C’est le 4 février 1794 que la Première République abolit l’esclavage.
Le débat abolitionniste soulevé par les Lumières devait trouver son premier écho pendant la Révolution française.
Discours d’un des députés de Saint-Domingue,
M. Louis-Pierre Dufay
Extraits sélectionnés par
Rosa Moussaoui et Jérôme Skalski
Législateurs de la France, nous vous devons compte de la situation de Saint-Domingue. Le sang des Français a coulé. La torche de la guerre civile a été allumée à Saint-Domingue par les contre-révolutionnaires, ayant à leur tête Galbaud, le second et l’ami du perfide Dumouriez. (…)
Nous allons vous découvrir la plus atroce des trahisons, la plus infâme des coalitions. Vous serez touchés des maux que nous avons éprouvés, et en même temps étonnés que le reste de nos concitoyens ait échappé à tant de dangers. Je réclame votre attention.
Galbaud a voulu servir l’orgueil des Blancs, propriétaires comme lui, la plupart perdus de dettes avec l’air de l’opulence, ou dont les engagements égalaient les capitaux. Il a rallié à son parti tous ces fastueux indigents qui, trop connus des commerçants de France, et ne pouvant plus abuser de leur crédulité, voulaient depuis si longtemps amener leur indépendance de la France, ou au moins être indépendants de leurs créanciers.
Il s’est associé tout le parti de la ci-devant assemblée coloniale, qui avait toujours été le foyer de toutes les conspirations. (…) Il a fortifié ce parti de tous ces gens oisifs, rebut de l’Europe, qui abondent dans les colonies, qui sont aux gages du premier qui veut les payer, souvent flétris par les lois, qui sont avides de pillage, et cherchent leurs profits dans la licence. Il eut aussi pour ses principaux partisans et agents tous les contre-révolutionnaires arrivés en grand nombre de France et de Coblentz, et qui, à Saint-Domingue, se trouvèrent au centre des ennemis les plus acharnés de la France. Il a ajouté à ces cohortes d’ennemis presque tous les officiers de la marine, la plupart restent impurs de l’ancienne marine royale, dont l’orgueil se trouvait abaissé d’obéir à des commissaires civils, et qui, instruits du complot général contre la république et contre la Convention, voulaient, d’accord avec lui, livrer Saint-Domingue aux Anglais, comme leurs camarades en France voulaient livrer Brest et ont livré Toulon.
Tous ces insensés se regardaient comme une race privilégiée, et prétendaient que les citoyens de couleur étaient placés au-dessous d’eux par la nature, et ils ne pouvaient pardonner à ces derniers la réintégration dans leurs droits, qui avait été prononcée par l’Assemblée nationale.
Galbaud, ministre des vengeances de sa caste, voulut les faire tous égorger (…) mais, pour réussir dans son projet, il fallait perdre en même temps vos commissaires civils qui ne devaient pas souffrir qu’une partie du peuple fût opprimée par l’autre. Aussi Galbaud dirigea-t-il d’abord son attaque contre eux. Il a commencé par faire embosser vos vaisseaux et frégates sur la ville, et, après avoir réuni tous les équipages en armes et une partie des troupes de ligne qu’il avait aussi égarées, il s’est mis à leur tête avec son frère, et a marché contre vos délégués.
Les citoyens de couleur, qui sont le peuple, les véritables sans-culottes dans les colonies, (….), se rallièrent sur-le-champ autour de vos commissaires, et résolurent d’opposer la plus vigoureuse résistance à une si coupable agression. Ils ont défendu vos collègues avec le plus grand courage, ils se sont battus comme des héros.
(…) Les esclaves, qui étaient en insurrection depuis deux ans, instruits par les flammes et les coups de canon (…), crurent sans doute cette occasion favorable pour rentrer en grâce, et vinrent en foule offrir leurs services ; ils se présentèrent en armes devant vos délégués. « Nous sommes nègres, Français, leur dirent-ils ; nous allons combattre pour la France : mais pour récompense nous demandons la liberté. » Ils ajoutèrent même : les droits de l’homme. Si on les avait refusés, ils auraient pu accepter les propositions des Espagnols, qui les sollicitaient depuis longtemps, et qui avaient déjà gagné quelques principaux chefs. Les commissaires civils préférèrent les ranger du parti de la république (…) ; ils déclarèrent donc que la liberté serait accordée, mais seulement aux guerriers qui combattraient pour la république contre les Espagnols ou contre les ennemis intérieurs. Ils annoncèrent aussi, afin de ne pas faire de mécontents dans une circonstance si critique, qu’ils s’occuperaient d’améliorer le sort des autres esclaves.
(…) On pouvait craindre que ces guerriers, quoique pétitionnaires respectueux jusqu’alors, dans leur ardeur ou dans leur désespoir, ne pensassent à employer leurs armes pour assurer la liberté de leurs femmes et de leurs enfants ; alors la colonie se trouvait replongée dans un nouveau chaos dont rien ne pouvait plus la tirer, et la souveraineté nationale était à jamais anéantie. N’était-il pas plus prudent d’éviter ce danger ? Les Espagnols et les Anglais, auxquels s’étaient déjà réunis un grand nombre de contre-révolutionnaires, étaient là tout prêts qui les appelaient et leur tendaient les bras. Les Espagnols leur offraient de l’argent avec la liberté, et même des grades supérieurs ; il ne fallait pas laisser échapper l’instant favorable, sans quoi tout était perdu. N’était-il pas d’une politique sage et éclairée de créer de nouveaux citoyens à la république pour les opposer à nos ennemis ?
Au reste, si nous devions perdre nos colonies (ce que je suis bien loin de croire ni de craindre), n’était-il pas plus glorieux d’être justes, et plus raisonnable de faire tourner cette perte au profit de l’humanité ?
Dans cette extrémité pressante votre commissaire en résidence au Cap rendit la proclamation du 29 août, que nous avons remise au comité de salut public. Les Noirs de la partie du Nord étaient déjà libres par le fait, ils étaient les maîtres. Cependant la proclamation, en les déclarant libres, les assujettit à résidence sur leurs habitations respectives, et les soumet à une discipline sévère en même temps qu’à un travail journalier, moyennant un salaire déterminé ; ils sont en quelque sorte comme attachés à la glèbe.
Sans cette mesure prudente et salutaire, dans la crise où nous nous trouvions, c’en était fait de la colonie entière, de la souveraineté nationale sur cette précieuse possession. (…)
Les colons, accoutumés à se débattre de toutes leurs forces en présence de la liberté, vont employer toutes sortes de manœuvres pour vous tromper. Ils vont chercher, à leur ordinaire, à vous alarmer par toutes sortes de tableaux sinistres. Ils vont vous peindre les villes insurgées, votre commerce ruiné, votre trésor appauvri, votre influence politique dépérissante.
Que les habitants de nos villes de commerce soient détrompés ; que les commerçants se rassurent, se tranquillisent : qu’ils sachent que les propriétés ne sont et ne seront point bouleversées à Saint-Domingue ; qu’ils lisent la proclamation du 29 août ; qu’ils apprennent que les Noirs travailleront à les rembourser, et d’autant plus volontiers qu’ils auront un salaire raisonnable à espérer pour leur travail, pour leurs sueurs. Les négociants ne perdront tout au plus que le commerce des hommes. Mais six cent mille hommes libres cultiveront-ils moins que six cent mille esclaves ?
(…)
Nous nous attendons bien que les ennemis des citoyens de couleur et des Noirs vont les calomnier auprès du peuple français. Ils vont les peindre comme des hommes méchants et indisciplinables, enfin comme des êtres cruels et féroces. Citoyens français, ne les croyez pas ; ceux qui tiennent ce langage ne sont pas des colons fidèles, ce sont des colons contre-révolutionnaires qui font la guerre à la liberté et à vous-mêmes. (…)
Législateurs, on calomnie les Noirs, on envenime toutes leurs actions, parce qu’on ne peut plus les opprimer. Nous les mettons sous votre sauvegarde. Vous saurez démêler les causes de toutes ces accusations. – Il ne faut attribuer les écarts de la liberté qu’à ceux qui voudraient la détruire.
(…)
Je suis flatté d’avoir vu disparaître à Saint-Domingue la honteuse distinction des castes, d’y voir tous les hommes égaux et de les embrasser en frères.
(…) Européens, Créoles, Africains ne connaissent plus aujourd’hui d’autres couleurs, d’autre nom que ceux de Français.
Citoyens représentants, daignez accueillir avec bonté leur serment de fidélité éternelle au peuple français. Je réponds d’eux sur ma tête, tant que vous voudrez bien être leurs guides et leurs protecteurs. Vous pouvez, citoyens législateurs, vous préparer des souvenirs consolateurs en honorant l’humanité et en faisant un grand acte de justice qu’elle attend de vous. Créez une seconde fois un nouveau monde, ou au moins qu’il soit renouvelé par vous ; soyez-en les bienfaiteurs ; vos noms y seront bénis comme ceux des divinités tutélaires. Vous serez pour ce pays une autre Providence.
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