« Nous étions assis sur le rivage du monde » de José Pliya, dans une mise en scène de Nelson-Rafaell Madel
— Par Roland Sabra —
Une femme revient dans son pays. Elle a donné rendez-vous à des amis pour un pique-nique sur la plage de leur enfance , « Le rivage du monde ». Quand elle arrive, ses amis ne sont pas encore là. Elle trouve un homme, qui lui dit que cette plage est privée, que son accès est désormais interdit. Il lui demande de s’en aller. Elle insiste. Elle ne veut pas comprendre. Il finit par lui dire qu’il ne supporte pas sa couleur de peau, que celle-ci est porteuse d’une mémoire qui n’a pas sa place sur le rivage du monde, qu’elle s’en aille !
Tout comme « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve» (Héraclite) le pays de l’enfance que l ‘on a quitté n’est jamais plus celui que l’on croit retrouver. C’est un pays perdu, toujours recomposé dans le travail de la mémoire, livré à l’érosion des sentiments, au ravinement des émotions, au soulèvement de faits que l’on croyait soigneusement enfouis. Et puis au delà du conflit entre présent et passé, de ce présent figé qui ne passe pas, il y a ce passé toujours présent, Un passé gluant qui colle à la peau dans ce qu’elle montre pour mieux cacher, pour limiter la pensée à ce qui s’exhibe, pour ne pas avoir à penser l’autre, cette tendance à se contenter de voir pour ne pas savoir. La couleur. La couleur de la peau. Dieu n’aime pas les hommes : à la confusion des langues il a ajouté la distinction des couleurs. Il n’était pas obligé.
José Pliya déroule des thématiques qui lui sont chères et que l’on retrouve avec régularité, constance, dans ses œuvres, jusque et y compris dans la lecture qu’il fait des contes, que ce soit le Petit Poucet ou dernièrement la Chèvre de Monsieur Seguin. Le territoire. L’identité. L’altérité. La différence. L’ipséité. Ce sont bien sûr des thématiques d’un questionnement inépuisable, dont l’intérêt porte bien plus sur la manière dont elle sont abordées que sur les réponses que l’on pourrait espérer. La force de José Pliya est de les ancrer, ces thématiques, dans des situations concrètes, hic et nunc. Il ne s’agit pas de discours philosophique, encore que celui-ci ait son intérêt, non il s’agit de parler de ce qui traverse, de ce qui travaille tout un chacun dans une île marquée par l’histoire de la ségrégation raciale, dans une société post-esclavagiste. Le texte ne dit pas la couleur des protagonistes. C’est son intelligence. Elle est à deviner ou à décider, le propriétaire de la plage peut être blanc ou noir, tout comme l’enfant du pays. Nelson-Rafaell Madel a fait le choix de deux oppositions. Jeunesse vs âge mur et blanc vs noir. Deux couples dominos donc. Le plus âgé, femme blanche et homme noir, le plus jeune , femme noire, homme blanc. D’autres combinaisons étaitent possibles et ont été tentées comme celle, femme noire vs homme blanc, d’Henri Nlend au Théâtre de l’Arlequin, Celle retenue par Madel fonctionne plutôt bien. L’intensité dramatique de la pièce réside dans la capacité dePliya de relancer tout à coup l’intérêt en suggérant que derrière une opposition, ou même un différend, somme toute anodin, en voie de résolution, se cache un conflit autrement plus violent, plus existentiel, qu’on ne peut contenir et qui ne peut être résolu que par la disparition, que la mort de l’autre. Comme s’il s’agissait du renvoi à un noyeau paranoïaque primitif et pourtant constitutif de l’identité.
Des nombreux metteurs en scène vite captivés par la puissance, la précision, l’élégance de l’écriture de la pièce qui invite au débat, à la rencontre, à la palabre, à l’ouverture, on peut retenir le travail du Québecquois Denis Marleau qui a monté la pièce en 2006 au Théâtre de la Cité Internationale à Paris avec Nicole Dogué Ruddy Sylaire Mylène Wagram et Éric Delor. Avant d’en être un des metteurs en scène Nelson-Rafaell Madel en a été un des acteurs dans le rôle du propiétaire de la plage sous la direction d’Evelyne Torroglosa.
Le défi que relève Nelson-Rafaell Madel, né en France, ayant fait ses études au Lycée Schoelcher, se partageant entre l’Hexagone et l’ile chère à son cœur, était de taille ! Il est en partie réussi, par la grâce d’ Emmanuelle Ramu dans le rôle de la femme, qui confirme ainsi le talent qu’elle avait déjà montrée dans « P’tite souillure » de Koffi Kwahulé, mise en scène par Damien Dutrait et Nelson-Rafaell Madel et jouée il y a un an, à Fort-de-France, peu avant le Festival d’Avignon. Emmanuelle Ramu, bien épaulée par Jean-Christophe Folly dans le rôle de l’homme, donne chair à cette femme entêtée, qui s’obstine à vouloir se poser sur le rivage du monde. Truculente, éhontée, elle s’installe sur la scène, sur la plage, comme chez elle. Le monde lui appartient. Son partenaire, belle voix, bon musicien, à la présence massive sur scène illustre bien l’incompréhension et finalement l’exaspération que va susciter cette volonté de persévérer dans une entreprise dont il est persuadé qu’elle est vouée à l’échec, sûr qu’il est de son bon droit. Il aura plus de difficulté à justifier dans son jeu le basculement sentimental du personnage, mais il est grandement à la hauteur de la jouxte verbale, de la bataille de mots, de l’affrontement rhétorique jubilatoire du texte de Pliya. A propos de jubilation s’il y a des rires dans la salle ce sont des rires de défense, de protection. Ils sont à entendre comme un geste de pudeur devant la gène, la crudité, la nudité qui se dévoile et qui est, in fine,celle du spectateur qui rit pour ne point trop entendre.
Le type de jeu imposé au couple d’amis est plus discutable. « Hystérogène » comme le dit quelques fois Jean-José Alpha (lire sa critique) d’un jeu qui se résume à des cris, des hurlements, des gestes brusques, des phrases jetées comme on lance un pavé, sans s’assurer du destinataire vague, imprécis. Guillaume Malasné, acteur et comédien au parcours déjà étoffé, que l’on a déjà vu plusieurs fois en Martinique, notamment dans « Ce soir on improvise« , «I want it, I’ll get it », ou dans « 30° Couleur», est assez mal servi par le jeu qu’on lui impose et qui désincarne, vide de substance le personnage. Dommage, il mérite mieux. On retrouve dans le rôle de l’Amie, Daniély Francisque que l’on n’avait pas eu le plaisir de voir sur scène depuis trop longtemps. On avait crû, un moment, qu’elle avait l’étoffe d’une metteure en scène, qu’elle allait s’engager dans cette voie difficile et ardue. Elle semble y avoir renoncé. Pour l’instant peut-être. Les circonstances de la vie sans doute. Elle aussi est confinée dans un jeu stéréotypé qui ne met pas en valeur l’ensemble des talents qu’elle sait déployer sur d’autres scènes.
L’avancée de la scène dans le public pour mieux signifier que ce qui ce déroule sur la scène concerne aussi le public relève du procédé. C’est au texte, aux comédiens qu’est dévolue cette fonction. Enfin si on regrettera l’absence de travail des lumières cela ne fera qu’atténuer le plaisir de cette représentation et non pas le faire disparaître, car il était réel et bien solide.
Fort-de-France, le 15 février 2014
R.S.
« Nous étions assis sur le rivage du monde » de José Pliya
Mise en scène: Nelson-Rafaell Madel
Avec
Jean-Christophe Folly, Daniély Francisque, Guillaume Malasné, Emmanuelle Ramu.
Scénographie : Aurélien Maillé
Lumières : Marc-Olivier Réné
Composition musicale : Jean-Christophe Folly
Production : Compagnie Théâtre des deux saisons
Avec le soutien de la DRAC Martinique.
Les 13, 14 et 15 février au Théâtre A. Césaire de Fort-de-France
19 février au centre culturel de Sonis en Guadeloupe
21 février au Musée de la Pagerie au Trois-Ilets
22 février au Centre culturel de rencontre de Fond Saint-Jacques à Sainte-Marie