—Par Dominique Berthet—
L’annonce de la disparition inattendue, d’Alexandre Cadet-Petit a consterné ses nombreux amis. Enfant des Terres Sainville, c’est dans son atelier rue Jules Monnerot qu’il a été retrouvé sans vie le 13 janvier dernier. Au cours de nos fréquentes conversations, il évoquait souvent son enfance dans ce quartier populaire. Il en parla d’ailleurs lors d’un colloque que j’avais organisé en 2007 sur « L’art dans sa relation au lieu ». Il racontait qu’il avait quatre ans lorsque son père est décédé aux Terres Sainville. Il ajoutait : « Aussi loin que je me souvienne, je suis très vite devenu l’homme du lieu maison, un enfant éveillé et curieux dans un univers féminin : une mère et deux sœurs qui me bourrent d’attention. Il me semble que pour elles, je n’étais qu’un fragile bonbon en boîte, peut-être “pour ne pas que celui-là aussi s’en aille”. La pression du “s’en aille” est d’ailleurs si forte que très vite je griffonne, peins, démonte, fabrique, grimpe, répare, polis, cloue. Et puisque tout le monde voit qu’il ne part pas, mon parrain m’offre ma première boîte à outils vers six ou sept ans […] »1. C’est à 68 ans qu’Alexandre s’en est allé, après avoir exploré les voies, entre autres, du journalisme, de la pratique artistique, du commissariat d’exposition et de l’écriture.
Après un engagement dans l’armée, après l’obtention du Diplôme National Supérieur des Beaux-Arts de Paris, Alexandre regagne la Martinique où il fait du théâtre, devient concepteur, graphiste, rédacteur, illustrateur. Puis il fonde en 1981 le magazine Fouyaya, mensuel de bande dessinée satirique qui eut un grand succès. Cette aventure dura jusqu’en 1997. Parallèlement, il écrit en 1989 le scénario de Yoka, premier feuilleton antillais, il travaille en 1991 et 1992 à RFO Martinique où il produit et présente l’émission Select tango, il réalise en 1993 un documentaire télé-vidéo De l’enfer vert à la matière grise. En 1996, il écrit les six premiers scénarios d’une série télé diffusée, sur ATV Martinique, Tranche de vie.
Pour ce qui est de sa pratique artistique, Alexandre exposa depuis 1978 en Martinique, en Guadeloupe et en France. Je retiendrai en particulier le travail qu’il mena avec Monique Monteil entre 1996 et 2004 en raison de la singularité de la démarche et de la prouesse technique des réalisations. En germe depuis 1996, une idée pour le moins audacieuse prit forme en avril 1998, à l’occasion de la commémoration du150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage en Martinique. Il s’agissait pour ce duo de trouver le moyen d’exprimer symboliquement l’idée de liberté en évitant les clichés, les représentations symboliques ou anecdotiques. Ils ont alors eu l’idée surprenante de scier le revêtement routier et de dresser verticalement des morceaux de celui-ci. Détournés de leur fonction utilitaire, l’espace comme le matériau étaient libérés. L’idée pouvait sembler a priori irréalisable. Il s’agissait en effet de transformer le mou en corps dur, l’informe en forme, la surface plane en volume. Ce qui semblait impossible, grâce au concours d’un ingénieur, put se concrétiser, donnant lieu en 1998 au découpage et à la mise à la verticale d’une portion de chaussée dans la ville de Rivière Salée. Plus impressionnante encore, en 1999, à l’Opéra de Lyon, sur le thème de « L’exode », la réalisation de sculptures de plusieurs tonnes. Certaines de ces œuvres furent exposées à Kuala Lumpur, en Malaisie, à l’occasion du XXIe Congrès mondial de la route qui rassemblait 65 pays.
D’autres chantiers artistiques furent ensuite organisés par ces deux plasticiens: en 2000, « Quelle place pour le vivant ? », à l’Institut Régional d’Art Visuel de la Martinique ; en 2001, « Parfum d’asphalte », série de chantiers consistant à se réapproprier certains lieux de Fort-de-France avec une pratique plus directement sociale puisque durant six mois, quinze chômeurs furent impliqués dans ces actions artistiques ; ou encore la grande installation intitulée « Le radeau de la méduse » sur la Savane de Fort-de-France, la même année. Ces chantiers artistiques furent autant de réaménagements du paysage urbain, de transformations de l’espace en œuvre et d’occasions de rencontres. Réalisés en plein air devant le public, ces chantiers étaient des invitations à la participation de la population dans le cours du processus. Il s’agissait, pour reprendre la formule d’Alexandre, d’un « effort collectif coordonné »2. Cette pratique qui intègre l’autre dans sa diversité, qui prenait toute sa dimension dans l’intervention et la participation du passant, du non-artiste, renvoyait à ce qu’Alexandre appelait « l’esthétique du coumbite », c’est-à-dire du faire ensemble. Ces derniers mois, il s’était beaucoup investi dans la préparation de l’exposition « Le vivant » avec Henri Tauliaut et Michel Pétris, qui fut réalisée à Fonds Saint-Jacques, en octobre 2013.
Alexandre avait également participé depuis 2001, à mon invitation, à l’ensemble des expositions du CEREAP3, dont la dernière, en avril-mai 2013, à « la Cour des arts » du Campus Caraïbéen des Arts, avec une installation intitulée Transgression des transgressions de la mort. Il était un fidèle de toutes les manifestations du CEREAP, participant aux conférences, aux colloques, et publiant des articles dans l’organe éditorial de ce centre de recherche Recherches en Esthétique. La disparition d’Alexandre créera également un grand vide dans le débat des idées auquel il aimait participer.
Outre ce versant de la création, Alexandre s’était aussi impliqué dans l’organisation de deux expositions d’envergure, dont il fut le commissaire général, des œuvres de l’artiste cubain Wifredo Lam. L’une en Martinique en 2002 au Conseil Régional, « Testaments intimes », l’autre en Guadeloupe en 2004, à l’Artchipel, à Basse-Terre, « Wifredo Lam, l’urgence poétique ». Ainsi le public des deux îles put, grâce à lui, accéder pour la première fois à de nombreuses œuvres de cet artiste majeur de la Caraïbe. Ces expositions furent accompagnées de deux colloques auxquels Alexandre m’avait fait l’amitié de m’associer, me demandant d’intervenir dans chacun d’eux. Le colloque de Martinique avait rassemblé une importante délégation cubaine et celui de Guadeloupe avait permis de réunir entre autres Alain Jouffroy et Eskil Lam. Deux catalogues furent également publiés à ces occasions.
Pour terminer cette brève présentation des activités d’Alexandre, évoquons son travail d’écriture. En 2008, il publiait un roman au titre énigmatique La femme, un roman de plus de 69 pages. Suite à l’organisation des deux expositions sur Wifredo Lam, il travailla à un carnet de voyage. Lauréat en 2010 d’une bourse des Missions Stendhal de Culturesfrance, il put terminer cet ouvrage, non encore publié, ayant pour titre Wifredo Lam à trois centimètres de la terre. Cette même année, il fut aussi recruté en tant qu’artiste, comme chargé de cours à l’Université des Antilles et de la Guyane, dans le cadre du master Arts caribéens et promotion culturelle. Depuis plusieurs années Alexandre me parlait également d’un roman sur lequel il travaillait, qui était centré sur la figure de Pierre-Just Marny, incarcéré depuis 1963 et décédé dans sa cellule de la prison de Ducos 2011. Ce roman historique, non encore publié, porte le titre La panthère noire.
Alexandre avait choisi la liberté plutôt que le confort. Sa vie fut parfois, précisément, inconfortable, mais c’était un choix assumé. L’indépendance était à ce prix. Son existence fut un combat permanent. Il était tout à la fois pétillant, vif, radical, chaleureux, intarissable. Les discussions avec lui étaient souvent passionnées. Son esprit critique était constamment en éveil et s’affirmait dès que de besoin. C’est ainsi que nous l’aimions et c’est ce qui va nous manquer. Salut l’artiste.
1 Alexandre Cadet-Petit, « Sawfé ? Mwen la », L’art dans sa relation au lieu, Dominique Berthet (dir.), Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2012, p. 166.
2 « L’esthétique de l’agir », Recherches en Esthétique, n° 7, « Marge(s) et périphérie(s) », 2001, p. 111.
3 Centre d’Études et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques