— Par Selim Lander —
Cette revue d’une qualité exceptionnelle autant par la qualité des auteurs qui enseignent, pour certains, dans les meilleures universités, que par le souci de la forme (format 21,3 x 29,8 cm, typographie soignée, papier glacé indispensable pour les nombreuses reproductions dans le texte en noir et blanc comme pour le cahier en couleur) publiera l’année prochaine son trentième numéro. Éditée à la Martinique sans interruption depuis 1995 à raison d’un numéro par an, toujours sous la houlette de son directeur-fondateur, le professeur Dominique Berthet, elle est organisée chaque fois autour d’un thème principal annoncé sur la couverture, tout en consacrant une part à la mise en lumière de quelques artistes caribéens et aux indispensables recensions.
Le choc chez le regardeur
Le thème du numéro 29 prolonge jusqu’à l’extrême celui du « (dé)plaisir » qui faisait l’objet du numéro 26. La sensation esthétique qui nous émeut jusqu’au tréfonds face à un œuvre (ou un paysage) va en effet bien au-delà du simple plaisir (si elle est positive) ou du déplaisir (si elle est négative). Il y a toutes sortes de chocs et ceux qui concernent l’art ne sont pas tous d’ordre esthétique. Pour s’en tenir à un événement récent, le tableau intitulé Fuck Abstraction de Miriam Cahn, exposé au Palais de Tokyo, a fait scandale parce qu’il montrait une fellation par un enfant, les mains menottées dans le dos, agenouillé devant un adulte. La façon dont ce tableau était peint n’intéressait en aucune manière les personnes qui dénoncèrent son caractère « pédopornographique » (voir l’article de Bruno Péquignot dans ce numéro, p. 35-36). Par ce tableau, la peintre qui entendait dénoncer la violence et provoquer un choc sur les regardeurs a donc parfaitement atteint son but, et même sans doute au-delà si le choc en retour sur le tableau (qui fut maculé de peinture par un visiteur) n’était pas dans ses intentions.
La provocation n’est pas chez les artistes une pratique nouvelle. Elle peut être consciente ou inconsciente. Dans le premier cas, elle participe de leur stratégie de reconnaissance. Elle est quasiment toujours présente chez les artistes contemporains qui ont une visée politique radicale. Dans la tribune du Monde (9-10 avril 2023) publiée en défense au tableau, vingt-six responsables de musées et d’institutions culturelles écrivaient gaillardement : « Plutôt qu’avoir peur de choquer, nous devrions avoir peur de ne pas choquer ». Le choc est ainsi érigé en impératif catégorique chez les « conservateurs » de musée : leurs prédécesseurs doivent se retourner dans leur tombe ! Quant aux artistes contemporains, on comprend l’importance qu’ils attachent au « message » véhiculé par leurs productions, un message dont l’impact doit néanmoins être relativisé.
« Dans un univers où la critique sociale et confinée dans des espaces d’exposition et de représentation, l’art qui doit agir sur la perception des individus est inefficace et semble l’être encore davantage dans une société où le contrôle technique de l’économie mondiale est devenu omnipotent » (André-Louis Paré p. 68).
De fait, ces expositions et ces spectacles drainent un public convaincu d’avance mais qui ne se montre pas pour autant disposé à faire la révolution. Il est intéressant, à ce propos, de noter que les vrais bénéficiaires de l’art sur le plan politique sont les auteurs des contre-chocs, ceux qui réussissent à faire parler d’eux en dehors du cercle des initiés de l’art contemporain : les défenseurs pointilleux de l’enfance dans le cas de Fuck Abstraction, les écologistes qui barbouillent des tableaux célèbres, les chrétiens intégristes qui ont fait interdire le film La Dernière tentation du Christ de Martin Scorcese, etc.
Parmi les exemples de scandales récents, on se souvient encore du tollé provoqué au Musée d’Art Contemporain de Lyon par la projection de Printemps, la vidéo (2013) d’Adel Abdessemed montrant des poulets vivants pendus par les pattes, en train de brûler. Or des cas comme Fuck Abstraction et Printemps soulèvent un paradoxe supplémentaire. Les artistes dont les œuvres sont dégradées ou retirées sous la pression de l’opinion (1) se sont indignés qu’on ne les ait pas compris : leurs œuvres, disent-ils, ne montrent la violence (contre des enfants, des animaux, etc.) que pour la dénoncer ; ils fustigent le public obscurantiste qui crie au scandale alors que leurs buts sont les mêmes. Ces artistes ne devraient-ils pas plutôt se féliciter du renfort apporté à leur cause commune par un public récalcitrant ?
Pour mémoire et avant de clore ce chapitre, il est difficile de penser qu’un artiste comme Paul McCarthy (son cas n’est pas unique) ne cherchait pas délibérément le scandale dans le seul but d’accroître sa notoriété, en exposant une œuvre comme Tree (Paris, 2014), dont l’intérêt artistique, ou même idéologique, est par ailleurs bien difficile à percevoir.
La stratégie du choc ne peut que s’user. À force de voir des œuvres provocantes, le public se blase. Pour continuer à choquer, il faut frapper très fort. Une scène de l’œil découpé au rasoir dans Un Chien andalou (1929) de Bunuel-Dali fait toujours de l’effet (voir l’article de Dominique Chateau, p. 28). Sophie Ravion d’Inginianni relate pour sa part combien les performances de l’artiste cubain Carlos Martiel (qui se mutile en public) sont traumatisantes même pour une spectatrice aussi averti qu’elle-même (p. 143 sq.). On notera qu’il s’agit dans ces deux cas d’atteintes directes (pas seulement représentées) à l’anatomie. Au choc reçu par le performeur ou l’animal blessé répond alors celui subi par le regardeur.
D’autres œuvres produisent un premier choc esthétique puis laissent une impression durable quand on les revoit, sans nouveaux chocs. On a pu ainsi, à la suite de Valéry, opposer à « l’état contemplatif, au bonheur stationnaire » des œuvres de l’art ancien les « valeurs de choc » (sic) prisées des modernes (Léonard et les philosophes, 1929 ; cité p. 22). Une dichotomie sans doute trop simplificatrice, de même que celle établie par Walter Benjamin entre Erfahrung, la démarche fondée sur la tradition et Erlebdnis, celle associée à l’expérience vécue (Sur quelques thèmes baudelairiens, 1939, cité p. 64). Les œuvres modernes, celles des révolutions successives de l’art ne sont pas les seules capables de choquer. Ce numéro de Recherches en Esthétique donne ainsi l’exemple d’une statue antique représentant le prêtre troyen Laocoon qui crie la bouche entre-ouverte, d’une manière jugée déplacée par certains commentateurs (p. 43). Et de nos jours, on ne compte plus les statues déboulonnées, voire fracassées (3) ni les tableaux retirés des musées sous la pression des protestataires « woke » .
Le trauma inaugural
Si le regardeur est susceptible d’être choqué, voire traumatisé par une œuvre, à l’inverse de nombreuses œuvres naissent d’un traumatisme subi par leur créateur. Ce numéro en apporte plusieurs témoignages, comme celui de René Passeron qui se mit à produire des tableaux à partir de pare-brises cassés, à la suite de l’accident d’automobile qui avait défiguré sa petite-fille. Il est en outre difficile de croire qu’un terrible traumatisme personnel n’est pas à l’origine des pratiques quasi-suicidaires d’un Carlos Martiel, même si ce dernier semble vouloir le garder caché et ne fait part que de ses intentions politiques.
Le choc dans la fabrication de l’œuvre
Dernière sorte de choc, celui qui survient pendant que l’œuvre est en cours d’élaboration. Le rôle du « hasard dans l’art » a déjà été l’objet de nombreux développement dans un numéro précédent de Recherches en Esthétique (4). Le choc est par nature plus fort que le hasard ou les accidents qui accompagnent tous les jours l’artiste dans sa création. François Soulages donne un exemple emblématique de « choc créateur » (p. 55), celui de Kandinsky découvrant la non-figuration après s’être trouvé confronté à une de ses toiles, figurative, qu’il ne reconnaissait pas parce qu’elle se présentait à l’envers. Aujourd’hui, de nombreux artistes introduisent volontairement des chocs dans leurs images animées ou non. Ainsi le même François Soulages distingue-t-il chez les vidéastes « le choc-friction » et le « choc-chaos » (p. 56-57). Le choc-chaos, plus fort que le précédent, est d’abord présent chez le créateur puis dans son œuvre avant d’être transmis à un récepteur suffisamment réceptif. A ce propos, on peut regretter que les films d’horreur, paradigmatiques en matière de choc (on ne pense pas ici au Chien andalou) et leurs spectateurs ne soient pas envisagés dans cet article (5).
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Le très riche numéro 29 de Recherches en Esthétique (qui ne se distingue nullement à cet égard des précédents) contient vingt-deux articles répartis en quatre parties (Approches du choc ; Expressions et réception du choc ; Art et choc en Caraïbes ; Entretiens d’artistes). Autant dire que le présent article ne visait rien de plus que d’en donner un avant-goût, assaisonné de quelques remarques personnelles.
« Le choc », Recherches en Esthétique, n° 29, janvier 2024, Fort-de-France, Association des amis du CEREAP, 220 p., 23 €.
PS : En lien avec le thème du choc une exposition se tient à la Martinique, rassemblant des œuvres de Victor Anicet, Martine Baker (qui a réalisé la céramique, « Le cri d’ébène », 2013, reproduite en tête de cet article), Julie Bessard, Johann Capgras, Gwladys Gambie, Rodrigue Glombard, Marie Gauthier, Norville Guirouard-Aizée, Hugues Henri, Hamideh Hosseini, Louisa Marajo, Raymond Médélice, Christophe Mert, Ricardo Ozier-Lafontaine. Commissariat : Dominique Berthet. Créole Art Café, Saint-Pierre, du 5 février au 16 mars 2024.
(1) Printemps (en honneur aux « printemps arabes ») a été retiré sous la pression des contestataires de l’exposition « Adel Abdessemed l’Antidote » au MAC-Lyon en 2018. Au dire d’Abdessemed, les poulets n’auraient été soumis au feu que « pendant 3 secondes et sous le contrôle strict des techniciens et de l’artiste pour éviter toute souffrance ». Faut-il rappeler que cette performance et plus encore celle où Abdessemed se livre lui-même aux flammes (Je suis innocent, 2012) sont transposées, dans un but satyrique, dans le film The Square de Ruben Östlund (2017) où l’on fait « exploser » d’une petite fille ?
(2) Un « public » qui n’a souvent jamais pris la peine d’aller voir l’œuvre, le scandale se nourrissant de lui-même.
(3) Par exemple, à la Martinique, la statue du fondateur de la colonie, Pierre Belain d’Esnambuc, celle de l’impératrice Joséphine, et, pour faire bonne mesure, deux statues de l’abolitionniste Victor Schoelcher ! Cf. https://mondesfrancophones.com/tribunes/anatomie-du-vandalisme-martiniquais/
(4) « Le hasard dans l’art », Recherches en Esthétique n° 22, 2017.
(5) On dira que ces spectateurs et leurs divertissements n’ont a priori rien à voir avec Recherches en Esthétique, revue centrée sur l’art contemporain pris dans une acception plutôt restrictive. Pour l’anecdote, selon une étude américaine, les amateurs de films d’horreur auraient un QI de 30 % inférieur à la moyenne !