— Par Selim Lander —
« Telle une terminaison accoucheuse de renaissance et de fertilité audacieuse, le CEIBA est de retour », Manuel Césaire
Le ceiba, pour les lecteurs qui l’ignoreraient encore, est un autre nom du fromager, dit encore kapokier. Un arbre majestueux. C’est le nom choisi par Manuel Césaire, le directeur de Tropiques-Atrium, pour le festival qu’il organise au mois de mars, festival placé cette année principalement sous le signe de la danse.
Le Malandain Ballet
Le premier spectacle de danse a rempli la grande salle Aimé Césaire de l’Atrium, preuve qu’il y a à la Martinique un vaste public pour la danse contemporaine quand elle est de qualité et la qualité, ce soir-là, était bien au rendez-vous. Le ballet Malandain est basé à Biarritz, preuve, cette fois, que tout ne se passe pas à Paris en matière de création artistique. Les amateurs de danse contemporaine connaissent bien Preljocaj (basé à Aix-en-Provence), le collectif La Horde (à Marseille), etc. Il y a en France dix-neuf CCN, tous en dehors de la métropole (Paris) ; le « Malandain Ballet Biarritz » est l’un d’eux et non des moindres au vu de sa prestation dans le cadre du festival. Il compte aujourd’hui vingt-deux danseuses et danseurs permanents, sauf que – voir le catalogue – on préfère parler dans ce cas d’« artistes chorégraphiques » (1). Précisons pourtant que « artiste chorégraphique » désigne en français la profession de chorégraphe et non de danseur (ou danseuse « danseur » signifiant – rappel pour les « woke » – tantôt un danseur masculin tantôt un danseur neutre, i.e. masculin ou féminin). En l’occurrence les trois pièces présentées lors de cette soirée ont bien été conçues par un chorégraphe qui n’est autre que Thierry Malandain, le directeur du ballet.
Ce point de vocabulaire mis à part – que le lecteur voudra bien pardonner, la profession de critique autorisant à parler de n’importe quoi et pas seulement des spectacles – les lecteurs présents lors de cette soirée conviendront qu’elle fut de qualité et de cette qualité les applaudissements à la fin témoignèrent suffisamment.
Il est peut-être dommage que, dans une programmation entièrement réussie, les plus beaux feux aient embrasé la première partie, entraînant (presque) une déception par la suite, pourtant loin de démériter. La première partie, sur la musique de Chopin, mobilise les vingt-deux danseurs du Ballet qui se succèdent sur le plateau en formations variées de deux, trois danseurs ou plus. Pour rompre ou rythmer la pièce, Malandain fait défiler à l’avant-scène certains de ses « artistes chorégraphiques » tandis que les danseurs en train de se produire continuent comme si de rien n’était : effet garanti.
Les Nocturnes de Chopin touchent au sublime et les enregistrements sont bien servis par le système audio de la grande salle de l’Atrium. Quant à la chorégraphie elle se plie merveilleusement à la musique mélancolique de Chopin. Malandin a un vrai talent pour faire coïncider les variations de la musique avec les mouvements des danseurs. Les hommes sont habillés dans des pantalons et t-shirts moulants, les femmes avec hauts et jupes, tous dans des camaïeux de gris et de beige (voir la photo). L’ensemble fait une pièce mémorable, empreinte de grâce et d’élégance, une vraie réussite.
Après un moment aussi fort, il était difficile de rester à ce niveau. Non que les six pas de deux sur des extraits des concertos pour piano de Mozart ne fussent pas bien dansés et l’on ne s’est pas ennuyé à les regarder mais pourquoi la chorégraphie se fait-elle souvent brutale, ce qui paraît peu en accord avec Mozart ? De même qu’avoir mis les danseurs (les hommes) torse nu n’était peut-être pas indispensable, même si cela apparaissait cohérent avec l’image de force véhiculée par la chorégraphie de cette pièce. Enfin, il faut reconnaître que si le système de reproduction du son de la salle Aimé Césaire convenait parfaitement pour le piano de Chopin, le rendu de la riche musique mozartienne était loin d’être parfait.
Par contre le Boléro de Ravel qui clôturait la soirée nous a emballé. Béjart a placé la barre très haut pour le Boléro ; se lancer dans une nouvelle chorégraphie de ce morceau est donc risqué. Mais Malandain s’en sort très bien et l’on salue son idée d’installer ses douze interprètes dans un rectangle délimité par quatre paravents transparents. La chorégraphie est très dynamique, avec une majorité de mouvements d’ensemble et les moments où la troupe se défait. Une très bonne manière d’achever une très bonne soirée.
Samedi 2 mars.
Place au théâtre dans la salle Frantz Fanon avec cette adaptation par Françoise Dô du roman de Véronique Tadjo, Reine Pokou, concerto pour un sacrifice. On ne présente plus Françoise Dô qui a déjà montré deux de ses pièces à Tropiques-Atrium. Quant à Abla Pokou (c.1730-c.1770), il s’agit d’un personnage historique. Elle était la nièce du roi Osseï Tutu, fondateur de la confédération (ou empire) Ashanti. Elle hérita de lui la le « trône d’or » mais, confrontée à une révolte dynastique, elle dut s’enfuir avec une partie de son peuple. Poursuivis par la faction rivale, ils se retrouvèrent bloqués par la Comoé, rendue infranchissable en la saison des pluies. Consulté, le devin déclara qu’ils devaient abandonner ce qu’ils avaient de plus cher. En fait le fleuve exigeait le sacrifice d’un enfant, d’un fils. La reine choisit de sacrifier le sien et de sauver ainsi tous ceux qui lui étaient restés fidèles. Ce qui fut fait et Abla Pokou devint ensuite la reine d’un nouveau royaume appelé Baoulé, et ainsi nommé, dit la légende, en mémoire de son fils (« Bâ-ouli » signifiant l’enfant est mort).
La pièce prend la forme d’un récit mené par une narratrice (Alvie Bitemo) qui s’adresse au public ou interpelle la reine représentée ici par deux comédiennes-danseuses (Yasmine NDong Abdaoui et Rita Ravier). La légende d’Abla Pokou et la question qu’elle pose (y a-t-il des circonstances qui justifient le sacrifice d’un innocent?) ne manquent pas d’intérêt ; il est simplement malheureux que le programme en ait révélé à l’avance l’essentiel, enlevant ainsi une grande part de l’intérêt d’une pièce qui, encore une fois, est d’abord un récit, d’ailleurs fort bien porté par Alvie Bitemo, les deux autres comédiennes servant surtout à l’illustrer par le texte ou plus souvent la gestuelle. On retiendra en particulier le geste de Rita Ravier, à l’avant-scène, pour lancer l’enfant vers le public en poussant un cri d’horreur.
Pour mémoire, cette même Rita Ravier, aussi à l’aise dans la danse que la tragédie ou la comédie, est également en vedette dans la pièce Plein-emploi, créée au printemps dernier et reprise dans le cadre du présent festival (2).
Vendredi 1er mars.
(1) Et pourquoi pas « techniciens de surface » puisqu’ils se sont révélés en effet virtuoses de l’occupation de la surface du plateau !
(2) Mardi 6 mars. Cf. https://www.madinin-art.net/plein-emploi-de-stephane-titeca-m-e-s-eric-delor/