ou la permanence du bluff cosmétique au ministère de l’Éducation nationale d’Haïti
— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Livre numérique : « Version numérisée d’un livre lisible sur tout appareil permettant sa lecture, que celui-ci soit un ordinateur […], une tablette de lecture […] ou un téléphone portable » (Termium Plus, dictionnaire terminologique du Bureau de la traduction du gouvernement fédéral canadien).
LA NOUVELLE a produit l’effet d’une monumentale déflagration dans un… verre d’eau non potable : « Le ministre de l’Éducation nationale visite Le Nouvelliste et présente la version numérique du livre unique » (Le Nouvelliste, 21 février 2024). Cet article du Nouvelliste a le grand mérite de résumer en ces termes la « pensée » stratégique et gestionnaire du ministre-vedette « missionné » à l’Éducation nationale par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste Nesmy Manigat : « C’est une véritable révolution sur le chemin de l’équité et de l’inclusion en Haïti qui permettra à des milliers d’élèves défavorisés d’avoir accès à des contenus multimédias riches dans toutes les disciplines obligatoires du cadre d’orientation curriculaire actuel », a jugé Nesmy Manigat. Pour le ministre de l’Éducation nationale, la version numérique du livre unique est signe « d’un nouvel effort pour offrir une éducation de qualité, à travers des programmes d’étude renouvelés et modernisés à toutes les catégories d’enfants ». (…) « Conçu selon la pédagogie basée sur l’approche par compétence, ce nouvel outil a été mis au point par l’Unité de technologie de l’information et de la communication en éducation (UTICE) ». [Les italiques sont de RBO] L’annonce de l’arrivée de la version numérique du LIV INIK AN KREYÒL dans l’École haïtienne est concomitante à celle d’une autre mesure ministérielle tout aussi « révolutionnaire » : le financement incitatif à la rédaction de mémoires ou de thèses de doctorat rédigés en créole : « Le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle, l’Académie du créole haïtien et l’Université d’État d’Haïti entre autres, ont lancé le mercredi 21 février 2024, une chaire de la langue créole au sein de la Faculté de droit et des sciences économiques de l’Université d’État d’Haïti. Lors de cette cérémonie, le ministre de l’Éducation nationale, Nesmy Manigat a révélé que le MENFP en partenariat avec le Fond national de l’éducation envisage d’octroyer un frais [sic] d’au moins 500 000 gourdes à tout étudiant en licence, maitrise ou doctorat qui souhaite réaliser son mémoire de sortie en créole » (« Au moins 500 000 gourdes pour chaque étudiant qui souhaite réaliser son mémoire en créole haïtien », site Radiografieht.com, 22 février 2024) ; voir aussi la dépêche du Nouvelliste datée du 22 février 2024, « 500 000 gourdes pour soutenir les travaux d’étudiants en créole, annonce le MENFP ». (Note : la formulation du titre de l’article sur le site Radiografieht.com est inexacte puisque ce n’est pas le montant total de 500 000 gourdes qui pourrait éventuellement être attribué à chaque étudiant…)
Avant d’examiner objectivement les caractéristiques de la version numérique du LIV INIK AN KREYÒL (ses objectifs, son public cible, sa conception technique, son contenu pédagogique, son accessibilité, son interactivité, sa pérennité), il est utile de préciser en quoi consiste un livre numérique.
« On peut attribuer deux natures au livre numérique. La première, dite homothétique, consiste en la version numérique d’un livre papier. En d’autres termes, c’est une reproduction à l’identique du livre papier sur un support numérique, généralement en format PDF ou ePub. La différence entre le format PDF et le format ePub réside essentiellement dans la manière dont la mise en page du livre est « générée. Dans un PDF, la mise en page du livre est fixe et ne se modifie pas, peu importe sur quel support on le lit (ordinateur, tablette, liseuse ou iPhone). La mise en page du livre en ePub est quant à elle fluide et s’adapte facilement à l’écran de lecture. On peut, entre autres, modifier la taille et la police de caractères, ce qui rend la lecture plus agréable sur un iPhone par exemple. Toutefois, la mise en page modifiée entraîne forcément des changements dans la pagination, ce qui implique un ajustement dans les usages. Par exemple, un professeur devra orienter ses étudiants en les référant aux sections d’un texte plutôt qu’en utilisant des numéros de pages. Il faut aussi noter que l’ePub est généralement privilégié pour un texte ne contenant pas ou que très peu d’images, puisque celles-ci entraînent des ruptures peu harmonieuses dans l’affichage du texte. Le format PDF ne présente pas ces problèmes, mais est plus statique et restreint à une façon de lire plus « rigide ». Une courte vidéo trouvée sur YouTube nous permet de visualiser aisément les différences entre ces deux formats. Ainsi le lecteur peut choisir quel format du livre se procurer en fonction du support de lecture dont il dispose (ordinateur, tablette, liseuse, téléphone intelligent). Toutefois, on s’en doute, le livre numérique offre un plus large éventail de possibilités du point de vue de l’intégration de contenu complémentaire comparativement à la version papier » (voir l’article « Le livre numérique, une simple reproduction à l’écran du livre papier ? », Presses de l’Université du Québec, n.d.)
Toutefois il y a lieu de rappeler qu’« Un livre électronique, e-book [livre numérique], ou livrel est un fichier électronique contenant un texte sous forme numérique. Il ne doit pas être confondu avec la liseuse, l’appareil électronique spécialisé qui permet de le lire sans faire usage d’un ordinateur » (« Le livre numérique : prêt pour la classe ? Mini-dossier de veille », Perspectives SSF, Université de Sherbrooke, 1er janvier 2011). Le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française fournit un éclairage fort pertinent au sujet du « livre numérique » et du « livre électronique ». En effet, « Une ambiguïté terminologique entoure les concepts de « livre numérique » et de « livre électronique ». Le mot livre désigne aussi bien le contenu (texte imprimé) que le support papier qui permet sa diffusion (support de l’écriture). L’adjectif numérique, dans livre numérique, renvoie à l’idée de contenu (le fichier à lire) et l’adjectif électronique, dans livre électronique, à l’idée de contenant (le support de lecture). Par métonymie, on utilise fréquemment livre électronique (ou livrel) pour désigner le livre numérique, les deux concepts étant liés par une relation de contenu à contenant. À la fois contenant et contenu comme le livre papier, le livre électronique se compose de deux éléments bien distincts mais pourtant indissociables : le support de lecture (appareil) et le contenu (livre numérique). Comme c’est un support de lecture qui contient plusieurs livres numériques, on en fait aussi un synonyme de lecteur électronique (e-reader). Le terme livrel a été formé sur le modèle de courriel (contraction des mots livre et électronique) ».
De quelle manière un usager, un élève par exemple, accède-t-il au livre numérique ? « Pour lire un ebook [un livre numérique], [l’usager a] besoin d’un appareil compatible comme une liseuse électronique (une Kindle ou Nook), une tablette, un téléphone intelligent ou un ordinateur. (…) [L’usager peut] télécharger des applications de lecture de livres électroniques comme Kindle ou Adobe Digital Editions. (…) La plupart des ebooks [livres numériques] sont offerts en formats compatibles avec divers appareils. Toutefois, certains ebooks [livres numériques] peuvent avoir des exigences spécifiques en matière de format. (…) des ebooks interactifs [des livres numériques interactifs] existent et sont souvent appelés ebooks améliorés [livres numériques améliorés]. Ces ebooks [livres numériques améliorés] peuvent inclure des éléments multimédias comme des vidéos, des extraits audios, des animations et des quiz interactifs. Ils sont plus attrayants et offrent une expérience de lecture multimédia (…) Les livres électroniques sont généralement protégés par le droit d’auteur, tout comme les livres physiques. Le partage d’ebooks sans l’autorisation adéquate du titulaire du droit d’auteur pourrait porter atteinte à leurs droits. Certaines plateformes permettent un partage limité par des méthodes autorisées, mais il est essentiel de respecter les lois sur le droit d’auteur » (« Qu’est-ce qu’un livre électronique ? », Lenovo.com, n.d.). Il faut savoir qu’à l’instar des livres imprimés, les livres numériques sont soumis à la loi sur le droit d’auteur. Les fichiers sont donc protégés contre le piratage, soit par un système de gestion des droits numériques (Digital Rights Management ou DRM en anglais), soit par une signature digitale (watermarking).
PRATIC ou l’enseignement à distance : rappel de la permanence du bluff cosmétique au ministère de l’Éducation nationale d’Haïti
Pour mémoire, il y a lieu de rappeler que le ministère de l’Éducation nationale n’en est pas à sa première aventure cosmétique sur le registre de l’intégration des outils informatiques dans le processus de l’apprentissage scolaire en Haïti. Ainsi, dans l’article que nous avons publié en Haïti dans le journal Le National daté du 27 avril 2020, « PRATIC », la plateforme numérique officielle pour l’enseignement à distance en Haïti par temps de Covid 19 : signalétique d’un échec programmé », nous avons mis en lumière les caractéristiques ainsi que les objectifs de cette nouvelle plateforme numérique. La mise en ligne de cette plateforme avait été annoncée par le ministère de l’Éducation nationale dans son communiqué du 23 mars 2020 puis à grand renfort de publicité dans la presse : « Coronavirus : le MENFP compte mettre en place une plateforme numérique pédagogique pour permettre aux élèves de continuer à suivre les cours à distance » (Le National, 26 mars 2020) ; « Covid-19 : mise en place d’une plateforme numérique pour le corps enseignant et les élèves en Haïti » (Alterpresse, 8 avril 2020) ; « La plateforme numérique du MENFP est techniquement prête » (Le National, 9-13 avril 2020) ;« Le ministère de l’Éducation prépare le lancement de la plateforme numérique PRATIC » (Rezonòdwès, 16 avril 2020). Le ministère de l’Éducation, il faut bien le rappeler, n’en est pas à sa première aventure numérique puisqu’en 2015 il annonçait la mise en route d’« Une nouvelle application technologique pour faciliter le succès des candidats au baccalauréat » (Le Nouvelliste, 22 juin 2015).
Rappel / Le télé-enseignement ou la formation à distance à destination de publics ciblés et restreints n’est pas un phénomène nouveau en Haïti. Ainsi en est-il du dispositif RETEL : créée il y a quelques années par la Maison Henri Deschamps, cette plateforme est « un service de télé-enseignement qui consiste à développer et à mettre à la portée des écoles, des enseignants et des élèves des contenus pédagogiques numériques interactifs de qualité, conçus en Haïti par des Haïtiens pour les enfants du pays. Ces contenus respectent les programmes officiels du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle et sont reconnus par cette institution d’État. » Le TABLEAU NUMÉRIQUE INTERACTIF est un autre exemple d’infrastructure dédiée à la formation à distance. « L’expérimentation de l’éducation numérique en Haïti avec l’utilisation du Tableau numérique interactif (TNI) » a débuté il y a plusieurs années. « Depuis août 2010, l’association Haïti Futur a lancé un programme d’enseignement numérique axé sur l’utilisation du tableau numérique interactif (TNI), la création de cours numériques interactifs pour les 3 premières années de l’enseignement primaire et la formation pédagogique des enseignants en vue de répondre à cette problématique. Ce programme [prenant appui] sur l’expérience Sankoré, a été mené avec Haïti Futur, le ministère de l’Éducation nationale haïtien et l’appui de la Fondation de France. » Pour sa part, le « Referentiel de l’enseignant à l’école fondamentale (1er et 2ème cycles) – Programme de formation à distance », date de mars 2013. Il a été mis sur pied par le Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle (GRAHN-Monde) qui anime la Fondation haïtienne pour la formation à distance et le développement (FOHFADD) dont l’action est supportée par le Réseau national de centres de ressources (RENACER). Quant à lui, le « Plan d’enseignement numérique à distance », PENDHA, a fait l’objet, le 8 septembre 2010, de la signature à Port au Prince d’une « lettre d’intention par laquelle les maîtres d’ouvrage délégués du projet (ambassade de France, AIRD et AUF) et les partenaires haïtiens (MENFP et universités de la CORPUCA) s’engagent à mettre en œuvre le plan d’enseignement à distance élaboré. Ce Plan retient 5 axes de travail : déploiement d’un réseau d’infrastructures numériques, formation et accompagnement des enseignants et des étudiants à l’utilisation du numérique et à la création de contenus, appui par la recherche à la formation des formateurs, mise en place d’un système automatisé de gestion des cursus (LMD), et création d’un portail détaillant l’offre de formation numérique en Haïti ». En décembre 2012, le PENDHA a inauguré dix-sept espaces numériques universitaires à Port-au-Prince et en province et ces infrastructures connectées à Internet sont autonomes au plan énergétique. Par ailleurs plusieurs écoles privées ont mis sur pied des infrastructures limitées d’enseignement à distance, entre autres le Collège Catts Pressoir réputé pour son virage technologique initié il y a quelques années (voir l’article « Crise sociale : Catts Pressoir en mode expérimental et s’ouvre à d’autres acteurs ! », Le National, 24-27 avril 2020) ; c’est également le cas dans les écoles Saint-Louis de Gonzague et au Lycée français Alexandre Dumas, etc. Et fin avril 2020, un nombre indéterminé d’écoles privées ou congréganistes de Port-au-Prince (collèges Marie-Anne, Marie Esther, Saint-François d’Assise, etc.) a mis en route des applications d’enseignement à distance via WatsApp sans que l’on soit renseigné sur leur pertinence. L’impact réel de cette initiative n’est pas connu et l’on ne sait pas non plus le nombre d’élèves qui, disposant éventuellement d’un téléphone portable, est en mesure d’y avoir recours.
Dans tous les cas de figure, aucune étude n’a jusqu’ici démontré l’efficience ou l’utilité en Haïti des infrastructures d’enseignement à distance, en particulier en ce qui a trait à leur accessibilité et à leur intégration véritable dans la continuité des apprentissages scolaires. Quant à « PRATIC », la plateforme numérique officielle lancée à grand renfort de publicité, d’avril 2020 à février 2024, aucun bilan analytique public, chiffré et consultable, n’a été élaboré et diffusé par le ministère de l’Éducation nationale : les directeurs d’écoles, les enseignants et leurs associations et le public en général n’ont pas été informés des résultats de la mise en œuvre de « PRATIC »… En ce qui a trait à « PRATIC » –et comme c’est le cas pour la vaste « station de pompage financier » frauduleux et opaque qu’est le Fonds national de l’éducation placé sous la tutelle du MENFP–, l’omertà est totale au ministère de l’Éducation nationale (au sujet du Fonds national de l’éducation, voir notre article « Financement du système éducatif haïtien : les puissantes institutions internationales alimentent-elles la corruption en Haïti ? », Rezonòdwès, 4 janvier 2024). Deux ans après le lancement de « PRATIC », le ministère de l’Éducation nationale n’a toujours pas informé le public sur (1) les coûts totaux du projet et le montant exact de la contribution financière de l’État haïtien ; (2) le nombre total d’élèves effectivement touchés par cette opération ; (3) le nombre total d’écoles ayant participé à l’initiative ; (4) le nombre total d’enseignants ayant collaboré à l’opération ; (5) le nombre total d’heures de consultation de la plateforme par l’ensemble des étudiants ; (6) le montant total de la contribution financière des partenaires internationaux.
Dans notre article « PRATIC », la plateforme numérique officielle pour l’enseignement à distance en Haïti par temps de Covid 19 : signalétique d’un échec programmé » (Le National daté du 27 avril 2020), nous avons objectivement examiné les obstacles majeurs quant à la formation à distance en Haïti. Ainsi, nous avons exposé que la majorité des étudiantes et étudiants, des écolières et écoliers, non seulement n’ont pas accès à Internet, mais encore et surtout à l’électricité, sur le territoire national (voir l’article « Technologie / Covid-19 : la mauvaise connexion Internet, un obstacle à la formation à distance en Haïti, selon le professeur d’université Samuel Pierre », Alterpresse, 7 avril 2020.) Des estimations croisées permettent de confirmer qu’en 2020 environ 70% des 11 millions d’Haïtiens n’ont pas accès à l’électricité. Le rapport du climateinvestmentfund.org, « Le secteur de l’énergie en Haïti et ses nouvelles expériences dans le développement du programme SREP » (2012), rappelle que « moins de 30% des ménages haïtiens ont accès à l’électricité et cet accès, en milieu rural, est faible, en dessous de 5% (40% en milieu urbain) ». Ce très faible approvisionnement en énergie électrique du pays n’a guère changé depuis une cinquantaine d’années en dépit des récentes annonces tonitruantes du président tèt kale Jovenel Moïse : « Les promesses, renouvelées du président Jovenel Moïse, de fournir du courant électrique 24 heures/24, sur toute l’étendue du territoire national, en Haïti, à partir du mois de juin 2019, n’ont pas été tenues, observe l’agence en ligne AlterPresse. Dès l’annonce, qualifiée de « pompeuse », en mai 2017, de parvenir à une réalité d’énergie publique, sans interruption, à compter de juin 2019, beaucoup de (…) citoyens avaient exprimé leur scepticisme sur la possibilité de doter le territoire national en courant électrique public 24 heures sur 24. Au lieu de cela, c’est le black-out 24/24, une rareté de courant électrique public, non disponible un peu partout, dans la capitale, Port-au-Prince, et les villes de province » (voir l’article « Les promesses d’électricité 24/24 de Jovenel Moïse non tenues, 24 mois après », Alterpresse, 5 juin 2019). Dans les quartiers dits résidentiels, dans les quartiers populaires, dans les bidonvilles de la capitale et dans les villes de province, les élèves n’ont donc pas accès la plupart du temps au courant électrique qui, lorsqu’il est accessible, est distribué sur de courtes périodes journalières. La mise en ligne de la plateforme numérique pour l’enseignement à distance, « PRATIC », dans un tel contexte de raréfaction systémique de l’énergie électrique en Haïti, n’a que peu de chances d’atteindre ses objectifs puisque l’émetteur –le ministère de l’Éducation, lui-même souvent privé de courant électrique–, ne sera pas en mesure de rejoindre ses destinataires, les élèves, majoritairement privés d’électricité.
Dans le même article, « PRATIC », la plateforme numérique officielle pour l’enseignement à distance en Haïti par temps de Covid 19 : signalétique d’un échec programmé » (Le National daté du 27 avril 2020), nous avons exposé les lourdes déficiences de l’accès à Internet en Haïti. L’accès résidentiel et public à Internet –souvent lent, coûteux et instable–, est encore très faible en Haïti, et cette réalité semble masquée, dans certains milieux urbains, par la popularité des réseaux sociaux auprès d’un nombre restreint de jeunes et pareille popularité –adossée à des applications d’échanges communicationnels, notamment WhatsApp–, donne la fausse impression d’une ample généralisation des services numériques et de l’accès à Internet au pays. Selon les données accessibles sur le site journaldunet.com, données en lien avec celles de la Banque mondiale, Haïti comptait en 2010 un total de 836 435 personnes ayant accès à Internet, soit 8,37 % d’utilisateurs par rapport à la population globale du pays. Les données pour l’année 2016 fournies par Wikipedia –source d’information souvent peu ou mal documentée et peu crédible–, établissent à 1 326 629 le nombre de personnes connectées à Internet en Haïti, soit 12,23% de la population totale du pays. Ce pourcentage semble très élevé et il faut prendre avec énormément de réserves les données fournies par Wikipédia… Pour la région Amérique, Haïti arrive en 21e place sur 35. Le site journaldunet.com laisse entendre qu’en 2011 aucun accès haut débit à Internet n’avait été enregistré en Haïti, mais cette situation a sans doute évolué entre 2011 et 2020 (est considéré comme un accès haut débit un accès à Internet offrant un débit d’au moins 500 kbit/s). Ainsi, Nèt LAKAY, disponible dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince, est le nouveau service Internet résidentiel à haut débit de la Digicel mis en service depuis quelques années ; mais le coût de l’abonnement mensuel demeure très élevé puisqu’il se situe entre 50 et 150 $ US. Pour une famille pourvue de moyens financiers conséquents, l’accès résidentiel à Internet coûte donc environ 1 800 $ US l’an, alors même qu’en 2018 le taux de pénétration d’Internet était de 12% au pays selon haititechnews.com citant une évaluation datée de 2016. En 2016, un article du Nouvelliste rappelait avec à-propos le coût élevé de l’accès à Internet en Haïti : « J’ai eu récemment l’occasion de voir une offre de service d’un fournisseur local pour une connexion Internet. La proposition était de 1 500 USD pour 10 mégabits par seconde » (« Des coûts et des douleurs de l’Internet », Le Nouvelliste, 19 août 2016). Les principaux fournisseurs d’accès à Internet en Haïti sont Natcom, Digicel, Access Haïti, ACN, Haïnet et Multilink. Les données disponibles en provenance de ces fournisseurs ne permettent pas de savoir s’ils ont mis en œuvre un quelconque programme d’accès à Internet à coût réduit pour les élèves et les étudiants. Alors même que la connaissance des caractéristiques du marché de l’Internet devrait être un sujet majeur des fournisseurs d’accès et de l’État, aucune étude jusqu’ici n’a dressé le profil des utilisateurs d’Internet en Haïti : s’agit-il d’adultes ou d’enfants, d’individus connectés sur leur lieu de travail, d’institutions étatiques ou scolaires, de compagnies privées (accès institutionnel), d’élèves et/ou d’étudiants (accès au domicile) ? Ces utilisateurs se servent-ils d’ordinateurs de bureau, d’ordinateurs portables individuels, de tablettes numériques ou de téléphones intelligents ? Quelle est la typologie des recherches qu’ils effectuent : s’agit-il de recherches générales ou spécialisées, de connexion aux réseaux sociaux ou de téléphonie avec accès WiFi ? Les utilisateurs se connectent-ils à Internet pour visionner des vidéos, jouer en ligne, regarder des films ou communiquer via Skype, WhatsApp ou FaceTime ? Les données disponibles sur le site de l’Observatoire du numérique en Haïti ne fournissent aucune information sur le profil des utilisateurs d’Internet au pays. En revanche, dans le document « Présentation synoptique sur la situation des TIC en Haïti » préparé pour l’Atelier mondial sur les indicateurs d’accès communautaire aux TIC, 16 – 19 novembre 2004, Mexico, il est noté que « L’enquête sur l’interconnexion, menée par le RDDH [Réseau de développement durable en Haïti], a révélé les faits suivants : –clientèle académique 23%, –industrielle 22%, –commerciale (cybercafeś) 19%, –commerciale (petits ISP) 13%. Regroupés à près de 85% à Port-au-Prince (…) les cybercafés sont au nombre de 187 à travers le pays dont 156 dans l’aire métropolitaine (…), 18 dans la région Sud du pays et 13 dans la région Nord. La pénétration des villes de province par les cybercafés est donc faible. Cap-Haïtien (deuxième ville) et Jacmel (cinquième ville) sont les deux villes où il y en a le plus de cybercafés, respectivement neuf et huit. » Il s’agit ni plus ni moins que de « fracture numérique » couplée aux inégalités sociales et économiques en Haïti. Au sujet de la « fracture numérique », l’UNESCO a récemment fait part de sa grande préoccupation en ces termes : « Tenus à l’écart des salles de classe par la pandémie de Covid-19, quelque 826 millions d’élèves et d’étudiants, soit la moitié du nombre total d’apprenants, n’ont pas accès à un ordinateur à domicile et 43% (706 millions) n’ont pas Internet à la maison, alors même que l’enseignement numérique à distance est utilisé pour assurer la continuité de l’éducation dans la grande majorité des pays. » (UNESCO : « Fracture numérique préoccupante dans l’enseignement à distance », 21 avril 2020.)
Le « LIV INIK AN KREYÒL », version numérique : « une véritable révolution sur le chemin de l’équité et de l’inclusion en Haïti », selon Nesmy Manigat, ou la permanence du bluff cosmétique au MENFP ?
À l’échelle institutionnelle, celle du ministère de l’Éducation nationale, comment situer la survenue de la version numérique du « LIV INIK AN KREYÒL » en Haïti ? La plus rigoureuse réponse à cette question doit mettre en lumière plusieurs facteurs : (1) ce qui caractérise le « LIV INIK AN KREYÒL » ; (2) la contribution du MENFP au financement des livres scolaires ; (3) le très faible taux de disponibilité des outils technologiques (ordinateurs, tablettes numériques, liseuses et téléphones portables) parmi les 3 millions d’élèves en cours de scolarisation dans les 17 000 écoles que compte le pays ; (4) la redondante multiplicité des « documents d’orientation majeurs » qui se télescopent au ministère de l’Éducation nationale.
Tel que nous l’avons rappelé durant la conférence que nous avons donnée via Zoom au PEN CLUB des Gonaïves le 21 février 2024, « Dwa lengwistik tout Ayisyen, dwa pou sèvi ak lang matènèl kreyòl nan tout lekòl ann Ayiti : ki sa Konstitisyon 1987 la di lan sa ? », Haïti est le seul pays au monde à vouloir implanter dans son système éducatif national SEPT VERSIONS DIFFÉRENTES d’un LIVRE UNIQUE EN CRÉOLE élaboré par SEPT ÉDITEURS DIFFÉRENTS. Haïti est le seul pays au monde à vouloir instituer « une véritable révolution sur le chemin de l’équité et de l’inclusion en Haïti », selon Nesmy Manigat, quitte à emprisonner et à ratatiner toutes les matières scolaires dans l’étroitesse d’un livre unique de 300 pages tandis que les élèves du Sénégal, de l’Afrique du Sud, du Canada, de la Martinique, de l’Algérie, de l’Argentine, de la Finlande ou de la Suisse ont à leur disposition des milliers de livres couvrant diverses matières et accessibles dans les bibliothèques scolaires, municipales ou nationales. À titre comparatif, il est utile de signaler que la Bibliothèque Schœlcher, qui est la bibliothèque publique départementale de la ville de Fort-de-France en Martinique, a été inaugurée en 1893. Elle possède un fonds de 130 000 ouvrages incluant un important fonds antillais. Inaugurée en mars 1939 et responsable du dépôt légal des livres à l’échelle du pays, la Bibliothèque nationale d’Haïti comprenait en 2012 environ 60 000 ouvrages. Première bibliothèque patrimoniale du pays et la plus ancienne bibliothèque d’Haïti, la célèbre Bibliothèque haïtienne des Spiritains (BHS) anciennement Bibliothèque haïtienne des Pères du St-Esprit (BHPSE) a été fondée en 1873 par le Père Daniel Weick. Elle compte aujourd’hui 20 000 ouvrages incluant des documents et collections historiques, des fonds d’archives privées, des cartes, etc. Le remarquable site officiel de la Bibliothèque et archives nationales du Québec (BanQ) répertorie les bibliothèques nationales des États et gouvernements membres ou observateurs de l’Organisation internationale de la Francophonie. Pour la petite île sœur de la Dominique, la BanQ précise que la Bibliothèque publique de la Dominique, membre du National documentation center and public library of Dominica, comprend 50 000 volumes.
L’aventureuse saga du « LIV INIK AN KREYÒL » ou le culte têtu de la fuite en avant au ministère de l’Éducation nationale
Au départ du projet, le ministère de l’Éducation nationale avait annoncé la distribution, « gratis ti cheri », dès juin 2023, d’environ 1,5 millions exemplaires du « LIV INIK AN KREYÒL » dans les écoles du pays. Des sources concordantes, depuis la province et également à Port-au-Prince, estiment qu’un nombre peu élevé mais indéterminé d’exemplaires aurait été effectivement distribué, certaines écoles n’ayant reçu que deux, trois ou quatre exemplaires du « LIV INIK AN KREYÒL ». Des « hauts gradés » du MENFP ont également suggéré à quelques directeurs d’écoles de… photocopier le « LIV INIK AN KREYÒL » et il semble que le réseau des bouquinistes aurait déjà entrepris de vendre des photocopies du « LIV INIK AN KREYÒL ». Dans de nombreux cas et surtout en province la distribution est lacunaire ou anarchique, et il est peu vraisemblable que le ministère de l’Éducation soit en mesure de contrôler la chaîne logistique de distribution partout au pays. Ces observations de terrain nous ont été signalées par plusieurs enseignants avec lesquels nous échangeons depuis plusieurs années. Par ailleurs Charles Tardieu, enseignant-chercheur, directeur des Éditions Zémès et ancien ministre de l’Éducation nationale, au cours d’une entrevue qu’il nous a accorée le 14 août 2023, a précisé que « les livres « uniques » des 7 éditeurs devaient être distribués gratuitement à tous les élèves de toutes les écoles en Haïti à la rentrée scolaire 2022-2023. « (…) techniquement, un livre unique comporte les contenus des 5 matières de base en 1 ou 2 tomes : créole, français, mathématiques, sciences sociales et sciences expérimentales, plus 1 cahier d’exercices pour les 5 matières. L’écolier a donc un seul livre et un cahier d’exercices en tout temps durant l’année scolaire. Ceci remplace la multitude de manuels que les écoles réclament souvent d’un écolier (ce qui implique des coûts exorbitants et un poids énorme dans le cartable d’un enfant en bas âge, ce qui implique aussi des risques de perte d’un livre à remplacer en cours d’année. Ceci représente donc à la fois un avantage économique et pédagogique pour l’écolier et sa famille). (…) Le MENFP n’a aucune provision légale pour exiger l’utilisation d’un livre plutôt qu’un autre dans le système éducatif national et encore moins lui permettant de faire respecter le strict minimum du programme officiel de l’École fondamentale comme stipulé par le PD (Programme détaillé de l’École fondamentale). L’école est entièrement libre d’utiliser les ouvrages qui lui plaisent, même en termes de rapport avec le curriculum officiel du MENFP » (voir « Le liv inik an kreyòl et la problématique des outils didactiques en langue créole dans l’École haïtienne – Entrevue exclusive avec Charles Tardieu », Montray kreyòl, 14 août 2023).
En ce qui a trait à la présumée contribution du MENFP au financement des livres scolaires en usage dans les écoles du pays, le site officiel du ministère de l’Éducation nationale, à la rubrique « Banque de documents », ne fournit aucune donnée analytique. Traditionnellement, le MENFP subventionnait partiellement ou entièrement certains manuels scolaires sur le mode des contrats de gré à gré avec un auteur ou un éditeur ayant pignon sur rue, ou il procédait à l’achat d’un nombre donné de certains titres ou par l’homologation de titres soumis à son approbation. Ce mode de financement semble avoir été abandonné, en particulier dans le contexte où le MENFP, en contravention flagrante avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, a décidé de ne financer que les manuels et livres scolaires rédigés uniquement en créole : « Le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (Menfp) annonce la fin du financement des matériels didactiques en langue française, pour les quatre premières années du cycle fondamental (…) Ce financement sera dirigé vers les matériels didactiques en créole, pour les quatre premières années du fondamental (…) ». Et « À partir de l’année académique 2022-2023, l’État haïtien ne financera pas, ni ne supportera aucun matériel didactique [en] langue française qui doit servir dans l’apprentissage des élèves des quatre premières années du fondamental » (voir l’article « Suspension du financement des matériels didactiques en langue française pour les 4 premières années du cycle fondamental en Haïti », AlterPresse, 22 février 2022 ; voir le remarquable article de Patrice Dalencour, enseignant de carrière et ancien ministre de l’Éducation nationale, « Réforme éducative ou coup d’État linguistique ? », Le National, 5 mai 2022 ; voir aussi notre article « Financement des manuels scolaires en créole en Haïti : confusion et démagogie au plus haut niveau de l’État », Rezonòdwès, 9 mars 2022). Inconstitutionnelle et démagogique, cette décision du ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat de ne financer que les manuels scolaires rédigés en créole a promptement été saluée par l’un des Ayatollahs du créole, promoteur compulsif d’une obscure « fatwa » contre la langue française en Haïti, « langue du colon » et langue de la « gwojemoni neyokolonyal » dont seule la France aurait l’exclusivité : « Vreman vre, jounen 22/2/2022 sa a se te yon jounen istorik nan istwa peyi nou e nan istwa mouvman kreyòl la »… Dans son borgne et compulsif support au PHTK néo-duvaliériste à travers la promotion publique qu’il a instituée, sur Youtube, en faveur du PSUGO –« gras a pwogram PSUGO a 88% ti moun yo ale lekòl ann Ayiti »–, cet Ayatollah du créole évacue totalement la portée pédagogique et didactique lourdement « rabougrie » de la mesure décrétée par Nesmy Manigat. Et il passe totalement sous silence plusieurs facteurs de premier plan, notamment le fait que cette mesure ne découle pas d’une politique nationale du livre scolaire –qui n’existe toujours pas au MENFP–, et elle ne s’inscrit pas non plus dans un programme national d’aménagement du créole, aux côtés du français, dans l’École haïtienne.
C’est d’ailleurs ce qui caractérise principalement la version numérique du « LIV INIK AN KREYÒL » annoncée par le ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat : cette version numérique n’a pas été élaborée selon les critères d’une politique nationale du livre scolaire –qui n’existe toujours pas au MENFP–, et elle ne s’inscrit pas non plus dans un programme national d’aménagement du créole, aux côtés du français, dans l’École haïtienne. Cette version numérique n’est que la transposition « technique » (la « photocopie ») immuable, figée, de la version papier de l’ouvrage, elle charrie de ce fait toutes les lacunes méthodologiques, pédagogiques et didactiques de cette version papier, elle ne résoud en rien l’échec attesté du « LIV INIK » qui se décline en 7 VERSIONS DIFFÉRENTES ÉLABORÉES PAR 7 DIFFÉRENTS ÉDITEURS. Contactés par nos soins, des éditeurs de manuels scolaires en Haïti ont bien précisé que le BAT (le « bon à tirer ») qu’un éditeur achemine à l’imprimeur est déjà une version numérisée de l’ouvrage à paraître. D’autre part, sur le plan technique, les professionnels familiers de la production de livres numériques assurent qu’il suffit d’un ordinateur, d’un équipement dédié à la numérisation directe de textes, d’images et de sons (c’est le rôle du scanneur et d’un logiciel dédié) pour obtenir en une demi-journée un « livre numérique » ou une version plus élaborée, un « livre numérique enrichi » d’environ 300 pages… L’on a bien noté qu’il pourrait y avoir, éventuellement, « tromperie sur la marchandise » lorsque le MENFP soutient que la version numérique du « LIV INIK AN KREYÒL » présentée au Nouvelliste « permettra à des milliers d’élèves défavorisés d’avoir accès à des contenus multimédias riches dans toutes les disciplines obligatoires du cadre d’orientation curriculaire actuel ». La démonstration n’a pas été faite qui aurait permis de savoir si la version présentée au Nouvelliste le 21 février 2024 est effectivement un « livre numérique enrichi » (en anglais : « enriched ebook », « enhanced ebook ») qui, au plan technique, est le seul dispositif permettant d’avoir accès à des contenus multimédia enrichis nécessitant une connexion à Internet. L’on a gardé en mémoire que la plateforme « PRATIC » pour l’enseignement à distance (voir plus haut) annonçait elle aussi « l’accès à des contenus multimédias riches dans toutes les disciplines », mais en réalité cela n’a pas été le cas puisque les « experts » de l’Unité de technologie de l’information et de la communication en éducation (l’UTICE) au sein du ministère de l’Éducation n’avaient effectué que du « copier-coller » brut des programmes et des cours… Le Grand dictionnaire terminologique définit comme suit le « livre numérique enrichi » : « Livre numérique comportant des éléments multimédias, des liens hypertextes ou de nombreux ajouts destinés à enrichir l’expérience de lecture. (…) Il est possible d’ajouter au livre numérique des images, des vidéos, des effets visuels, des animations, de la musique et des fichiers son, des commentaires ou d’autres éléments servant à enrichir l’expérience de lecture ».
L’un des problèmes que pose déjà la version numérique du « LIV INIK AN KREYÒL » est de première importance : il s’agit du droit d’auteur. Selon les informations dont nous disposons de sources concordantes, il semble que le ministère de l’Éducation nationale n’aurait pas sollicité ni obtenu des sept éditeurs le droit d’utiliser chacune des sept versions papier du « LIV INIK » en vue de fabriquer sa propre version numérique du livre. Nous le disons sous toutes réserves, mais si cette information est confirmée, cela voudrait dire que le ministère de l’Éducation nationale aurait commis une infraction relevant de la Loi haïtienne sur le droit d’auteur. « La première loi sur le droit d’auteur date de 1864. Salomon a publié une deuxième en 1885. Inspirées de la théorie du droit de propriété, ces deux lois ne reconnaissaient que les droits financiers. En 1968, un décret est promulgué. Son article 4 stipule [que] « les droits subjectifs établis par rapport à l’ensemble des droits subjectifs établis par rapport à l’ensemble des valeurs plus ou moins ressortissant à une même personne se divisant en droit patrimoniaux et extrapatrimoniaux ». Ce dernier « faisant partie des attributs de la personnalité, ce droit moral ou extrapatrimonial, non susceptible d’évaluation pécuniaire, demeure intangible et inaliénable et incessible ». Ainsi, de la théorie de la propriété à celle de la personnalité, Haïti s’est doté d’une législation hybride » (Wilhems Édouard, « Haiti – Droit d’auteur et propriété intellectuelle », MédiaAlternatif, 30 mai 2002). Placé sous la tutelle du ministère de la Culture, le Bureau haïtien du droit d’auteur (BHDA) a été créé par décret daté du 12 octobre 2005. « Il assure, entre autres, la défense des intérêts matériels et moraux des auteurs et interprètes des créations intellectuelles. Le BHDA est le seul organisme autorisé par la loi à percevoir et répartir les droits d’auteurs » (Centre de renseignements administratifs d’Haïti, n.d.).
Alors même que le site officiel du ministère de l’Éducation nationale ne fournit aucune donnée analytique permettant de savoir (1) si le MENFP est au courant de la typologie de tous les ouvrages scolaires en usage dans les écoles du pays, tandis que le site officiel du MENFP ne fournit aucune donnée analytique sur (2) la typologie des ouvrages rédigés en créole et en usage actuellement dans les écoles du pays, la survenue de la version numérique du « LIV INIK AN KREYÒL » interpelle d’autres questions de fond. L’une des questions les plus importantes est celle relative au document d’orientation majeur auquel éventuellement le MENFP se serait référé pour concevoir et orienter, sur les plans didactique et pédagogique, le contenu d’un « LIV INIK AN KREYÒL », version numérique. Cette question est d’autant plus incontournable que, selon le ministre de facto de l’Éducation nationale, nous serions à l’aube d’« une véritable révolution sur le chemin de l’équité et de l’inclusion en Haïti qui permettra à des milliers d’élèves défavorisés d’avoir accès à des contenus multimédias riches dans toutes les disciplines obligatoires du cadre d’orientation curriculaire actuel ». En réalité, même des hauts cadres du ministère de l’Éducation nationale ne semblent pas savoir quel est le document majeur qui guide actuellement les actions stratégiques, les programmes et les décisions de leur ministère car il y a surabondance de « documents majeurs » qui, parfois, se télescopent et se contredisent, notamment en ce qui a trait à l’aménagement du créole. Ces documents sont les suivants : (1) « Haïti 2030 : feuille de route de la réforme curriculaire 2023-2030 », septembre 2023 ; (2) « Cadre pour l’élaboration de la politique linguistique du MENFP »/« Aménagement linguistique en préscolaire et fondamental », mars 2016 ; (3) « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » ; (4) « Référentiel haïtien de compétences pour le français et le créole / Referansyèl ayisyen konpetans pou lang franse ak kreyòl » ; (5) « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 », décembre 2020. Il amplement est attesté que nombre de mesures administratives (exemple : les « 12 mesures » de Nesmy Manigat ainsi que la reconduction aveugle et impunitaire du PSUGO), ou la passation d’accords aussi cosmétiques que fumeux sont demeurés lettre morte, illustrant ainsi la réalité qu’au plus haut niveau le MENFP navigue à vue et selon les aléas d’une gestion davantage identifiable dans le cocorico égocentrique des réseaux sociaux que dans le système éducatif national (exemple : l’Accord du 8 juillet 2015 dont le titre officiel est « Pwotokòl akò ant ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (Menfp) ak Akademi kreyòl ayisyen (Aka) ». Nous avons fait le bilan détaillé et fortement documenté de cet accord cosmétique dans notre article « Accord du 8 juillet 2015 – Du defaut originel de vision à l’Academie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale », Montray kreyòl, 25 juillet 2015).
Par ailleurs, le très faible taux de possession des outils informatiques les plus courants (ordinateurs portables, tablettes numériques, liseuses et téléphones portables) parmi les 3 millions d’élèves en cours de scolarisation dans les 17 000 écoles que compte le pays constitue un obstacle majeur à l’implantation de la version numérique du « LIV INIK AN KREYÒL » même lorsque ces élèves seraient appelés à l’utiliser hors connexion. Selon les informations qui nous ont été fournies par plusieurs interlocuteurs, le coût d’un ordinateur portable se situerait aujourd’hui en Haïti dans une fourchette comprise entre 450 $US et 800 $US, mais nous n’avons pas encore reçu de confirmation de ces présumés coûts auprès de fournisseurs de matériel informatique en Haïti. La connexion à Internet haute vitesse via Starlink connaît un certain succès ces jours-ci en Haïti auprès de ceux qui disposent de grands moyens financiers : l’achat du dispositif coûte 500 $US, l’abonnement mensuel s’élève à 50 $US, et les frais d’installation peuvent varier pour différentes raisons. Dans tous les cas de figure, il est tout à fait invraisemblable que les « milliers d’élèves défavorisés » évoqués au Nouvelliste par le ministre de facto de l’Éducation le 21 février 2024, très majoritairement dépourvus de courant électrique dans leurs lieux de vie et également privés de connexion à Internet (voir plus haut, les données exposées à ce sujet) puissent miraculeusement accéder aux bienfaisantes vertus de la version numérique du « LIV INIK AN KREYÒL », en particulier le « livre numérique enrichi ». Manifestement ce projet de « haute pédagogie » numérique ne repose sur aucune analyse sérieuse et documentée de la configuration sociodémographique des jeunes apprenants regroupés dans l’enseignement fondamental et dans l’enseignement secondaire en Haïti. Cela se confirme dans les propos mêmes des « hauts gradés » du MENFP ; pour eux, les jeunes apprenants, tels des OVNIs, semblent appartenir à une indéfinissable planète : « Présent lors de cette visite le coordonnateur général du Pôle enseignement et qualité au MENFP, Joseph Job Maurice, a déclaré que ce nouvel outil est conçu « de telle sorte à répondre aux besoins actuels des élèves », insistant que le livre unique numérique n’a ni l’intention [sic] de remplacer les enseignants ni la version papier ». Mieux : « Ils sont complémentaires, a renchérit Nesmy Manigat. En plus, la version numérique permet finalement d’adapter l’école et les outils d’apprentissage à l’univers multimédia actuel de cette génération d’enfants et de jeunes qui trouvent l’école traditionnelle de plus en plus ennuyeuse », a-t-il ajouté » (« Le ministre de l’Éducation nationale visite Le Nouvelliste et présente la version numérique du livre unique », Le Nouvelliste, 21 février 2024). [Le souligné en italiques et gras est de RBO] Sur le site officiel de l’Institut haïtien de statistique et d’informatique (IHSI), à la rubrique « Caractéristiques éducatives de la population », nous n’avons trouvé aucun document attestant la réalité de « l’univers multimédia actuel de cette génération d’enfants et de jeunes » qui –à Tiburon, à Dame-Marie, aux Abricots, à l’Île-à-Vache », à Marigot, etc.–, n’ont dans leur grande majorité jamais vu une seule fois de leur vie un ordinateur portable, une tablette numérique ou une liseuse… Malgré cela, pour les « hauts-gradés-décideurs » du ministère de l’Éducation nationale, les élèves vivant dans les 146 communes du pays connaîtraient les douces vertus de « l’univers multimédia actuel de cette génération d’enfants et de jeunes »…
Il y a quelques années, un projet d’acquisition d’ordinateurs portables « à prix abordable » –100 $US l’unité ?–, a été conceptualisé par des partenaires internationaux d’Haïti. Ainsi, « The Inter-American Development Bank and the One Laptop Per Child Foundation (OLPC) will finance a pilot project to test whether one-to-one computing can improve teaching and learning in schools in Haiti, the poorest country in the Western Hemisphere. OLPC makes the XO laptop, a low-cost computer designed for children in places with poor infrastructure. The rugged machine, which uses open-source software, can be powered with car batteries, solar panels or devices such as cranks, pedals and pull-cords. The IDB will make a US$ 3 million grant for the pilot project, which will distribute XO laptops to some 13 200 students and 500 teachers in 60 Haitian primary schools. OLPC will contribute US $2 million to the project. As one of the poorest countries in the world, deployment in Haiti has always been an important goal for OLPC, » said Nicholas Negroponte, founder and chairman of One Laptop per Child. « Doing it with our long standing partner, the Inter-American Development Bank, not only makes for the best team, but also a model for other countries in the Caribbean and Latin America. »The IDB’s project team leader, Emma Näslund-Hadley, said: « We have studies about the impact of computer labs and shared computers in the classroom, but there’s never been a comprehensive evaluation of the learning model based on giving each child a laptop. This is crucial to determine the effectiveness of this model under conditions of extreme poverty and as a tool for accelerating learning. » (« La Banque interaméricaine de développement et la Fondation One Laptop Per Child (OLPC) vont financer un projet pilote visant à vérifier si l’informatique individuelle peut améliorer l’enseignement et l’apprentissage dans les écoles d’Haïti, le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental. L’OLPC fabrique l’ordinateur portable XO, un ordinateur à bas prix conçu pour les enfants vivant dans des endroits où les infrastructures sont insuffisantes. Cette machine robuste, qui utilise des logiciels libres, peut être alimentée par des batteries de voiture, des panneaux solaires ou des dispositifs tels que des manivelles, des pédales et des cordes à tirer. La BID accordera une subvention de 3 millions de dollars au projet pilote, qui distribuera des ordinateurs portables XO à quelque 13 200 élèves et 500 enseignants dans 60 écoles primaires haïtiennes. OLPC contribuera au projet à hauteur de 2 millions de dollars. « En tant que l’un des pays les plus pauvres du monde, le déploiement en Haïti a toujours été un objectif important pour OLPC », a déclaré Nicholas Negroponte, fondateur et président de One Laptop per Child. « Le faire avec notre partenaire de longue date, la Banque interaméricaine de développement, ne constitue pas seulement la meilleure équipe, mais aussi un modèle pour d’autres pays des Caraïbes et d’Amérique latine ». Emma Näslund-Hadley, chef de l’équipe de projet de la BID, a déclaré : « Nous disposons d’études sur l’impact de l’éducation sur la santé, nous disposons d’études sur l’impact des laboratoires informatiques et des ordinateurs partagés en classe, mais il n’y a jamais eu d’évaluation complète du modèle d’apprentissage basé sur l’attribution d’un ordinateur portable à chaque enfant. Cette évaluation est cruciale pour déterminer l’efficacité de ce modèle dans des conditions d’extrême pauvreté et en tant qu’outil d’accélération de l’apprentissage »). [Traduction française : RBO] Les sommes prévues ont-elles été décaissées ? Le projet a-t-il été effectivement mis en route ? Au moment de la rédaction de cet article, nous n’avons pas été en mesure d’obtenir un bilan analytique de cette initiative dont le financement devait être assuré par La Banque interaméricaine de développement et la Fondation One Laptop Per Child (OLPC).
Détenteur d’un Master de l’Université Louis Pasteur de Strasbourg –avec une spécialisation en « Utilisation des technologies de l’information et de communication pour l’enseignement et la formation »–, Patrick Tardieu a longtemps travaillé dans le milieu de l’édition, de la librairie et de la bibliothéconomie. Il a notamment été conservateur-bibliothécaire de la Bibliothèque haïtienne des Spiritains (BHS) anciennement Bibliothèque haïtienne des Pères du St-Esprit (BHPSE), la plus ancienne bibliothèque d’Haïti. Fort de son expertise, il nous enseigne que « Le livre scolaire sur support numérique ne peut pas être identique au livre sur support papier. Il doit être un livre interactif qui devrait permettre, selon la pédagogie des TICE, un échange continu entre l’élève (l’apprenant) et le responsable de la classe, plus moniteur que professeur. Dans cette dimension de la pédagogie, le professeur doit être à l’écoute et être convaincu qu’il peut comme l’apprenant apprendre de l’élève ».
La version numérique du « LIV INIK AN KREYÒL » comporte une dimension politique que l’on ne doit en aucun cas banaliser ou évacuer au motif que seule devrait être prise en compte sa dimension pédagogique. La version numérique du « LIV INIK AN KREYÒL », à l’instar de la version papier, n’est pas une sorte d’OVNI aseptisé évoluant en orbite autour de l’École haïtienne et en dehors des rapports de force et des luttes politiques qui traversent les champs de l’éducation, de l’édition et de la culture. Nombre d’observateurs des domaines de l’éducation, de l’édition et de la culture en Haïti font le lien entre le contexte politique d’élaboration de la version numérique du « LIV INIK AN KREYÒL », l’arrivée du PSUGO dans le paysage éducatif national en 2011, la saga du Fonds national de l’éducation —créé par la loi du 17 août 2017, Le Moniteur, 22 septembre 2017–, et le mode d’exercice du pouvoir depuis onze ans au pays. Il n’est pas fortuit, en effet, que ce soit le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste qui ait mis sur pied les deux vastes escroqueries de pompage financier des finances de l’État que sont le PSUGO et le Fonds national de l’Éducation placé sous la tutelle conjointe du ministère de l’Éducation et du ministère des Finances et qui n’est pas inscrit au budget de l’État.
Au chapitre de la reproduction des mécanismes de la corruption dans le système éducatif haïtien, les enseignants et directeurs d’écoles ont bien noté que dès son retour à la direction du ministère de l’Éducation nationale, le ministre de facto Nesmy Manigat a vite fait de reconduire le décrié PSUGO en dehors de tout audit évaluatif et les médias en ont fait état à travers divers articles. Ainsi, « Dans le cadre du Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (PSUGO) seules les écoles publiques sont autorisées (sauf dérogation formelle du MENFP) à accueillir la nouvelle cohorte en première année fondamentale 2014-2015. Les enfants déjà en cours de scolarisation à travers le PSUGO poursuivent normalement leur parcours d’études » (voir l’article « Nesmy Manigat reprend les rênes du ministère de l’Éducation nationale », Le Nouvelliste, 26 novembre 2021). La décision de reconduire le PSUGO doit être mise en perspective au creux des déclarations antérieures de la « vedette » médiatique du cartel politico-mafieux du PHTK : « Le ministre de l’Éducation nationale, Nesmy Manigat, affirme que les 85 directeurs d’écoles récemment épinglés pour corruption dans le cadre du PSUGO ne représentent qu’une infirme partie des détournements de fonds publics dans le secteur éducatif. » Et sans identifier les mécanismes institutionnels de ces détournements de fonds publics, il a précisé à cette époque que « Plusieurs centaines d’écoles sont impliquées dans ces détournements (…) rappelant que les directeurs corrompus ont des connexions au sein du ministère de l’Éducation » (voir l’article « Important réseau de corruption au sein du PSUGO », Radio Métropole, 13 juillet 2015). Aucun document officiel n’atteste que les directeurs d’écoles épinglés et leurs zélés « correspondants » au sein du ministère de l’Éducation nationale ont été traduits en justice : ils ont certainement bénéficié de l’obscure impunité qui gangrène le corps social haïtien ainsi que les institutions du pays. (Sur le PSUGO, voir notre article « Le système éducatif haïtien à l’épreuve de malversations multiples au PSUGO », Le National, 24 mars 2022 ; voir aussi « Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? (parties I, II et III) – Un processus d’affaiblissement du système éducatif », Ayiti kale je (Akj), AlterPresse, Port-au-Prince, 16 juillet 2014. Voir également sur AlterPresse la série d’articles issus d’enquêtes de terrain, « Le PSUGO, une catastrophe programmée » (parties I à IV), 4 août 2016. Voir également l’article fort bien documenté « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti », par Charles Tardieu, Port-au-Prince, 30 juin 2016. Sur le Fonds national de l’Éducation, voir notre article « L’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne à l’épreuve de l’« État de dealers » guerroyant contre l’« État de droit », Rezonòdwès, 19 janvier 2024.)
Dans l’espace politique de la gouvernance du système éducatif haïtien, le PSUGO et le Fonds national de l’Éducation –vastes structures de dilapidation des caisses de l’État par les ayants-droits de la « rente financière d’État »–, sont des dispositifs qui illustrent amplement la nature réelle du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. Sous les coups de butoir de ce cartel, Haïti est devenue un « État de dealers » au creux d’un système non institutionnel qui n’est pas encadré par des règles de droit hiérarchisées : dans l’Haïti d’aujourd’hui il s’agit d’une configuration où le pouvoir d’État est un pouvoir politico-mafieux lié aux gangs criminels et institué en bandes organisées dans ses différentes variantes : « narco-État », « klepto-État », « État voyou », « État gangstérisé », « État criminalisé », « État prédateur ». Il fonctionne avec en toile de fond l’expansion de la sous culture de l’impunité et la valorisation publique du « banditisme légal » de l’ère Michel Martelly/Laurent Lamothe/Jovenel Moïse/Ariel Henry, à l’aune du démantèlement quasi généralisé de nos institutions républicaines pourtant garanties par la Constitution de 1987. (Sur les caractéristiques de l’« État de dealers » institué par le PHTK néo-duvaliériste, voir l’article de Jhon Picard Byron, enseignant-chercheur à Université d’État d’Haïti : « Haïti : comment sortir de la terreur criminelle et aveugle instaurée par les “bandits légaux” ? », AlterPresse, 29 août 2022 ; voir aussi Laënnec Hurbon : « Pratiques coloniales et banditisme légal en Haïti », Médiapart, 28 juin 2020 ; Frédéric Thomas, enseignant-chercheur à l’Université de Louvain-la-Neuve : « Corruption du pouvoir en Haïti : notre complaisance, leur suffocation », CADTM, 7 septembre 2020. Voir également le reportage amplement documenté intitulé « Haïti : le gouvernement des gangs », Ayibopost, n.d.).
C’est dans un tel contexte, au creux d’une telle configuration du pouvoir politique que la version numérique du « LIV INIK AN KREYÒL » a vu le jour. Dans un pays où le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste n’a aucun véritable projet éducatif dédié aux 3 millions d’élèves de l’École haïtienne, le pouvoir politique élabore son narratif idéologique destiné à le légitimer et pour cela il fait appel à des « techniciens », à des intellectuels « missionnés » pour l’accompagner dans différentes sphères de sa reproduction. À défaut d’être légitime et crédible, le pouvoir PHTKiste a élaboré la stratégie du « faire voir » et du « faire semblant de », stratégie qui passe notamment, dans le domaine de l’éducation, par un discours qui fait la promotion de la « bonne gouvernance », de la « réforme de l’éducation », de l’« équité », de la « promotion du créole » et, comme l’a récemment soutenu le ministre de facto Nesmy Manigat à propos de la version numérique du « LIV INIK AN KREYÒL », qui institue la « révolution sur le chemin de l’équité et de l’inclusion en Haïti ». Ce narratif idéologique, au plus haut niveau d’une institution nationale elle aussi gangrénée par la corruption et le népotisme –le ministère de l’Éducation nationale–, est la « carte de visite » idéale permettant aux agences de la coopération nationale de subventionner grassement et aveuglément un système éducatif en perpétuelle « réforme » (voir nos articles « Financement du système éducatif haïtien : les puissantes institutions internationales alimentent-elles la corruption en Haïti ? », Rezonòdwès, 1er janvier 2024, et « L’aménagement du créole et du français dans l’École haïtienne à l’épreuve de l’« État de dealers » guerroyant contre l’« État de droit », Rezonòdwès, 19 janvier 2024).
Tout compte fait, de la mise en route de la plateforme « PRATIC » destinée à l’enseignement à distance par temps de Covid 19, à la saga de l’Accord du 8 juillet 2015 connu sous l’appellation de « Pwotokòl akò ant ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (Menfp) ak Akademi kreyòl ayisyen (Aka) » puis à l’aventure périlleuse de la version numérique du « LIV INIK AN KREYÒL », nous sommes en présence, au ministère de l’Éducation nationale d’Haïti, d’une gouvernance qui carbure avec constance aux « gadgets » et qui fonctionne impunément au bluff cosmétique dans l’étroite lucarne des réseaux sociaux, dans la presse locale et à l’échelle internationale. Erratique, naviguant à vue et nourrie au petit-lait du « populisme linguistique », cette gouvernance porte en elle de nouveaux échecs dont l’École haïtienne aura du mal à se relever.
Montréal, le 24 février 2024