— Par Yves-Léopold Monthieux —
A entendre les mots utilisés pour commémorer le cinquantième anniversaire de Février 74, les anciens de Chalvet n’hésitent pas à puiser dans un large éventail de vocables pour exprimer la glorification de leurs héros et l’exécration du colonisateur. Au diable les précautions sémantiques, donc. Mais que de contradictions ! Aucune d’elles ne sera pourtant relevé par un audiovisuel complaisant, qui n’hésite pas de participer à la surenchère du vocabulaire victimaire. Maintenant que les derniers témoins s’apprêtent à s’en aller, le temps serait donc venu d’inscrire dans le marbre leur histoire des « on dit » de Chalvet.
Bilan de l’hécatombe : un mort
Le choix offert au verbe est immense, mais pourquoi choisir ? On prend tout : « abattre », « tuerie », « massacre », « assassinat », « boucherie », « carnage », « extermination ». Chacun peut se servir et prendre part au bombardement sémantique. Bilan de l’hécatombe : un mort, un blessé grave, peut-être deux, trois ou quatre blessés légers. Autant de victimes de trop, bien évidemment. Est-il permis cependant d’ajouter un autre blessé grave, au bras sectionné, échappé de justesse à la mort ? Il ne fut que gendarme.
On aurait voulu qu’un vaillant ouvrier agricole fut tué, l’arme à la main (son coutelas), cette arme dont les proches, prémonitoires, avaient craint qu’il s’en servit lorsqu’il s’élança de bon matin ce jeudi-là vers Chalvet. En même temps, on aurait voulu qu’il fut un manifestant paisible abattu en traître par un État assassin. Qu’importe la contradiction ? Là encore, les deux thèses sont bonnes à prendre.
Tireurs adroits et balles intelligentes
Cependant il avait fallu que les tireurs fussent bien adroits et leurs balles bien intelligentes pour qu’à partir d’un hélicoptère en équilibre instable une salve atteigne avec une telle précision une cible – La cible – dans l’échauffourée de gendarmes et manifestants mêlés. Quant à l’autre cible, ce vêtement rouge étendu en mode leurre dans ce champ d’ananas, ce trophée met en lumière un exploit presque inhumain. Cette chemise aurait reçu 24 impacts de balles issues du même hélico. Au total, sous réserve de possibles blessés non déclarés, ces tireurs ont su limiter le « massacre » à 1décès et 3 ou 4 blessés sur la centaine de manifestants déclarés.
Hélicoptère et phantasmagorie
En réalité, la présence d’un hélicoptère sur les lieux est établie. Il a été vu le vendredi 16 février 1974 au cours de l’enterrement de Rénor Hilmany. Son passage sur la ville avait fait l’objet d’une lettre de protestation du curé du Lorrain auprès du préfet Orsetti. Par ailleurs, d’après des documents rendus publics, sans qu’il soit besoin de déclasser quoi que ce soit, son usage a été reconnu par la gendarmerie. On peut comprendre la charge de fantasmes que pouvait susciter cet aéronef bruyant et virevoltant en surplomb des incidents. Mais qui peut vraiment s’étonner de son intervention dans cette circonstance exceptionnelle ? De là à affirmer que des tirs à balles réelles provenant d’un hélicoptère ont tué, massacré, assassiné, abattu, exterminé…Un homme, il est des circonstances douloureuses où il n’est pas besoin d’en rajouter à l’histoire, qui se suffit à elle-même.
« Personne n’en sait rien »
Cependant, comme pour faire bonne mesure, il fallut ajouter le décès de Marie-Louise dont tous les témoignages ont concouru à une seule conclusion : personne n’en sait rien ! Ni ceux qui sont censés l’avoir vu marchant entre 2 gendarmes (« on dit »), ni ceux qui prétendent qu’il avait été confondu avec un autre (« on dit »), ni ceux qui ont aperçu une mitraillette à travers le hublot de l’aéronef (« on dit »), ni ceux qui ont photographié le corps avant (?) sa découverte, ni ceux qui ont aperçu un mouvement de jeep de gendarmes la veille au soir de cette découverte (« on dit »). Pas même, apparemment, les médecins qui ont pratiqué l’autopsie du cadavre. Et surtout pas votre serviteur à qui, cependant, l’un des praticiens avait confié : « Tout peuple qui se construit a besoin de mythes ».
Fort-de-France, le 26 février 2024
Yves-Léopold Monthieux