— Par Selim Lander —
Ce n’est pas tout les jours qu’on monte une pièce du répertoire à la Martinique. Félicitons d’emblée Patrice Lenamouric de s’être lancé dans Caligula dont l’auteur, Camus, disait qu’elle était une pièce d’acteur et de metteur en scène. Encore fallait-il trouver cet acteur qui allait interpréter le rôle titre. C’est chose faite avec Yann Gaël qui enflamme son personnage, lui communicant tout ce qu’il a d’excessif et au-delà (voir plus bas). Lors de la création, en 1945, à Paris, c’est Gérard Philippe qui s’en était chargé dans une riche distribution où apparaissait déjà, par exemple, le jeune Michel Bouquet.
Patrice Lenamouric a « exotisé » le titre de la pièce (Kaligula) qu’il a située dans une improbable « New Babylone » de 2048, une concession à la mode afro-futuriste qui ne s’imposait pas vraiment dans la mesure où aujourd’hui, en 2024, les exemples bien réels de dictateurs sanguinaires ne nous font pas défaut. Mais peu importe car ce qu’on entend, à quelques détails près, c’est bien le texte de Camus. Un texte resserré avec une distribution elle-même resserrée à cinq comédiens (contre une quinzaine lors de la création en 1945), dont Daniely Francisque dans le rôle de la « maîtresse vieillissante » Kaysonia (Caesonia) et Patrice Lenamouric dans le rôle du sénateur Kéréa (Cherea), Guillaume Ruffi et Julien Béramis se partageant les autres rôles, ceux du moins qui ont été conservés. Ainsi dans la scène du concours poétique (acte IV, scène 12), c’est le comédien qui interprète Chipion (Scipion) qui se charge des répliques (à vrai dire très brèves) des cinq poètes.
On l’a dit, cette pièce qui a pu être interprétée aussi bien comme une méditation sur la liberté lorsqu’elle est sans limite que sur la folie destructrice d’un pouvoir également sans limite (1), repose principalement sur les épaules du comédien dans le rôle titre. Yann Gaël développe le jeu tout en force et violence que l’on rencontre désormais assez fréquemment chez les jeunes interprètes, y compris dans des rôles où l’on ne l’attendrait pas (par exemple celui d’Alceste dans un récent Misanthrope à la Comédie française) : ils courent, bondissent, dansent, tombent, se saisissent de leur partenaire (femme ou homme), l’embrassent passionnément avant le repousser jusqu’à le faire tomber lui aussi. Ce jeu très physique transforme les personnages, leur communique une force, au-delà des mots, que les auteurs « du répertoire » ne pouvaient certainement pas imaginer.
Kaligula, c’est aujourd’hui à l’Atrium, alors si vous tombez sur cet article et n’avez pas encore décidé de l’emploi de votre soirée…
(1) « Il est facile de tuer car il est facile de mourir ».
Kaligula (d’après Caligula d’Albert Camus), Tropiques Atrium, Fort-de-France, vendredi 26 avril 2024 à 19h30,
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Tout à fait d’accord avec Selim Lander sur l’inutilité de la ripolinade africano-futuriste qui n’apporte pas grand chose à l’écoute de la pièce. Reste le problème central, épineux, s’il en est, de savoir si Caligula était fou ou tout simplement lucide. Il ne s’agit pas de la réalité historique, qui pour le coup n’a aucun intérêt, mais de savoir si les thèmes camusiens de l’étrangeté et de l’ ennui, de l’absurde et du désespoir, du suicide et du meurtre comme issues possibles renvoient à la folie ou à un excès de lucidité. La réponse de Camus figure dans ses Carnets: « Non Caligula n’est pas mort. Il est là, et là. Il est en chacun de nous. Si le pouvoir vous était donné, si vous aviez du cœur, si vous aimiez la vie, vous le verriez se déchaîner, ce monstre ou cet ange que vous portez en vous. »
La lecture de Patrice Lenamouric semble hésiter. Le prologue penche du coté de la folie, terme que Camus n’emploie jamais dans ses commentaires de la pièce, alors que le texte nous montre un Caligula d’une extrême rationalité dans la totalité de son propos. On se tirera de cette impasse en suggérant que peut-être Lenamouric estime qu’il existe en chacun de nous une part de folie qui ne demande à s’exprimer dans toute sa puissance que dans des circonstances particulières comme par exemple la possibilité d’exercer un pouvoir absolu. Reste le problème du théâtre dans le théâtre, passé à la trappe dans cette mise en scène qui passe sous silence le fait que Caligula a besoin de spectateurs pour tenir son rôle.
R.S.