— Par Selim Lander —
On se souvient des Valeureux, roman d’Albert Cohen (1969) et de ses personnages hauts en couleur, désordonnés mais résilients, comme on dit aujourd’hui. Ou de Molière (presque) mort en scène à l’issue de la quatrième représentation du Malade imaginaire, le 17 février 1673. Jean-Claude Drouot, né en 1938, qui se produit toujours sur les planches, est incontestablement un comédien résilient, et le message qu’il entend faire passer, celui de Jean Jaurès (1859-1914 – voir la photo) normalien, agrégé de philosophie, professeur puis député de Carmaux, laïque, dreyfusard, directeur du quotidien l’Humanité, mérite d’être entendu encore aujourd’hui.
J.-Cl. Drouot, seul en scène, barbu et habillé comme devait l’être son héros, lit des textes fameux du père du socialisme français (il fut l’un des fondateur de Parti socialiste en 1902, de la SFIO trois ans plus tard). Des textes à méditer.
Premier exemple. Né à Castres, Implanté dans le Sud-Ouest, Jaurès tenait chronique au journal toulousain, La Dépêche. Dans une « Lettre aux instituteurs et institutrices » (15 janvier 1888), il fixait ce qui devait être leur premier objectif, en réalité un impératif catégorique : « Il faut d’abord que vous appreniez aux enfants à lire avec une facilité absolue ». Que n’est-il entendu ? Car si c’est bien la première condition pour former des citoyens éclairés, où en sommes nous rendus, à cet égard, plus d’un siècle plus tard ? D’après la dernière enquête PISA (2022), un quart des élèves de quinze ans (quinze ans !) sont sous le niveau 2, celui qui permet « d’acquérir des connaissances et de faire face à des situations pratiques » ! Et les performances des élèves français ne cessent de baisser… Pauvre Jaurès ! Les errements en matière de méthode d’apprentissage, la quasi disparition du par cœur, la baisse de la lecture des livres par la jeunesse (les BD n’étant qu’un bien pauvre substitut), le temps perdu à se noyer dans les écrans et, pour couronner le tout, l’intrusion de plus en plus massive des IA qui pensent à notre place sont autant de raisons de s’inquiéter, d’autant que les constats qui se succèdent depuis des décennies, de plus en plus mauvais, incitent à penser que nous sommes collectivement incapables de redresser la barre. Serait-il d’ailleurs encore temps ?
Autre exemple des textes lus sur le plateau. Jaurès était un adversaire résolu de la peine de mort ; lors des débats sur ce sujet à la Chambre des députés, le 18 novembre 1908, il s’oppose tout d’abord à ceux pour qui les exécutions capitales sont nécessaires et qu’elles le seront toujours : « Fatalité de la guerre et de la haine, fatalité des races, fatalité des servitudes économiques, fatalité du crime et des répressions sauvages, voilà quel est, selon nos contradicteurs, le fondement durable, ou plutôt le fondement éternel, de l’échafaud ».
Selon lui, les criminels ne sont que les victimes des conditions sociales. C’est parce qu’on n’a pas instauré la société juste que des homme se comportent injustement: « C’est pour détourner la part des responsabilités sociales qu’on essaye de dresser l’échafaud ». D’où la conclusion logique : nous sommes tous coupables collectivement des crimes qui entachent notre société. En d’autres termes : « Nous sommes tous solidaires de tous les hommes, même dans le crime ».
Formule frappante mais avec laquelle il est permis de ne pas être entièrement d’accord. Il est vrai que beaucoup de crimes pourraient être évités si la société donnait à chacun son dû. Que l’on pense aux règlements de compte entre dealers, des individus dont on a raté l’éducation à tous les niveaux (familial, scolaire, social) tout en leur proposant des modèles de consommation qui supposent d’importants moyens financiers. Que certains de ces ratés de notre société basculent dans des trafics illicites mais rémunérateurs, voire dans le crime, est dans l’ordre des choses. Mais croire qu’il suffirait d’instaurer une société juste pour que tous les citoyens deviennent doux comme des moutons est une vue de l’esprit. D’abord parce qu’on ne sait pas définir précisément la société juste. Et même si on le savait et qu’on était capable de la mettre en œuvre, tout porte à penser qu’il subsisterait des individus aux penchants criminels. C’était en tout cas le conviction des anarchistes comme Bakounine qui prévoyaient l’ostracisme pour tous ceux qui refuseraient de se plier aux règles communes (1).
Adversaire de la peine de mort, Jaurès était également pacifiste, on le sait. On relève ainsi, dans un discours de distribution des prix prononcé le 30 juillet (30 juillet!) 1903, au lycée d’Albi, le même où il avait enseigné au début de sa carrière, cette sentence remarquable : « L’humanité est maudite si pour faire preuve de courage elle est condamnée à tuer éternellement ». On se souvient que l’engagement pacifiste de Jaurès fut la cause de sa mort, de son assassinat plus exactement à la veille de la guerre de 14. C’est là-dessus que se termine le spectacle : le comédien est figé au fond de la scène, on entend un coup de feu, puis le roulement des canons.
Jean-Claude Drouot (choix des textes, mise en scène, interprétation) : Jean-Jaurès – Une voix, une parole, une conscience. En tournée au Théâtre municipal, Fort-de-France, les 22, 23 et 24 février 2024 à 19h30.
(1) Précision : l’anarchisme n’est pas contre les règles, simplement contre l’État. Concrètement, chez Bakounine, faute de police chaque citoyen est autorisé à exécuter le criminel qui refuserait de quitter la communauté anarchiste. On est bien loin de Jaurès et de ses rêveries rousseauistes.