— par Janine Bailly —
Une réflexion vivante sur nos rapports à l’art. Une ode à la musique et à l’amitié.
L’œuvre de Jean-François Sivadier – qu’il mette en scène ce que l’on nomme “les grands textes”, Molière, Brecht, Ibsen…, ou qu’il soit comme pour le spectacle Sentinelles tout à la fois auteur, metteur en scène et scénographe – témoigne de la diversité du théâtre d’aujourd’hui, de sa force à dire le monde, dans son éternité autant que dans sa contemporanéité. Dire ici ce qui lie ou délie les êtres, accorde ou désaccorde les hommes. Sonder le mystère des âmes. Débusquer de nos sentiments le durable et l’éphémère. Et s’interroger, toujours, sur le sens d’une pratique artistique, quelle qu’elle soit : derrière la musique, enjeu de ce spectacle, le théâtre se tient, dit le dramaturge, la musique étant son « masque », et d’ailleurs « la langue partagée par les acteurs devient assez rapidement une partition ».
Jean-François Sivadier confie avoir trouvé l’inspiration auprès du dramaturge autrichien Thomas Bernhard, qui dans son roman Le Naufragé suivait, en 1983, la trajectoire de trois jeunes pianistes prometteurs, et l’un d’eux – figure de Glenn Gould – y apparaissait sous les traits d’un génie responsable de la mort, artistique ou réelle, de ses camarades. Sentinelles met pareillement en scène trois talentueux interprètes, dissemblables et complémentaires, qui un jour, pour des raisons un peu mystérieuses, se sépareront après avoir été intimement liés dans un parcours commun d’études et de vie. Deux d’entre eux s’affirment comme virtuoses : Swan (Samy Zerrouki), confiant en la force d’une émotion supérieure à la pensée, croit que la beauté de l’art peut changer le monde ; Raphaël (Julien Romeland), qui nous conte la vie tumultueuse de Chostakovitch persécuté par le pouvoir soviétique, qui prend ardemment sa défense, accorde à la musique une portée politique. Le troisième, Mathis, (Vincent Guédon) est le pur génie de l’histoire, celui pour qui, nous dit Sivadier, l’art est « une histoire personnelle, intérieure, introspective ». Mathis, ou “l’art pour l’art” !
Entre ces trois protagonistes, d’abord unis de façon indéfectible comme on croit l’être à l’adolescence, élèves d’une même école et du même grand maître, concurrents du même concours et devenus musiciens confirmés, se noue une conversation au rythme soutenu, débridé et musical, sans véritables pauses. Il sera ici parlé des compositeurs qu’ils aiment, défendent ou stigmatisent – quel brio dans cette controverse sur Mozart ! Ils confronteront, solidaires et pourtant solitaires, leur façon de pratiquer leur art et d’être en scène, leur rapport au public, les raisons pour lesquelles ils jouent. Ils nous diront la fraternité qui unit et la différence qui sépare, l’admiration ou la jalousie qu’à l’autre on accorde. La jalousie destructrice d’une mère aussi, qui découvre chez son fils un talent supérieur au sien, et pour cela se détourne de lui. Le chagrin d’amour encore, de l’amoureux qui, composant une œuvre pour sa bien-aimée, se verra par elle rejeté !
S’il nous est donné dans Sentinelles davantage à entendre qu’à voir – encore que la lumière joue son rôle, qui structure des silhouettes, met en relief les mains, en particulier dans ce moment où les trois comédiens les superposent –, nous sommes volontiers captifs de cette parole, vivace, rapide, enjouée, une parole que la passion rend parfois agressive et violente, qui rebondit et tournoie de l’un à l’autre, se déverse comme un orage, une symphonie sur nos têtes. Outre les voix et la bande-son, les corps sont sollicités, chacun dans une chorégraphie qui lui est particulière mimant ce que serait une interprétation virtuose sur les pianos, par force absents du plateau. De ces échanges fiévreux, qui parfois nécessiteraient, pour être pleinement savourés, une connaissance en la matière plus approfondie que la mienne, Sivadier dit qu’ils devraient « contaminer le public », un public que les comédiens, par des questions posées, font entrer dans le jeu : « Vivaldi ou Chostakovitch ? – Vivaldi – Quelle saison ? – Le printemps… », etc.
Et s’il garde bien comme fil conducteur la musique, si l’on peut entendre au cours du spectacle du Mozart, du Bach, du Chopin ou du Chostakovitch, le dramaturge a élargi son propos, au cinéma par exemple : Raphaël narre l’aventure du film d’Einsenstein, Le Cuirassé Potemkine. Mathis décrit la séquence où s’effacent, dans le Fellini Roma de Federico, les fresques de la villa romaine découverte par les ouvriers occupés à creuser les tunnels du métro, et plus tard cette séquence nous sera projetée en fond de scène. Ce qui permet de nous poser cette question : « Alors voilà. Vous savez qu’une œuvre d’art, unique au monde et que personne n’a jamais vue, se trouve derrière une porte. Si vous ouvrez la porte, l’œuvre, en quelques secondes, disparaîtra pour toujours. Si vous n’ouvrez pas la porte, l’œuvre existera pour toujours, mais personne ne la verra jamais. Qu’est-ce que vous faites ? ». De l’importance de notre regard sur les choses…
Mais pourquoi le titre Sentinelles ? Interrogé, Sivadier répond : « Parce qu’une sentinelle, c’est quelqu’un qui se tient sur une frontière entre deux espaces… Voilà, une sentinelle, c’est quelqu’un d’immobile entre deux espaces. Ça me semblait une façon de parler de la figure de l’artiste ». La figure est d’abord celle de Mathis, qui se tient debout sur la frontière, face au pays de la musique, ce pays à conquérir, « ce territoire infini et fantastique »..
Rennes, le 22 janvier 2024