadre légal de fonctionnement, un conseil d’administration, un personnel administratif et des règlements internes, des objectifs, des droits et des obligations. Les tableaux 1 et 2 sont une indication du total des sommes perçues sur les transferts privés internationaux par la CONATEL pour la Banque de la République d’Haïti entre 2011 et 2016 et de 2017 à 2018 qui les dirige par la suite vers le Trésor public. Les tableaux 1 et 2 ne prennent pas en compte les sommes prélevées sur les appels téléphoniques en provenance de l’étranger car la recherche documentaire que nous avons menée pour rédiger le présent article ne nous a pas permis d’avoir accès à des documents décrivant les opérations de retenue sur les appels téléphoniques.
TABLEAU 1 – Total des sommes investies dans les « axes d’intervention majeurs » du Fonds national de l’éducation selon les déclarations de son directeur général (2019-2024) + Ventilation des frais administratifs annuels
5 ANS (2019-2024) | GOURDES | DOLLAR US | MOY/ 5 ANS |
GDES | $ | $ US | |
PROGRAMME SPÉCIAL DE GRATUITÉ DE L’ÉDUCATION | 3 147 598 122 | 23 607 576 | 4 721 515 |
RÉNOVATION DES INFRASTRUCTURES | 2 775 914 120 | 20 819 876 | 4 163 975 |
MOBILIERS SCOLAIRES | 525 715 000 | 3 942 961 | 788 592 |
CANTINE SCOLAIRE | 255 666 422 | 1 917 546 | 383 509 |
UNIVERSITÉS/ RECH. | 30 000 000 | 225 006 | 45 001 |
UNIV./BOURSES (1500) | 285 500 000 sur 5 ans | 2 141 304 | 428 261 |
SUBVENTIONS (229) | 133 157 717 | 998 708 | 199 742 |
TOTAL | 7 153 551 381 | 652 977 | 730 595 |
PAR BOURSE (1500 bo.) | 190 333 | 1 428 | 286 * |
PAR ÉTUDIANT (229 ét.) | 581 475 | 4 361 | 872 * |
Taux de conversion : 133 GDES/ 1 $ US. || L’astérisque * renvoie à une moyenne annuelle. | |||
FRAIS ADMINISTRATIFS ANNUELS | |||
SALAIRE DU DG | 7 800 000 | 58 501 | |
BUREAU (7 pers.) | 24 000 000 | 180 005 | |
CABINET (17 pers.) | 49 000 000 | 367 509 | |
TOTAL | 80 800 000 | 606 015 |
Source 1 : Déclaration du directeur général du FNÉ, point de presse du 31 janvier 2024, site officiel du Fonds national de l’éducation ; Source 2 : Hebdo 24, 1er avril 2024.
TABLEAU 2 – Fonds national de l’éducation / Banque de la République d’Haïti : frais perçus sur les transferts privés internationaux / 2011-2018
NOMBRE DE TRANSFERTS | FRAIS PERÇUS de 1,50 $ en milliers de dollars US | |
JUILLET 2011-JUIN 2012 | 7 431 | 11 146 |
JUILLET 2012-JUIN 2013 | 8 313 | 12 469 |
JUILLET 2013-JUIN 2014 | 8 745 | 13 117 |
JUILLET 2014-JUIN 2015 | 10 927 | 16 392 |
JUILLET 2015-JUIN 2016 | 12 198 | 18 297 |
JUILLET 2016-JUIN 2017 | 13 451 | 20 176 |
JUILLET 2017-JUIN 2018 | 16 062 | 24 093 |
TOTAL | 77 127 | 115 690 |
Source : Banque de la République d’Haïti. Direction financière – Service contrôle financier. Rapport mensuel des frais perçus sur les transferts privés internationaux versés au compte du Trésor public. Établi du 28 juillet 2011 au 12 septembre 2018.
Commentaire analytique – Le tableau 1 fournit un éclairage fort instructif sur le total des sommes investies dans les « axes d’intervention majeurs » du Fonds national de l’éducation selon les déclarations de son directeur général. Ces données déclaratives exposées par le directeur général du FNÉ, durant son point de presse le 31 janvier 2024, n’étaient pas accompagnées du moindre document officiel attestant leur véracité : ce constat est de première importance car toutes les recherches documentaires que nous avons menées, y compris sur le site officiel du Fonds national de l’éducation, n’ont pas permis de retracer les états financiers et encore moins les rapports d’audit comptable du FNÉ. Comme nous le verrons plus loin dans le déroulé de cet article en examinant la « chaîne de camouflage » à l’œuvre au FNÉ, nous sommes en présence d’un système de gestion financière opaque qui n’offre pas les instruments de compréhension des dépenses publiques qu’un organisme public prétend avoir effectuées pour remplir la mission de service public que lui confère la Loi du 17 août 2017. Les déclarations du directeur général du Fonds national de l’éducation ne permettent pas non plus de savoir, en référence à des documents officiels consultables, si l’institution a effectivement rempli sa mission, si les sommes injectées dans des programmes et des activités ont été dépensées avec rigueur, ou encore si des instances indépendantes ont émis des rapports de conformité à propos de telle ou telle réalisation. Par exemple, le directeur général du FNÉ a déclaré que son institution aurait investi 2 775 914 120 GDES sur 5 ans —20 819 876 $ US— dans la rénovation des infrastructures scolaires. Il aurait été utile de fournir des documents énumérant le nombre d’infrastructures scolaires rénovées, leur localisation géographique, le nombre d’élèves ayant bénéficié de ces rénovations ainsi que les rapports techniques émis par des firmes d’ingénierie attestant le respect de la conformité aux normes sismiques. Il aurait également été utile de savoir si un appel d’offres a été émis en vue du choix des firmes ayant réalisé la rénovation des infrastructures scolaires ainsi que les qualifications de ces firmes. Il aurait tout autant été utile de savoir si l’attribution des contrats à ces firmes a été effectuée de gré à gré, ce qui habituellement ouvre la porte au favoritisme et à diverses formes de malversation. Il en est de même des sommes injectées dans les cantines scolaires : combien d’élèves ce programme que l’on dit d’envergure nationale a-t-il permis de rejoindre ? A-t-il donné la priorité aux produits locaux de proximité et permis l’embauche d’une main-d’œuvre locale ? Et sur quels critères le FNÉ s’est-il basé pour attribuer 1 500 bourses scolaires de l’ordre de 286 $ en moyenne annualisée sur 5 ans (190 333 GDES (1 428 $ US) ? Dans un pays qui compte environ 3 millions d’enfants en cours de scolarisation, comment expliquer que le FNÉ n’ait accordé que 286 $ en moyenne annualisée pour 1 500 bourses scolaires au modeste montant de 190 333 GDES (1 428 $ US) ? En référence au scandale des détournements de fonds au PSUGO –programme lui aussi créé par le PHTK néoduvaliériste–, mais dénoncé par les enseignants et vilipendé dans un premier temps par l’ex-ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat qui, dans un second temps, l’a reconduit dès son retour à la direction du MENFP en novembre 2022, quelles sont les données vérifiables relatives à ces 1 500 bourses scolaires ? S’agit-il de bourses scolaires zonbi, comme il y en a eu au PSUGO, s’agit-il d’écoles zonbi, de directeurs d’écoles zonbi, de professeurs zonbi et des chèques zonbi ? (sur la vaste entreprise de détournement de fonds qu’est le PSUGO, voir notre article « Le système éducatif à l’épreuve de malversations multiples au PSUGO », journal Le National, Port-au-Prince, 24 mars 2022 ; voir également les articles « Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? (parties I, II et III) – Un processus d’affaiblissement du système éducatif », Ayiti kale je (Akj), AlterPresse, 16 juillet 2014. Voir aussi sur le même site, « Le PSUGO, une catastrophe programmée » (parties I à IV), 4 août 2016. Voir enfin l’article fort bien documenté « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti », par Charles Tardieu, Port-au-Prince, 30 juin 2016). Dans notre article du 24 mars 2022 publié en Haïti dans le journal Le National, Le système éducatif à l’épreuve de malversations multiples au PSUGO, nous avons mentionné les liens qui existent entre le PSUGO et le Fonds national de l’éducation comme suit : « Selon un rapport du ministère de l’Éducation acheminé le 22 décembre 2014 au journal Le Nouvelliste et qui présente, semble-t-il, « le bilan annuel des deux (…) exercices 2011-2012 et 2012-2013, le PSUGO est financé essentiellement grâce au Fonds national pour l’éducation (FNE), à hauteur de 1,9 milliard de gourdes, et du Trésor public, à hauteur de 800 millions de gourdes, pour un total de 2,7 milliards de gourdes ». Il est fort révélateur que deux institutions majeures du système éducatif national haïtien, le FNÉ et le PSUGO, soient pareillement et pour les mêmes motifs dénoncées par les enseignants, les syndicats d’enseignants et des observateurs indépendants en raison de leur gestion financière opaque et de leurs mécanismes opaques d’attribution et d’exécution de projets.
La seconde partie du tableau 1 présente le montant total, par catégories, des « Frais administratifs annuels » du Fonds national de l’éducation. Ces frais administratifs (80 800 000 GDES, soit 606 015 $ US) sont extrêmement élevés pour un organisme autonome rattaché à un ministère, celui de l’Éducation nationale. Mais ce qui interpelle avant tout l’observateur, c’est la pléthore du personnel en poste au bureau (7 personnes) et au cabinet (17 personnes) du FNÉ. Cette pléthore est en lien avec les vieilles et complexes pratiques de favoritisme, l’un des visages de la corruption dans l’Administration publique haïtienne. Habituellement le favoritisme sert à « récompenser » ceux que l’on désigne par l’expression des « ayant droit du système » et qui servent de courroie de transmission des opérations de détournement de fonds publics.
Le deuxième tableau, « Fonds national de l’éducation / Banque de la République d’Haïti : frais perçus sur les transferts privés internationaux / 2011-2018 », est lui aussi fort instructif. Il atteste d’une part une nette augmentation de juin 2012 à juin 2018 du nombre de transferts, soit 7 431 à 16 062. D’autre part il atteste une nette augmentation de plus du double des frais perçus en milliers de dollars US, de juin 2012 à juin 2018, soit 11 146 à 24 093. Pareille augmentation se traduit par l’ample progression du montant total des frais perçus, qui passent de 11 146 à 115 690. En raison de la forte dégradation de la crise économique de 2018 à 2024, il est loisible de poser que durant cette période le volume de transferts d’argent vers Haïti a considérablement augmenté. Il en est résulté que les frais perçus sur les transferts privés internationaux ont augmenté de manière significative passant, en toute bonne hypothèse indicative, de 24 093 à 48 000. Pareille augmentation est en lien direct avec le poids économique énorme des transferts de la diaspora haïtienne vers Haïti comme l’atteste un document officiel de la Banque de la République d’Haïti daté de novembre 2019 : « Transferts de la diaspora et taux de change réel : le cas d’Haïti ». Ainsi, « (…) les transferts sans contrepartie vers Haïti ont presque décuplé entre 1998 et 2018 alors que leur poids par rapport au PIB est passé de 8,8% à 32,5% sur la même période. Ils sont désormais, de loin, la principale source de devises du pays, soit 3,6 fois la valeur des exportations, 10 fois celle des flux d’aide au développement et 37 fois le montant des investissements directs étrangers ».
En amont de la rédaction du présent article, nous avons plusieurs fois procédé à la consultation méthodique du site officiel du Fonds national de l’éducation afin de savoir si une éventuelle et récente mise à jour de la rubrique « Notre action » rassemblait des données pertinentes relatives aux états financiers ainsi qu’à l’audit des états financiers du Fonds national de l’éducation. La rubrique « Notre action » comprend les sous-rubriques suivantes : « Financement de l’éducation », « Infrastructures », « Renforcement de capacités », « Subventions », « Cantine scolaire » et « Carte des interventions ». Lorsque l’usager désireux d’être informé de leur contenu clique sur l’intitulé de chacune de ces sous-rubriques, il obtient à l’écran, pour chacune de ces sous-rubriques, une page vide comprenant uniquement les mentions suivantes : « Notre action », « Latest Posts », et « There are no posts ». L’usager désireux d’être informé du contenu de la rubrique si bien nommée « Information » –qui comprend les sous-rubriques « Infolettre », « Mécanismes de financement », « Appui aux études » et « Financement de projet éducatif »–, lorsqu’il clique sur chacune de ces sous-rubriques il obtient à l’écran une page-écran vide comprenant uniquement la mention… « Transparence ». L’usager désireux d’être informé du contenu de la rubrique « Ressources » –qui comprend les sous-rubriques « Documents », « Rapports et publications » et « Liens utiles »–, lorsqu’il clique sur l’intitulé de chacune de ces sous-rubriques, il obtient une page-écran vide comprenant uniquement la mention « Ressources ». Il n’a donc accès ni aux « Documents » ni aux « Rapports et publications. Ce « vide informatif » pour de si nombreuses rubriques du site officiel du Fonds national de l’éducation n’est pas fortuit, il correspond à une orientation stratégique majeure, celle de l’invisibilisation des données financières au cœur du dispositif de la corruption systémique du Fonds national de l’éducation.
L’invisibilisation des données financières au cœur du dispositif modélisé de la corruption systémique au Fonds national de l’éducation
La recherche documentaire que nous avons menée en vue de la rédaction du présent article a permis de consulter, entre autres, l’article « Intervention du Directeur général lors du point de presse du 16 avril 2024 » en ligne sur le site officiel du Fonds national de l’éducation et classé sous l’étiquette « Communiqués ». Cette intervention reprend l’essentiel du propos exposé lors du point de presse du 31 janvier 2024 selon lequel « Le FNE réaffirme son engagement en faveur de l’éducation en Haïti ». Comme nous venons de le voir dans le déroulé du présent article, l’information consignée lors de ces points de presse est présentée sur le mode d’un tableau indicatif, le tableau 1. Celui-ci reflète fidèlement les plus récentes données déclaratives communiquées par Jean Ronald Joseph, l’actuel directeur du Fonds national de l’éducation, durant ses points de presse du 31 janvier 2024 et du 16 avril 2024.
Le « Bilan des réalisations de l’institution des 5 dernières années » fourni par le directeur général du Fonds national de l’éducation lors du point de presse du 31 janvier 2024 est de nature essentiellement déclarative. Lors de ce point de presse, il n’a fourni aucun document officiel attestant la véracité des chiffres qu’il avance… Ainsi, Jean Ronald Joseph n’a présenté (1) aucun document officiel attestant le bilan chiffré et exhaustif des réalisations de son institution « au cours des cinq dernières années » ; (2) aucun document officiel attestant les états financiers de son institution « au cours des cinq dernières années » réalisé par le service de comptabilité du FNÉ ; (3) aucun document officiel attestant l’élaboration d’un audit comptable réalisé, « au cours des cinq dernières années », par une firme externe tel que stipulé dans la Loi du 17 août 2017 « Portant création organisation et fonctionnement du Fonds national de l’éducation (FNÉ) » au chapitre 2 (article 10(o) de la Section I). Cet article se lit comme suit : « Le Conseil d’administration a pour attributions « (…) d’examiner le rapport du vérificateur externe, faire le suivi des avis émis par ce dernier et faire publier le rapport d’audit dans les six mois suivant la clôture de l’exercice ». À ce chapitre, le constat est flagrant : le site officiel du Fonds national de l’éducation ne comprend aucun document attestant la réalisation et la publication d’un « rapport d’audit dans les six mois suivant la clôture de l’exercice » pour la période 2017 à 2024. Pour mémoire, l’on ne perdra pas de vue que le décret du 17 mai 2005 « portant organisation de l’administration centrale de l’État » stipule, en son article 148, que le contrôle financier de toutes les administrations de l’État et des organismes autonomes est exercé par la Cour des comptes. Ce décret mentionne également dans le même article que le recours à des firmes privées pour réaliser des audits doit se faire à partir d’une autorisation spéciale de la Cour des comptes.
Les données déclaratives fournies par le directeur général du Fonds national de l’éducation lors de son point de presse le 31 janvier 2024 méritent un examen davantage ciblé. De manière plus structurelle, sur le registre de l’analyse financière qui doit prendre en compte les sommes collectées pour le FNÉ par la Natcom, la Digicel et la Comcel, et qui transitent par la Banque de la République d’Haïti et le ministère des Finances, il faudrait examiner les états financiers et les rapports d’audit des états financiers du Fonds national de l’éducation afin de mettre en lumière la réalité du système de gestion financière qui a cours dans cette institution. Un tel examen devrait pouvoir être rigoureusement mené dès lors que l’on dispose de deux types de documents officiels : les états financiers et les rapports d’audit des états financiers du Fonds national de l’éducation.
La première approche au creux de cette démarche revient à bien circonscrire les notions d’« état financier », d’« audit », d’« audit comptable », de « rapport d’audit » ou « rapport de l’auditeur ».
Pour le lecteur peu familier du vocabulaire de la gestion financière, il est utile de préciser que l’audit est une « Communication écrite délivrée par l’auditeur au terme d’une mission d’audit ». L’audit résulte donc de l’« Examen méthodique, indépendant et documenté d’un processus, afin de déterminer s’il satisfait aux critères établis ». « Il ne faut pas confondre l’audit et la vérification, qui n’a pas à être réalisée par un tiers indépendant. Lorsque l’audit provient de l’extérieur de l’organisation, les critères sont souvent déterminés par une norme. L’audit peut porter sur une activité ciblée ou sur l’ensemble des activités d’une organisation. Parmi les types d’audits, notons l’audit informatique, l’audit de la qualité, l’audit technologique et l’audit comptable ». (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française)
L’audit comptable est l’« Examen des documents comptables se rapportant aux états financiers d’une personne, d’une société ou d’une organisation, effectué par une tierce partie professionnelle et indépendante afin d’en vérifier la conformité. L’audit comptable permet de contrôler les comptes, mais il a aussi une dimension prévisionnelle, puisqu’il permet d’élaborer des stratégies afin d’améliorer les rendements et d’éviter de reproduire les erreurs ». (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française)
Un rapport d’audit ou rapport de l’auditeur est, dans le domaine de la gestion financière d’une institution, un document analytique évaluatif de contrôle des états financiers : « Le rapport comporte essentiellement quatre éléments : i) une introduction indiquant les états financiers ou autres informations visés par le rapport et énonçant les responsabilités respectives qui incombent à l’auditeur et à la direction de l’entité faisant l’objet de la mission, ii) une description sommaire de la nature et de l’étendue des travaux effectués par l’auditeur, iii) la mention du référentiel comptable appliqué et iv) l’expression de l’opinion de l’auditeur sur les états financiers ou autres informations ». (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française)
Les états financiers sont constitués de « Documents comptables de synthèse établis périodiquement, comprenant notamment le bilan, l’état des résultats (ou compte de résultat) et l’état des flux de trésorerie (ou tableau de financement), complétés par des notes et tableaux explicatifs joints en annexe, et sur lesquels figurent des informations financières ou comptables propres à une entité et présentées d’une façon organisée ». (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française) Par définition, un état financier est un document comptable qui donne des informations sur la situation d’une entreprise ou d’une institution. Ces informations peuvent concerner l’état de sa structure financière, la composition de son patrimoine, l’évaluation de ses performances et la mesure de sa rentabilité. Les états financiers synthétisent de façon claire et structurée les événements qui ont affecté une entreprise tout au long de son existence.
Sur le plan de l’invisibilisation des données financières au cœur du dispositif de la corruption systémique au Fonds national de l’éducation, il faut prendre toute la mesure que l’information contenue dans le tableau 1 éclaire amplement les constats majeurs suivants : (1) en l’absence d’un document officiel attestant les états financiers du Fonds national de l’éducation, seules les présumées dépenses sont énumérées ; (2) le total des sommes collectées pour le FNÉ de 2017 à 2024 par les opérateurs téléphoniques, la Natcom, la Digicel et la Comcel, ainsi que celles engrangées sur les transferts d’argent vers Haïti et qui transitent par la Banque de la République d’Haïti et le ministère des Finances, ne fait pas partie du « bilan » présenté lors du Point de presse de Jean Ronald Joseph, directeur général du Fonds national de l’éducation, le 31 janvier 2024 . (3) Autrement dit, nous sommes en présence d’un « bilan » énumérant des montants déclarés de dépenses en l’absence d’un bilan exhaustif des sommes engrangées par le Fonds national de l’éducation entre 2017 et 2024 –ou entre décembre 2021, date de la nomination de Jean Ronald Joseph à la direction générale du FNÉ et avril 2024. À l’intérieur du dispositif de communication du FNÉ, la « cécité organisée » consiste donc en un camouflage de la totalité des sommes collectées entre 2017 et 2024 assorti de l’absence du moindre document officiel attestant les états financiers et la réalisation d’un audit comptable couvrant le dernier exercice fiscal ou effectué « au cours des cinq dernières années » par une firme externe tel que stipulé dans la Loi du 17 août 2017. Nous sommes donc en présence d’une véritable « chaîne de camouflage » et l’une des questions induites par l’observation de ce dispositif est la suivante : un haut fonctionnaire d’État, le directeur général du FNÉ –qui perçoit le « modeste » salaire de 650 000 gourdes par mois (4 875 $ US mensuels), et qui s’abstient systématiquement de fournir le montant total des sommes collectées pour le FNÉ entre 2021 et 2024 ainsi que les états financiers de son institution et le moindre rapport d’audit financier–, se situe-il au-dessus des lois ? Se croit-il investi des enivrantes vertus de la « délinquance à cravate » l’autorisant à ne pas se conformer à la Loi du 17 août 2017 ? Cette loi, il faut encore le préciser, stipule au chapitre 2 (article 10.(o) de la Section I), que « Le Conseil d’administration a pour attributions « (…) d’examiner le rapport du vérificateur externe, faire le suivi des avis émis par ce dernier et faire publier le rapport d’audit dans les six mois suivant la clôture de l’exercice ». La « chaîne de camouflage » était opérationnelle lorsque, en conférence de presse le 16 avril 2024, le directeur général du FNÉ assénait que « Le Fonds agit en tant que caissier (voir l’article « Dossier FNE : Jean Ronald Joseph clarifie », Vant bèf info, 16 avril 2024). Or l’on sait que règle générale un caissier est bien informé des recettes de sa caisse et que sa fonction première n’est pas de distribuer, en veux-tu en voilà, les montants qui s’y trouvent. En l’espèce, l’actuel directeur du Fonds national de l’éducation prend d’aventureuses libertés avec la vérité et avec la loi elle-même puisque selon la Loi du 17 août 2017 (« Chapitre 1, Section II, article 3) le FNÉ, qui n’est en aucun cas un « caissier », a pour mission de « participer à l’effort de l’éducation pour tous » et de gérer les fonds destinés au système éducatif national. L’on a bien noté que l’intitulé des grandes rubriques du site officiel du Fonds national de l’éducation comprend, comme nous l’avons vu précédemment, les mentions « Programme spécial de gratuité de l’éducation », « Construction et rénovation d’infrastructures scolaires », « Mobiliers scolaires », « Cantine scolaire », « Universités » et « Subventions scolaires ». L’on a également noté, au tableau 1, que le « dispositif de camouflage » à l’œuvre au Fonds national de l’éducation fait totalement l’impasse sur d’importants postes budgétaires tels que le salaire des employés, le loyer de l’institution, le coût de l’énergie électrique fourni par l’EDH et/ou par un système énergétique autonome (« Inverter », batteries et panneaux solaires), le parc automobile incluant les véhicules « officiels » et de service, les coûts de l’essence, les frais de voyages sur le sol national et à l’étranger, l’organisation d’événements internes (sessions de formation) et d’activités publiques (conférences de presse, etc.).
Par ailleurs le tableau 1 livre d’autres éclairants enseignements : alors même que le salaire de l’actuel directeur du Fonds national de l’éducation est de 650 000 gourdes par mois (4 875 $ US mensuels) –sans compter les juteux frais de fonctionnement (voitures de fonction, essence, service de sécurité, voyages, perdiem–, le taux moyen des subventions accordées ces cinq dernières années à 1 500 étudiants à l’aide de bourses d’études est de… 1 428 Gourdes (286 $ US). Pour la même période (2019-2024) et de manière liée, le FNÉ a subventionné les mémoires et les thèses de 229 étudiants en leur accordant « généreusement » en moyenne annualisée 4 361 Gourdes (872 $ US). Ces « généreuses » subventions doivent être mises en perspective avec les données récemment fournies par le site Hebdo24 qui a consulté des documents internes du FNÉ : « (…) les dépenses salariales au sein du bureau du Monsieur Joseph totalisent 24 millions de gourdes par an pour sept personnes, tandis que son cabinet, composé de dix-sept membres, représente une dépense annuelle de 49 millions de gourdes » (voir l’article « Au Fonds national de l’éducation, l’argent se gaspille par « millions de gourdes », Hebdo24, 1er avril 2024).
Il est hautement significatif, tel que le soutiennent de nombreux enseignants et observateurs du secteur de l’éducation en Haïti, que personne ne sait à combien se chiffre le montant total des sommes collectées par les opérateurs téléphoniques et au moyen des transferts d’argent pour le compte du Fonds national de l’éducation entre 2017 et 2024. Les montants totaux qui figurent au titre des dépenses déclarées dans le tableau 1 –à savoir 7 153 551 381 GDES (53 651 635 $ US)–, ne représenteraient en réalité qu’une faible portion des sommes colossales qui ont été collectées entre 2017 et 2024 pour le compte du Fonds national de l’éducation. Il faut prendre toute la mesure que « Depuis sa création, le Fonds national de l’éducation a (…) fait l’objet de vives critiques notamment pour sa gestion occulte. En effet, personne ne sait avec précision combien d’argent a déjà été collecté au nom de cet organisme par la Banque centrale et le CONATEL (Conseil national des télécommunications). L’absence de transparence dans la gestion du FNÉ a même suscité l’inquiétude de certains secteurs de la société civile. À ce propos, voici ce que le dirigeant de l’initiative de la société civile (ISC) Rosny Desroches eut à déclarer le 7 aout 2012 : « L’orientation que prend ce Fonds nous inquiète en tant que citoyen, car elle va dans le sens de la concentration des pouvoirs aux mains de l’Exécutif, de l’affaiblissement du Ministère et de la négation des principes démocratiques de participation, de contrôle, de transparence, d’équilibre des pouvoirs » (…) Initialement, lorsque le chef de l’État [Michel Martelly] a lancé le Fonds national de l’éducation, il projetait de collecter au moins 180 millions de dollars sur les appels téléphoniques et le même montant sur les transferts pendant une période de cinq ans. Ce qui revient à dire qu’il voulait collecter un montant de 360 millions de dollars sur cinq ans pour scolariser 1, 5 million de jeunes haïtiens privés d’éducation. Et selon les calculs faits par le pouvoir, quand il combine les deux taxes, celles-ci devraient rapporter au moins 8 millions de dollars par mois pour alimenter le FNÉ. (…) Le 30 septembre 2011, le principal conseiller de Michel Martelly en éducation, George Mérisier (…) a annoncé que 28 millions de dollars US avaient déjà été collectés dans le cadre du financement du Fonds national de l’éducation. (…) Le vrai scandale éclatera lorsque, le 7 janvier 2012, dans un article du New York Times, Denis O’Brien, fondateur de la Digicel a déclaré que sa compagnie avait déjà versé 11.1 millions de dollars américains au CONATEL. Il a indiqué également qu’il en avait parlé au président Martelly des rumeurs concernant les 26 millions de dollars manquants et qu’il allait en faire une affaire personnelle. Il réclame un audit. Dans une note rendue publique le 10 janvier 2012, la compagnie confirme les déclarations du patron et annonce que le virement des frais de décembre se ferait le 20 janvier pour un montant de 1.945 million de dollars américains. Ce qui porte à 13 millions de dollars américains le montant total des frais versés seulement par la Digicel au CONATEL sans compter les autres opérateurs téléphoniques présents sur le marché haïtien » (New York Times, 7 janvier 2012, cité dans l’article « Où est l’argent du Fonds national de l’éducation ? », Haïti liberté, 29 janvier 2013). Toujours au chapitre des recettes amassées pour le Fonds national de l’éducation, Joseph Frantz Nicolas, le directeur général sortant du ministère de l’Éducation, a publiquement déclaré « qu’avec un peu plus de 7 milliards 521 millions de Gourdes versées dans ce Fonds, plus de 5 milliards 513 millions ont été investis de 2018 à 2021 dans divers chantiers et programmes résumant l’utilisation de ces fonds durant ses 3 ans en poste » (voir l’article « Haïti – Éducation : Fonds national de l’éducation, 5 milliards 1/2 investi en 3 ans », Haïti liberté, 22 décembre 2021). Joseph Frantz Nicolas n’a toutefois fourni aucune information documentée sur un éventuel audit comptable de l’utilisation de ces énormes recettes qui, faut-il encore le rappeler, ne sont pas inscrites dans le Budget de l’État haïtien et ne sont l’objet d’aucun contrôle du Parlement. Pour sa part, le site Haïti libre, dans l’article daté du 27 janvier 2022, « Haïti – Éducation : Taxes de la diaspora. Bilan de 3 ans du FNE », informe que « Jean Ronald Joseph, directeur général du Fonds national de l’éducation (FNE), a fait un résumé bilan des efforts déployés par le FNE depuis 3 ans qui ont contribué à l’augmentation de l’offre scolaire dans laquelle plus de 5,5 milliards de Gourdes ont été investis (…) » dans différentes actions (rénovation de bâtiments scolaires, frais scolaires, etc.). Une fois de plus, les déclarations du directeur général du FNÉ n’étaient accompagnées d’aucune documentation attestant la véracité et la légalité de ses dires, et encore moins des états financiers de son institution et d’un quelconque audit comptable élaboré depuis son arrivée au FNÉ en 2021.
La saga du Fonds national de l’éducation créé par le PHTK néo-duvaliériste rappelle celle instituée par le dictateur François Duvalier pour asseoir un vaste système de corruption et de « pompage » des ressources financières du pays à travers la Régie du tabac et des allumettes dès le milieu des années 1960. L’une des caractéristiques opérationnelles de cette régie de la dilapidation gangstérisée était l’utilisation d’un « compte non-fiscal » créant un monopole du tabac. Ce dispositif a par la suite été instrumentalisé dans d’autres entreprises gouvernementales qui ont servi de caisse noire et sur lesquelles aucun bilan n’a été trouvé. Dans son célèbre ouvrage « Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti » (Presses de l’Université de Montréal, 1987), la sociologue Micheline Labelle nous enseigne qu’« une grande part des recettes extra-budgétaires, provenant surtout de la Régie du tabac et des allumettes et représentant au moins 40% des recettes totales de l’État, alimente largement les dépenses en frais militaires non encourues par le budget de la défense (Girault, 1975 : 62). On sait que cet organisme est le grand pourvoyeur de fonds du budget de répression et que le gouvernement refuse encore la fiscalisation de ses comptes, en dépit des demandes de rationalisation administrative [p. 30] de tous les organismes internationaux à ce jour ». De la Régie du tabac et des allumettes à l’actuel Fonds national de l’éducation qui n’est pas soumis au moindre contrôle du Parlement haïtien au demeurant asphyxié par le PHTK, la filiation duvaliériste est historiquement établie et une telle donnée historique ne figure certainement pas dans les critères d’attribution par l’International des importantes sommes transférées à Haïti dans le domaine de l’éducation. Il importe de rappeler que l’ex-ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat –brillant économiste de formation, familier des procédures de gestion administrative et financière à l’international et fort de son passage à la présidence du Comité de gouvernance, d’éthique, du risque et du financement du Partenariat mondial pour l’éducation–, n’était pas sans savoir qu’il y a une parenté historique directe entre la Régie de tabac et des allumettes et le Fonds national de l’éducation. Sur ce registre, il y a communauté de vue parmi les meilleurs spécialistes haïtiens qui constatent que l’« amnésie sélective » pratiquée d’une main de maître par l’ancien ministre de facto de l’Éducation nationale dans le dossier du Fonds national de l’éducation –comme d’ailleurs dans le dossier du PSUGO–, fait de lui la caution intellectuelle de la stratégie du PHTK dans la reproduction de la corruption systémique au sein du système éducatif national.
Sur le registre de la corruption à l’Éducation nationale, au creux du « système dilapidateur » des ressources financières de l’État modélisé par les gran manjè et autres « bandits légaux » du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, nous sommes donc en présence d’un dispositif de gestion financière opaque qui articule DIFFÉRENTES STRATÉGIES D’INVISIBILISATION de la corruption et du détournement des ressources financières dans le secteur de l’éducation en Haïti. Il s’agit, dans toutes les activités du secteur de l’éducation susceptibles de rapporter des dollars et/ou des euros, de RENDRE INVISIBLES ET NON TRAÇABLES LES DIVERSES OPÉRATIONS DE DÉTOURNEMENT DES RESSOURCES FINANCIÈRES DU SECTEUR DE L’ÉDUCATION : ET POUR Y PARVENIR IL FAUT LES MAQUILLER, LES RENDRE INDISPONIBLES ET LES SOUSTRAIRE À DES AUDITS COMPTABLES.
NOTE – Les pratiques mafieuses dans l’Administration publique haïtienne en général et, singulièrement, dans le système éducatif national, s’inscrivent dans un cadre structurel plus large, celui de la corruption instituée en tant que système de gouvernance et mode opératoire : ce système fonctionne à travers une combinaison de relais légaux et de relais invisibles et intraçables qui en assurent la « productivité » et la rentabilité financière. Situés dans l’espace compris entre le Trésor public et le Fonds national de l’éducation, ces relais instrumentalisent la « cécité volontaire », de sorte que le montant total des sommes collectées (point de départ : les opérateurs téléphoniques et les opérateurs des transferts d’argent) est différent du montant total des sommes qui transitent par le Trésor public (point médian d’arrivée), et il est également différent du montant total des sommes déclarées par le FNÉ (point d’arrivée, le destinataire final). Cela permet au FNÉ de déclarer des sommes reçues dont le montant est très largement inférieur à celui des sommes collectées au départ par les opérateurs téléphoniques et les opérateurs des transferts d’argent. À chacun des maillons de cette « chaîne de camouflage » la « cécité volontaire » est mise à contribution et elle alimente la corruption qui fonctionne à plein régime et qui rapporte des sommes considérables aux différents maillons de la « chaîne de camouflage ».
Il faut prendre toute la mesure que la combinaison de relais légaux et de relais invisibles et intraçables au Fonds national de l’éducation est couverte, dans la Loi du 17 août 2017, par l’inexistence de mesures contraignantes de contrôle des états financiers du FNÉ. En effet, au chapitre 2 (article 10.(o), Section I) de cette loi, il est stipulé que « Le Conseil d’administration a pour attributions « (…) d’examiner le rapport du vérificateur externe, faire le suivi des avis émis par ce dernier et faire publier le rapport d’audit dans les six mois suivant la clôture de l’exercice ». Pareille formulation ne comprend d’évidence aucune mesure contraignante et aucun document consigné sur le site officiel du Fonds national de l’éducation n’atteste que cette attribution a été respectée de 2017 à 2024.
RAPPEL – Pour une meilleure compréhension de la corruption en Haïti dans ses dimensions sociologique, historique et politique, voir Jean Abel Pierre, « Sociologie économique de la corruption : vers une étude de l’implémentation des politiques publiques de lutte contre la corruption en Haïti », thèse de doctorat en sociologie, Université Paris-Sorbonne – Paris IV, 2014. L’auteur étudie de près, entre autres, les « Formes courantes de la corruption au sein de l’Administration publique », « Les réseaux de la corruption dans l’Administration publique » et « Les réseaux de la grande corruption politico-administrative ». Voir aussi, sur la corruption et « la « cartélisation » de l’appareil d’État », Sarto Samuel Thomas, « L’Unité de lutte contre la corruption (ULCC) face à l’accaparement de l’appareil d’État et à la corruption en Haïti » (mémoire de maîtrise en science politique, Université du Québec en Outaouais, 2020), et Pierre Fournier « Haïti, contextes social, historique, économique et le phénomène de la corruption », Barreau de Montréal, 2016. Voir également l’article de Frantz Duval, « Au Parlement, on dépense cette année 31 millions de gourdes par député et 123 millions de gourdes par sénateur », Le Nouvelliste, 25 juillet 2018.
Sur un autre registre, l’on a constaté que le site officiel du Fonds national de l’éducation, à l’instar de celui des « organismes déconcentrés » et des ministères de l’État haïtien, est élaboré uniquement en français, l’une des deux langues de notre patrimoine linguistique historique. Aucun des documents qui y sont consignés n’apparaît en version originale créole, ce qui constitue une violation flagrante de l’article 40 de la Constitution de 1987 qui stipule que l’État haïtien a l’obligation de publier tous ses documents, Lois, Décrets-lois, arrêtés, etc. dans les deux langues officielles du pays, le créole et le français. Dans le secteur de l’éducation, il arrive quelques fois que le ministère de l’Éducation nationale publie de rares « communiqués » en créole, mais dans l’ensemble son site n’est pas rédigé en créole, le français demeurant la principale langue de communication de ce ministère. Il en est de même du rachitique site de l’Université d’État d’Haïti dont la seule langue de communication est le français alors même que les ténors de l’Université d’État d’Haïti –désireux de se tailler un rôle hégémonique–, ont été à la manœuvre en vue de la création prématurée de l’Académie créole en 2014 (voir l’article « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, Port-au-Prince, 18 janvier 2022). Par ailleurs, sur le site officiel du Fonds national de l’éducation, nous n’avons trouvé nulle trace du financement même partiel du LIV INIK AN KREYÒL lancé dans une grande cacophonie l’an dernier par ministère de l’Éducation nationale : un livre d’environ 300 pages présenté comme « unique » mais qui a été élaboré en 7 versions différentes par 7 différents éditeurs (voir l’article « Le LIV INIK AN KREYÒL, version numérique, ou la permanence du bluff cosmétique au ministère de l’Éducation nationale d’Haïti », par Robert Berrouët-Oriol, Médiapart, 24 février 2024). L’on a bien noté que selon la Loi du 17 août 2017 (« Chapitre 1, Section II, article 3) le FNÉ a pour mission de « participer à l’effort de l’éducation pour tous » et de s’y conformer tout en assurant la gestion des fonds destinés au système éducatif national : cette mission, à l’échelle nationale, ne prend pas en compte la question linguistique haïtienne et sur le site officiel du Fonds national de l’éducation nous n’avons trouvé nulle trace d’un quelconque financement de matériel didactique français-créole ou unidirectionnel créole.
Bref rappel du volet « prescrits constitutionnels » en matière d’éducation : les principaux enseignements de la saga du Fonds national de l’éducation
Au Fonds national de l’éducation, le « système dilapidateur » des énormes ressources financières amassées de 2017 à 2024 est en contravention frontale avec le chapitre 2 de la Loi du 17 août 2017 publiée dans Le Moniteur, « Spécial » no 30 du 22 septembre 2017. En effet et comme nous l’avons préalablement mentionné, la Loi du 17 août 2017 « Portant création organisation et fonctionnement du Fonds national de l’éducation (FNÉ) » stipule, au chapitre 2 (article 10.(o), Section I), que « Le Conseil d’administration a pour attributions « (…) d’examiner le rapport du vérificateur externe, faire le suivi des avis émis par ce dernier et faire publier le rapport d’audit dans les six mois suivant la clôture de l’exercice ». Or la consultation méthodique du site officiel du Fonds national de l’éducation ainsi que l’examen attentif du site officiel du ministère de l’Éducation nationale n’ont pas permis de retracer (1) le moindre bilan chiffré et exhaustif de la totalité des réalisations du Fonds national de l’éducation de 2017 à 2024 ; (2) le moindre état financier couvrant les périodes 2017-2021 et 2021-2024 réalisé par le service de comptabilité du FNÉ ; (3) le moindre « rapport d’un vérificateur externe [ayant conduit à] faire le suivi des avis émis par ce dernier et faire publier le rapport d’audit dans les six mois suivant la clôture de l’exercice ». L’empressement de Jean Ronald Joseph, l’actuel directeur du Fonds national de l’éducation durant la conférence de presse du 16 avril 2024, au cours de laquelle il a annoncé qu’il avait introduit « des recours judiciaires contre ceux qui ont orchestré [une] « campagne de diffamation contre le FNÉ » [et] qu’une enquête administrative et juridique est déjà en cours », consiste de fait en une opération de maquillage destinée à RENDRE INVISIBLES ET NON TRAÇABLES LES DIVERSES OPÉRATIONS DE DÉTOURNEMENT DES RESSOURCES FINANCIÈRES AU FONDS NATIONAL DE L’ÉDUCATION.
La couverture légale de la corruption en Haïti
Pour y parvenir, le Fonds national de l’éducation viole sa propre charte constitutive, la Loi du 17 août 2017, et cette flagrante violation a été administrativement et politiquement confortée et endossée par l’ex-ministre de facto de l’Éducation nationale, Nesmy Manigat qui, aux termes du chapitre 2 (article 7) de la Loi du 17 août 2017, était le président du Conseil d’administration du FNÉ. Selon la Loi du 17 août 2017, le Conseil d’administration du FNÉ est composé, outre du ministre de l’Éducation qui le préside, de celui des Finances au poste de vice-président, et les ministres de la Planification et des Haïtiens à l’étranger en font eux aussi partie. Nous sommes de fait en présence d’un complexe conflit d’intérêt et pour bien comprendre de quelle manière ce conflit est structuré et couvert par la loi, nous avons fait appel à l’expertise d’un juriste haïtien oeuvrant en Haïti. Voici, sur les plans juridique et administratif, le diagnostic qu’il nous a acheminé par courriel : « Cet attelage correspond malheureusement à une culture administrative et politique et à la légalité, mais avec plein d’effets pernicieux. C’est un héritage d’une conception duvalierienne de l’Administration publique (Loi du 6 septembre 1982) maintenue par le Décret du 17 mai 2005 sur l’administration centrale de l’État (article 123). Il est anormal qu’un organisme autonome ait un Conseil d’administration présidé par son ministre de tutelle. Ce ministre exerce donc des compétences de tutelle sur lui-même et ses collègues. De tels organismes autonomes ne sont donc pas… autonomes ! Par contre, de rares organismes autonomes ont une structure plus acceptable. La BRH par exemple a un Conseil d’administration dont le ministre des Finances n’est que le président d’honneur, l’UCREF n’a plus de ministre comme président de son Conseil d’administration. L’organisation du FNE comme celui du BMPAD sont des exemples de ce qu’il y a de pire : un Conseil d’administration composé de nombreux ministres ! En général, ce type de Conseil ne se réunit jamais ».
NOTE- Le poste de ministre des Finances a été occupé du 5 mars 2020 à la mi-avril 2024 par Michel Patrick Boisvert –vice-président du Conseil d’administration du Fonds national de l’éducation–, devenu Premier ministre par intérim et de facto lorsqu’il a été frauduleusement désigné à ce poste le 4 mars 2024 par l’ex-Premier ministre de facto et par intérim Ariel Henry, l’homme de main du plus puissant clan du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. Ariel Henry a été « démissionné » le 12 mars 2024 par ses tuteurs de l’International à travers une partie de poker menteur mise en scène par la CARICOM, une erratique coterie affairiste transnationale voguant dans les eaux troubles de la mer caraïbe. Cette partie de poker menteur a accouché au forceps le 25 avril 2024 d’un inconstitutionnel « Conseil présidentiel de transition » au sein duquel le PHTK néo-duvaliériste est largement représenté et dont le Premier ministre par intérim et de facto n’est nul autre que… Michel Patrick Boisvert (sa nouvelle mandature n’aura duré que six jours). Les immenses et compétentes « vertus managériales » de Michel Patrick Boisvert au Conseil d’administration du Fonds national de l’éducation vont certainement continuer à se déployer en raison de ses liens étroits avec le PHTK néo-duvaliériste et à l’abri de tout contrôle d’un Parlement mis hors service par les néo-tontons macoutes du PHTK. Composé de 9 membres, le « Conseil présidentiel de transition » s’est héroïquement auto-installé le 25 avril 2024 –en dehors des prescrits de la Constitution de 1987–, à l’ombre bienveillante des gangs armés en position de force dans la capitale et dans la plus totale indifférence de la population. Dans un pays qui ne dispose depuis 2016 d’aucun élu, le « Conseil présidentiel de transition », le 30 avril 2024, a désigné Fritz Bélizaire au poste de « Premier ministre de la transition ». La désignation de Fritz Bélizaire –en dehors des prescrits de la Constitution de 1987–, au poste de Premier ministre de facto s’est déroulée dans le contexte où, ces onze dernières années, le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste a très largement « dévitalisé » et torpillé les institutions régaliennes d’Haïti et consolidé la sous-culture de l’impunité et de la corruption.
La violation de la Loi du 17 août 2017 par les responsables du Fonds national de l’éducation est hautement significative de l’instrumentalisation de la « cécité volontaire » (« sa je pa wè, bouch pa pale ») pratiquée au Conseil d’administration du Fonds national de l’éducation. Pareille violation est également en contravention frontale avec l’article 32 de la Constitution de 1987 (« L’État garantit le droit à l’éducation »). En mettant en oeuvre à grande échelle, au Fonds national de l’éducation comme d’ailleurs au PSUGO, les différents stratagèmes du « système dilapidateur » qui s’enracine dans son « dispositif de camouflage », la haute direction du FNÉ s’oppose donc frontalement à l’un des droits citoyens fondamentaux des locuteurs haïtiens, le droit à l’éducation : ce faisant, cette haute direction torpille les luttes des enseignants, des directeurs d’écoles et des associations de parents pour l’édification d’une École haïtienne de qualité et inclusive.
Le « système dilapidateur » au Fonds national de l’éducation, qui s’enracine dans son « dispositif de camouflage » et dans un environnement où prévaut l’impunité, est d’autant plus dommageable pour l’ensemble du système éducatif haïtien qu’il a franchi le cap de sa modélisation institutionnelle sous la houlette des « bandits légaux » du cartel politico-mafieux du PHTK néoduvaliériste. NOTE – Sur les « bandits légaux », voir l’article de haute facture analytique de Laënnec Hurbon, sociologue, directeur de recherche au CNRS (Paris) et professeur à la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti, « Pratiques coloniales et banditisme légal en Haïti » (Médiapart, 28 juin 2020) ; voir aussi l’article « La philosophie du “bandit légal” en Haïti : de la verbalisation à la matérialisation », site Trip foumi, 10 avril 2022. Sur la problématique de l’impunité, voir le rigoureux « Mémoire portant sur la lutte contre l’impunité en Haïti » élaboré par le Collectif haïtien contre l’impunité et Avocats sans frontières Canada et présenté le 2 mars 2018 à la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Voir aussi les différents rapports et communiqués d’Amnesty international, entre autres « Haïti : un nouveau pas vers la fin de l’impunité » (6 juin 2001) et « Haïti n’oubliera pas les violations commises dans le passé » (26 avril 2013). Voir également l’ample et fort bien documentée étude « Massacres cautionnés par l’État : règne de l’impunité en Haïti » réalisée par la Harvard Law School International Human Rights Clinic et l’Observatoire haïtien des crimes contre l’humanité (avril 2021).
Enfin la scandaleuse « bamboche salariale » issue du « système dilapidateur » au Fonds national de l’éducation est évoquée dans l’article « Au Fonds national de l’éducation, l’argent se gaspille par « millions de gourdes » publié le 1er avril 2024 par le site hebdo24.com. En voici un extrait : « Depuis le weekend dernier, le Fonds national de l’éducation fait l’objet de graves dénonciations. En effet, le FNE constituerait une vraie vache à lait pour certaines personnes, dont son Directeur général. Selon des documents consultés par Hebdo24, le salaire mensuel de Jean Ronald Joseph s’élève à 650 000 gourdes [4 875 $ US mensuels]. Additionné sur 12 mois, son salaire est de 7 millions 800 mille gourdes annuellement. De plus, les dépenses salariales au sein du bureau du Monsieur Joseph totalisent 24 millions de gourdes par an pour sept personnes, tandis que son cabinet, composé de dix-sept membres, représente une dépense annuelle de 49 millions de gourdes. Dans ces documents, figurent des noms de firmes, d’écoles, de journalistes et d’autres contractuels qui perçoivent des sommes astronomiques pour leurs services. C’est le cas de l’ancien député Déus Déroneth qui reçoit un montant de 350 000 gourdes à titre de contractuel ».
Montréal, le 2 mai 2024