Un garçon sur trois ne maîtrise pas la lecture en 6e. En cause, une pédagogie qui ne tient pas compte des difficultés propres au sexe dit « fort ». Interview.
Il existe en France une non-mixité a posteriori, due à la présence massive de garçons dans les dispositifs à destination des élèves en difficulté.
Jean-Louis Auduc a fait partie de la mission laïcité du Haut Comité à l’intégration, opportunément dissous par Jean-Marc Ayrault pour ouvrir la voie à… Eh bien justement, on ne sait pas trop à quoi, ou on ne le sait que trop. Historien de formation, universitaire, Jean-Louis Auduc s’intéresse depuis toujours, dans le débat-serpent de mer sur l’égalité des sexes à l’école, à la laïcité (ici même il y a quelques mois) et au sort fait aux garçons, laissés pour compte de l’Éducation, comme en témoigne le dernier rapport Pisa : est-ce un hasard si presque personne n’a soulevé ce point délicat ? Il est tellement plus pratique, dans le débat actuel sur le(s) genre(s), de penser que le genre autrefois dominant l’est encore ? Il a bien voulu répondre sur ce sujet à quelques questions naïves. Qu’il en soit ici remercié.
Jean-Paul Brighelli : On parle beaucoup d’égalité filles-garçons à l’école et de lutte contre les stéréotypes sexués. Mais qu’en est-il vraiment des résultats scolaires ? L’échec scolaire respecte-t-il la parité ?
Jean-Louis Auduc : Tous les appels à lutter contre l’échec scolaire sont sympathiques, mais en globalisant sans distinguer qui sont « les 150 000 élèves sortant sans diplôme' »ou « les 20 % d’élèves ne maîtrisant pas les fondamentaux de la lecture », ils passent à côté d’une véritable analyse de la réalité de l’échec scolaire en France. Le rapport Pisa 2012 indique que « la progression en France en compréhension de l’écrit est principalement due à l’amélioration des résultats des filles ». Ainsi, entre 2000 et 2012, la proportion d’élèves très performants a augmenté de 6 % chez les filles (contre seulement 2 % chez les garçons), alors que dans le même temps, la proportion d’élèves en difficulté a augmenté de 6 % chez les garçons (contre seulement 2 % chez les filles). Cette indication montre une situation catastrophique dans le domaine de la lecture pour les garçons. Elle signifie qu’en France, plus d’un garçon sur quatre n’atteint pas, en 2012, le niveau de compétence en compréhension de l’écrit, considéré comme un minimum à atteindre pour réussir son parcours personnel, alors que cela ne concerne qu’une fille sur dix !
Pire, selon le rapport, « en France, l’écart de performance en compréhension de l’écrit entre les sexes s’est creusé entre les cycles Pisa 2000 et Pisa 2012, passant de 29 à 44 points de différence en faveur des filles ». Il est clair que la France paie ici son refus d’analyser l’échec scolaire précoce des garçons dans le domaine de la lecture et de l’écriture. On continue à parler de 15 à 20 % environ « d’élèves » ne maîtrisant pas les fondamentaux de la lecture au sortir de l’école primaire en oubliant de dire que le plus souvent cela concerne près de 30 % des garçons ! Toutes les statistiques montrent que les filles durant leur scolarité lisent plus vite et mieux que les garçons, redoublent beaucoup moins qu’eux à tous les niveaux du système éducatif, échouent moins dans l’obtention de qualifications, ont plus de mentions à tous les examens et diplômes, du second degré comme du supérieur. Au total pour l’accès d’une classe d’âge au niveau « bac », on a 64 % des garçons et 76 % des filles ; pour la réussite au baccalauréat, 57 % des garçons, 71 % des filles ; pour l’obtention d’un diplôme du supérieur (bac + 2 et plus), 37 % des garçons, 50,2 % des filles ; pour l’obtention d’une licence, 21 % des garçons, 32 % des filles. La différence filles-garçons concernant le décrochage scolaire s’est accentuée ces dernières années. Il était de 5 points dans les années 1990 et il passe à 9 points en 2010.
Comment expliquez-vous cette situation ?
Pendant trente ans, on a vécu avec l’idée que la mixité réglait en soi les questions d’égalité. Il faut en revenir à l’épreuve des faits. Il ne suffit pas de mettre des garçons et des filles ensemble pour que règne l’harmonie et l’égalité entre filles et garçons, pour que les stéréotypes disparaissent et que se construise un « vivre ensemble ». La gestion de la mixité est un impensé de nos réflexions éducatives. Avons-nous suffisamment conscience de ce qui se joue pour les garçons, quelles que soient leurs origines, dans les premières années de leur vie à l’école ? Avons-nous réfléchi aux difficultés d’adaptation de plus en plus nombreuses des garçons par rapport aux filles dans l’espace scolaire ?
Vous qui avez beaucoup étudié l’échec scolaire des garçons, pourriez-vous préciser les moments où se creusent les différences entre garçons et filles ?
Cet échec scolaire précoce des garçons ne doit pas être pris comme une fatalité. Leurs difficultés ne sont pas dues à des causes naturelles, mais avant tout culturelles et elles se manifestent dès le démarrage de la scolarité. Ce n’est pas d’allergie à la lecture qu’il faut parler, mais de difficultés d’entrer pour le jeune garçon dans le « métier d’élève », dans la tâche scolaire et ses composantes : l’observance de l’énoncé, l’accomplissement de la tâche, la réflexion sur ce qui vient d’être accompli, la correction éventuelle, enfin la finition… On sait combien la non-maîtrise de ces cinq composantes est pénalisante pour certains garçons qui vont se contenter d’accomplir mécaniquement sans réfléchir, refuser les corrections, et « bâcler » souvent leur travail scolaire.
Pourquoi un tel refus ? À la maison, la fille est souvent sommée de participer aux tâches ménagères quand son frère en est généralement dispensé. Et s’il est l’aîné, il peut carrément régner en maître sur la fratrie. Du coup, pour elles, l’école apparaît comme un lieu de valorisation. Alors que pour les garçons, elle est un lieu de contraintes. Elles vont donc rapidement comprendre ce qu’est un ordre précisant la tâche à accomplir, à exécuter cette tâche, à attendre la validation de ce qu’elle a réalisé, à corriger ce qu’elle a mal exécuté et a terminer le travail demandé. Les filles apprennent en fait souvent les cinq composantes d’une tâche avant d’entrer à l’école. Elles n’ont donc aucune surprise à les retrouver dans la classe, ce qui n’est pas le cas des garçons qui ne les découvrent qu’en entrant dans l’école, donc avec un retard significatif.
Cela devrait incliner à mettre en oeuvre des stratégies adaptées, des pédagogies différenciées à l’apprentissage de la lecture pour les uns et pour les autres. Ainsi, le refus par les garçons des composantes « réflexion » et « correction » du travail scolaire fait que les méthodes de lecture « semi-globales » les mettent beaucoup plus en difficulté que les filles puisqu’elles sont basées sur un a priori de la présence de la réflexion dans la mise en oeuvre de la tâche scolaire par tous.
À quels autres moments de la scolarité voyez-vous l’accentuation des écarts garçons-filles ?
L’absence de « rites de passage » pèse plus sur les garçons que sur les filles et ce, à divers moments. L’élève, notamment le garçon, était le « patron » de la cour et des divers espaces de l’école primaire qu’il maîtrisait bien. Il se retrouve au collège dans un espace dont il ne possède pas toutes les clés, et apparaît comme le « petit » de l’établissement, ce qui peut générer une certaine angoisse. Dans la construction de sa personnalité, le garçon vit moins dans son corps la sortie de l’enfance que les filles qui lorsqu’elles sont réglées savent qu’elles peuvent potentiellement être mères. Il a donc toujours eu besoin de rites d’initiation, de transmission et d’intégration. Ceux-ci ont été longtemps religieux (confirmation, communion solennelle) et civiques pour le passage à l’âge adulte (les « trois jours », le service national). Aujourd’hui, il n’existe quasiment plus de rites d’initiation et de transmission, ce qui, la nature ayant horreur du vide, laisse le champ libre à des processus d’intégration réalisés dans le cadre de « bandes », de divers groupes, voire des sectes ou des intégrismes religieux. Une enquête sur les sanctions au collège menée par Sylvie Ayral, La Fabrique des garçons (1) a montré que plus de 80 % des violences en collège étaient le fait de garçons, ce qui l’a amené à penser « que pour les garçons la sanction est un véritable rite de passage qui permet, à l’heure de la construction de l’identité sexuée, d’affirmer avec force sa virilité, d’afficher les stéréotypes de la masculinité, de montrer que l’on ose défier l’autorité ». Si l’on veut éviter que le groupe, la bande, la communauté ne soit le seul élément initiatique repérable, il faut donc impérativement rétablir des rituels collectifs de passage. Sinon la violence machiste continuera à augmenter dans les collèges…
La crise d’identité générée par ce changement de perspective peut être d’autant plus grave qu’elle se situe au tout début de l’entrée dans l’adolescence. Or nous vivons aujourd’hui une société marquée par la confusion des âges, qui demande de devenir mature de plus en plus tôt pour rester jeune de plus en plus tard. La société semble avoir des difficultés à accepter qu’on puisse grandir et devenir adulte. Cette difficulté heurte beaucoup plus la construction de l’identité masculine que celle de l’identité féminine où la rupture enfant/adulte est marquée par des transformations corporelles. Le rétablissement de rites sociaux collectifs est donc un véritable enjeu.
L’absence de « modèles » masculins n’est-elle pas aussi en cause ?
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