—Par Selim Lander—
Pour les lecteurs de Madinin’art qui n’auraient pas vu la pièce de Brecht présentée la semaine dernière au Théâtre municipal, c’est bien de Sainte Jeanne des Abattoirs qu’il sera question ici. Les ravages du capitalisme sauvage, plus particulièrement dans sa version mafieuse du Chicago des années vingt sont bien connus. Ils l’étaient certes moins quand Brecht écrivit sa pièce, en 1931 ; celle-ci possédait donc incontestablement à l’origine une force politique hélas disparue. Qui pourrait en effet se montrer encore naïf à l’heure de la mondialisation, des délocalisations et des paradis fiscaux, à l’égard d’un capitalisme qui affiche désormais son cynisme sans la moindre vergogne ? Cela étant, c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleurs onguents, paraît-il, ce qui signifie en l’occurrence que les sujets ne sont jamais démodés au théâtre. Il n’en va pas de même de la manière de les traiter, et bien que le signataire de ces lignes n’ignore pas que nombreux sont ceux qui voient dans Brecht un auteur génial et au génie indémodable, il considère pour sa modeste part que si Brecht fut un auteur incontestablement important, qui a marqué l’histoire du théâtre, la plupart de ses pièces sont au contraire démodées. Faiblesse de l’intrigue, schématisme des caractères, platitude des dialogues en dépit de quelques saillies : tout cela peut difficilement faire un bon spectacle… à moins que ce dernier ne se révèle l’événement proprement spectaculaire qui peut faire de n’importe quel argument, même le plus ténu, un succès.
A cet égard, il faut tirer son chapeau à Irène Favier qui signe la mise en scène, ainsi qu’aux huit comédiens, pour ce qu’ils ont su faire du texte de Brecht. Le parti de tirer la pièce vers la farce fonctionne bien ; il était au demeurant sans doute le seul possible aujourd’hui. La performance de Marie-Line Vergnaux, qui interprète Mauler, le magna des abattoirs, est particulièrement remarquable : elle possède un réel talent de clown qui fait merveille chaque fois que son personnage est en scène. Les autres comédiens se détachent moins d’une troupe – « Les Éhontés » (sic) – dans l’ensemble homogène. Jessica Berthe apporte au rôle de Jeanne la fragilité qui convient au personnage mais elle se trouve contrainte – à moins de dénaturer complètement le sens de la pièce – de jouer sur un registre plus dramatique que les autres, ce qui crée un décalage qui ne lui est pas favorable. Les interruptions d’une cantatrice (dont il ne s’agit pas ici de contester le talent) introduisent un autre décalage avec la tonalité générale de la pièce, dont on aurait pu se dispenser. Il y a également un musicien (batterie) dont le rôle se révèle plus décoratif qu’autre chose. Enfin, pour rester dans la critique critique – et celle qui suit est récurrente – les comédiens adoptent trop souvent le phrasé « moderne » où les cris ne compensent pas les défauts d’articulation. Tel n’est pas le cas, néanmoins, de la comédienne chargée du rôle de narratrice, ou de meneuse de revue, qui fait preuve de toute l’autorité nécessaire et se fait parfaitement entendre.
Parmi les éléments qui concourent au succès de cette pièce, à défaut de la scénographie réduite à presque rien, il faut mentionner les costumes, austères, dans le style de l’époque de la pièce, et les maquillages parfaitement en adéquation avec une mise en scène qui joue sur la tromperie, les faux semblants, les masques, obéissant ainsi à sa manière au credo de la distanciation brechtienne. Il convient également de saluer le réglage des mouvements d’ensemble : les huit comédiens (qui endossent successivement des rôles différents) parviennent à occuper simultanément l’espace scénique en restant tous intéressants pour le spectateur, lequel prend plaisir à focaliser son attention tantôt sur l’un tantôt sur l’autre, indépendamment du texte qu’il est ou n’est pas en train de dire.
En tournée au Théâtre de Fort-de-France les 16, 17 et 18 janvier 2014.