— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue
Depuis quelques années, le mois d’octobre est consacré à la célébration de la langue et des cultures créoles dans toutes les aires géographiques regroupant des locuteurs créolophones. Des instances gouvernementales, des associations culturelles et des individus interviennent sur des sujets en lien avec le créole, son histoire, son enseignement et ses défis. Ainsi, à Montréal, le KEPKAA (Komite entènasyonal pou pwomosyon kreyòl ak alfabetisasyon) a organisé différentes activités ciblées, notamment sa deuxième Foire du livre Québec-Caraïbes-Océan Indien qui a eu lieu le 22 octobre 2023 dans le magnifique édifice du Conseil des arts de Montréal. Aux États-Unis, au Center for Latin American & Caribbean Studies de Duke University, la célébration s’est déroulée le 27 octobre 2023 sur le thème « Our language, Our voice » / « Lang nou, vwa nou ». Le linguiste haïtien Jacques Pierre, cheville ouvrière de cette activité, a eu l’excellente idée d’inviter le romancier et lexicographe martiniquais Raphaël Confiant à titre de conférencier de l’événement. Rattaché à la structure de recherche « Haiti Lab » de Duke University, Jacques Pierre est l’auteur de la traduction créole de la Déclaration d’indépendance d’Haïti parue dans la revue Journal of Haitian Studies (vol. 17 no 2, automne 2011).
En Haïti, l’Akademi kreyòl ayisyen (AKA) a célébré de son côté, le 26 octobre 2023, la Journée internationale de la langue créole autour d’un thème surprenant et abscons : « Lang kreyòl ayisyen an yon zouti pou devlopman dirab » (Le National, 31 octobre 2023). Le créole serait donc, aux yeux de l’Académie créole, « yon zouti pou devlopman dirab », un « outil pour le développement durable » ? Avec cette nouvelle grande « trouvaille épistémologique », l’Akademi kreyòl ayisyen vient de franchir une nouvelle étape dans les rêches filets de l’enfermement idéologique : l’étape de la sanctuarisation de la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget » –loin, très loin de la vision constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti. Il y a donc lieu, après avoir établi la cartographie de la notion de « développement durable », d’examiner le dispositif idéologique de cette « pensée lamayòt » promue par l’Akademi kreyòl ayisyen.
Que signifie le terme « développement durable » ? Sur le site Web du ministère de l’Environnement du Québec, le terme « développement durable » est défini comme suit : « L’expression sustainable development, traduite de l’anglais par « développement durable », apparaît pour la première fois en 1980 dans la Stratégie mondiale de la conservation, une publication de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Quelques années plus tard, elle se répandra dans la foulée de la publication, en 1987, du rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, Notre avenir à tous (aussi appelé rapport Brundtland, du nom de la présidente de la commission, Mme Gro Harlem Brundtland). C’est de ce rapport qu’est extraite la définition reconnue aujourd’hui : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». La même définition figure sur le site Web officiel du gouvernement fédéral canadien qui la complète de la manière suivante : « Il s’agit d’une approche de la croissance qui tient compte de l’incidence des politiques, des programmes et des opérations sur la prospérité économique, la qualité de l’environnement et le bien-être social ».
Termium Plus, la banque de données terminologiques du Bureau de la traduction du gouvernement fédéral canadien, consigne la même définition que celle du ministère de l’environnement du Québec. Termium Plus précise de surcroît que le terme « développement durable » a été normalisé par deux commissions distinctes de terminologie et qu’il appartient aux domaines suivants : coopération et développement économiques, gestion environnementale, économie agricole, sociologie économique et industrielle. Pour sa part, la Grand dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française consigne la même définition générique du terme « développement durable » précédemment citée. Le GDT note que le terme « développement durable » a été retenu par le Bureau de normalisation du Québec (BNQ) en 2011 et qu’il a été officiellement recommandé par la Commission d’enrichissement de la langue française (France).
Au terme d’une ample recherche documentaire, il est attesté qu’aucune institution d’aménagement linguistique à l’échelle internationale, aucune institution du domaine de la terminologie, aucun document terminologique n’établit un quelconque lien –comme l’a aventureusement fait l’Akademi kreyòl ayisyen–, entre la notion de « développement durable » et la langue qui, selon l’AKA, serait un « outil de développement durable ». Et tel que mentionné plus haut, les domaines génériques d’emploi spécialisé de la notion de « développement durable » n’ont rien à voir avec la linguistique. Ils n’ont rien à voir non plus avec la créolistique ou avec l’aménagement du créole : ces domaines sont respectivement la coopération et le développement économiques, la gestion environnementale, l’économie agricole et la sociologie économique et industrielle.
Dans la documentation spécialisée traitant du « développement durable », les mécanismes de sa mise en œuvre relèvent des politiques de coopération entre les États, à savoir la « Politique internationale du développement durable et les ODD [Objectifs du développement durable] ». En clair, « Les ODD s’inscrivent ainsi dans cette nouvelle optique et représentent une nouvelle tendance de la gouvernance internationale qui se focalise sur leur nature non contraignante et détachée du système légal international tout en laissant une liberté d’interprétation et d’adaptation aux pays s’étant engagés dans cette démarche. Les ODD représentent aussi une nouvelle vision du développement durable, une vision où toutes les parties sont prenantes dans la transition vers un monde où tous les besoins et droits de base sont assurés et les modes de production et de consommation respectent la capacité de la planète. Cette approche a aussi l’avantage d’être compatible avec une plus grande inclusivité à travers l’implication de toutes les parties dans le processus de détermination des objectifs nationaux (Biermann et al., 2017) » / Voir Anass Ziad, « Mise en œuvre des objectifs de développement durable : progrès à réaliser et obstacles à surmonter », mémoire de maîtrise en Environnement, Universisté de Sherbrooke, 2018).
Comment comprendre que l’Akademi kreyòl ayisyen ait choisi, pour l’édition 2023 du mois du créole, l’absconse et nébuleuse thématique « Lang kreyòl ayisyen an yon zouti pou devlopman dirab » (Le National, 31 octobre 2023) ?
La réponse à cette question s’éclaire sur différents registres qui, pour l’essentiel, ressortent des errements idéologiques répétitifs de la micro-structure hors sol qu’est l’Akademi kreyòl ayisyen dirigée dès sa fondation en 2014 par un pasteur protestant et ensuite par un évêque catholique, Pierre André Pierre. Le premier président de l’AKA était le pasteur Pauris Jean-Baptiste, l’actuel président est le pasteur-linguiste Rogeda Dorcil, qui dirige une église évangélique, l’Église chrétienne de l’unité à Fort-Jacques/Fermathe et, à Pétion-Ville, l’Institut de théologie évangélique. Mais il serait toutefois excessif et inexact de prétendre que l’AKA, dirigée dès sa création et encore aujourd’hui par des hommes d’église, soit une secte religieuse.
L’Akademi kreyòl ayisyen entre le rêve d’exister et l’allégorie d’un greffon avorté…
De manière plus essentielle, il est amplement attesté que l’Akademi kreyòl ayisyen, prématurément créée par la Loi du 7 avril 2014 et qui s’avère être une micro-structure hors sol, n’a aucune incidence mesurable sur la situation linguistique d’Haïti (voir notre article « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) », Le National, 18 janvier 2022 ; voir aussi notre texte « Pour une Académie créole régie par une loi fondatrice d’aménagement linguistique », Rezonòdwès, 30 novembre 2014). L’Akademi kreyòl ayisyen, faut-il encore le rappeler, n’est pas une institution d’aménagement linguistique créée en conformité avec la Constitution haïtienne de 1987 qui, en son article 5, co-officialise les deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français. La Loi du 7 avril 2014 ne l’a dotée d’aucun pouvoir exécutif : elle est une institution « déclarative » vouée à émettre des « avis » et des « recommandations » non contraignantes pour l’État et ses institutions. En raison précisément de sa nature essentiellement « déclarative », l’Akademi kreyòl ayisyen « fonctionne à l’idéologie » et non pas sur la base des sciences du langage et d’une vision constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti. C’est rigoureusement en cela que l’AKA produit et promeut la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget » : il s’agit d’une pensée chétive, intellectuellement limitée à la répétition catéchétique de slogans-gadgets divers qui tiennent lieu d’analyse en l’absence de véritables capacités d’analyse. Par exemple, l’AKA introduit quelques fois dans ses slogans le terme « droits linguistiques » sans avoir produit, de 2014 à 2023, la moindre réflexion analytique sur la problématique des droits linguistiques en Haïti qui font partie intégrante du grand ensemble des droits citoyens visés par la Constitution de 1987. De 2014 à 2023, l’Académie créole n’a produit aucun document de portée jurilinguistique traitant du droit constitutionnel à la langue maternelle créole dans l’École haïtienne. Et lorsqu’elle se retrouve accidentellement sur ce terrain, notamment durant le colloque sur « les droits linguistiques des enfants en Haïti » qu’elle a organisé le 16 septembre 2016, elle verse dans la plus totale confusion et soutient que les écoliers haïtiens auraient des droits linguistiques « particuliers » –ce qui implique qu’il y aurait en Haïti non pas des droits linguistiques universels mais plutôt des « droits linguistiques à la carte » : droits linguistiques des boulangers, des chauffeurs de taxi, des chimistes, des agronomes, des écoliers, etc. (voir l’article « L’Akademi kreyòl ayisyen plaide pour le respect des droits linguistiques des enfants en Haïti », Le National, 14 septembre 2016 ; voir aussi notre article « Les « droits linguistiques des enfants » en Haïti : mal-vision et aberration conceptuelle à l’Akademi kreyòl ayisyen », Potomitan, 20 septembre 2016).
Le fait maintes fois constaté du « fonctionnement à l’idéologie » à l’AKA éclaire et explique que cette micro-structure tangue et valse entre sa nature « déclarative » qui la voue à émettre des « avis » et des « recommandations » non contraignantes et la tentation –irréaliste et improductive–, d’agir en tant qu’intervenant et agent de changement linguistique. Cette réalité se donne à mesurer entre autres à l’aune de l’« Accord du 8 juillet 2015 » signé entre l’AKA et le ministère de l’Éducation nationale.
L’objectif principal de cet accord est ainsi libellé : « Atik 1. Dokiman sa a se yon Pwotokòl akò ki angaje ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (MENFP) ak Akademi kreyòl ayisyen an (AKA) sou fason pou yo kalobore pou pèmèt lang kreyòl la sèvi nan tout nivo anndan sistèm edikatif ayisyen an ak nan administrasyon MENFP. » À bien comprendre cet objectif, on constate qu’il y a ici encore confusion entre la nature déclarative de l’Académie créole et ses prétentions exécutives : il s’agit de « permettre » l’utilisation de la langue créole à tous les niveaux du système éducatif et dans l’administration du ministère de l’Éducation –et non pas de rendre son usage obligatoire et d’encadrer pareil usage au plan didactique et juridique. La mesure annoncée n’est nullement contraignante ni mesurable, aucun règlement d’application n’ayant prévu les mécanismes de sa mise en œuvre pour laquelle d’ailleurs l’Académie créole n’a aucune ressource professionnelle permanente et de haute qualité, aucune infrastructure logistique destinée à en asseoir la mise en oeuvre et à en mesurer l’effectivité. Manifestement il s’est agi d’un accord cosmétique qui n’a produit aucun résultat mesurable attesté par un bilan public de 2015 à 2023. Plus tard, réveillée ponctuellement de son coma, l’Académie créole a procédé à un tir groupé, « piman bouk », en direction du ministère de l’Éducation nationale en ces termes : « Leurs flèches se sont aussi dirigées contre le ministère de l’Éducation nationale. Le problème linguistique en milieu scolaire, en abordant ce point avec un peu d’énervement, les académiciens estiment que le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) méprise et néglige l’apprentissage dans la langue créole. Pour eux, le MENFP devrait prendre des mesures adéquates pour que l’apprentissage soit effectif dans la langue maternelle » (voir l’article « L’Académie du créole haïtien réclame le support de l’État », Le Nouvelliste, 1er mars 2018). À l’Académie créole comme d’ailleurs au ministère de l’Éducation nationale, les errements induits par la « pensée lamayòt » ne font pas l’objet d’un quelconque bilan analytique public et l’omerta caractéristique de la culture administrative de ces instances, nourrie au petit-lait de l’impunité héritée du duvaliérisme, a encore préséance sur la reddition des comptes et l’imputabilité…
Revenue une nouvelle fois de son coma artificiel, l’Akademi kreyòl ayisyen a émis en juin 2017 sa première résolution sur l’orthographe du créole. À ce chapitre l’amateurisme et les lacunes théoriques étaient au rendez-vous de la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget ». Les lourdes lacunes contenues dans les recommandations de l’AKA ont été rigoureusement exposées par des linguistes de premier plan, notamment par Lemète Zéphyr dans l’article « Lemète Zéphyr dénonce les lacunes de la résolution de l’Aka sur l’orthographe du créole » (Montray kreyòl, 19 juin 2017), ainsi que par Renauld Govain dans son texte « Konprann ‘’Premye rezolisyon sou òtograf lang kreyòl ayisyen’’ an » (AlterPresse, 28 juin 2017). Renauld Govain analyse cette « Première résolution » précisant, entre autres, que l’Académie créole confond orthographe, alphabet et graphie : « Rezolisyon an manke jistès nan chwa tèminolojik li yo. Sanble li konfonn òtograf, alfabè, grafi yon pa, epi yon lòt pa, li konpòte tèt li tankou yon trete òtograf, jan nou kapab verifye sa nan dispozisyon 2, 4, 5, 8, 9 ». Il est tout aussi symptomatique qu’un membre de l’Akademi kreyòl ayisyen, l’enseignant et éditeur Christophe Charles, ait lui aussi mis publiquement en lumière les errements constatés dans première résolution sur l’orthographe du créole dans son article « Propositions pour améliorer la graphie du créole haïtien » (Le Nouvelliste du 26 octobre 2020).
La « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget » caractéristiques la vision linguistique de l’Académie créole est certainement en lien direct avec l’artifice mythologique promu par l’article 213 de la Constitution de 1987. En consignant à l’article 213 de notre Charte fondamentale l’idée de la création d’une Académie –« Une Académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux »–, l’Assemblée constituante de 1987 a sanctuarisé sa vision mythologique du rôle d’une Académie en Haïti sans tenir compte de l’opposition des linguistes haïtiens et, surtout, sans fournir un cadre juridique explicite d’aménagement linguistique découlant de la co-officialisation, à l’article 5 du texte constitutionnel, du créole et du français L’opposition de plusieurs linguistes haïtiens de premier plan à la création d’une « Académie haïtienne » chargée de « fixer la langue créole » s’est exprimée au fil des ans et à plusieurs reprises. Ainsi, en marge de la Journée internationale du créole, Le Nouvelliste de Port-au-Prince daté du 27 octobre 2004 consignait la position de Yves Dejean en ces termes : « Le linguiste Yves Dejean a abondé dans le même sens que [feu Pierre Vernet] le Doyen de la Faculté de linguistique appliquée (FLA). Nous n’avons pas besoin d’Académie de langue créole. Il faut financer les institutions sérieuses qui s’occupent de la langue créole ».
Dans un article très peu connu paru à Port-au-Prince dans Le Nouvelliste du 26 janvier 2005, « Créole, Constitution, Académie », Yves Dejean précise comme suit sa pensée au sujet de l’Académie créole : « L’exemple à ne pas suivre / Haïti n’a que faire de l’acquisition d’une « formidable machine à faire rêver » et d’un « symbole décoratif ». Dans le même article, il ajoute, au paragraphe « Mission impossible et absurde », que « L’article 213 de la Constitution de 1987 doit être aboli, parce qu’il assigne à une Académie créole, à créer de toute pièce, une tâche impossible et absurde, en s’inspirant d’un modèle archaïque, préscientifique, conçu près de 300 ans avant l’établissement d’une discipline scientifique nouvelle, la linguistique (…) On sait, à présent, qu’il est impossible de fixer une langue ; que les cinq à six mille langues connues constituent des systèmes d’une extrême complexité en dépendance de l’organisation même du cerveau humain et relèvent de principes universels communs propres à l’espèce ; que les changements dans la phonologie, la syntaxe, la morphologie, le vocabulaire ne sont pas à la merci des fantaisies et des diktats de quelques individus et d’organismes externes à la langue. » Au onzième paragraphe de son texte, « Non à l’article 213 », Yves Dejean écrit ceci : « Il faudra un amendement à la Constitution de 1987 pour supprimer l’article 213 qui voue le créole à une rigidité cadavérique et, donc, à la destruction et le remplacer par quelque chose d’utile au pays. Quoi par exemple ? Un service d’État doté de moyens financiers suffisants, afin de permettre à des chercheurs qualifiés de mener un programme de recherches, sans esprit normatif, sur tous les aspects du créole et aussi en relation avec son utilisation dans l’éducation, la communication, la diffusion et la vulgarisation des informations et de la science. »
Cette position de principe a été à nouveau signifiée par Yves Dejean en 2013 dans son livre-phare « Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti) : « Ayiti bezwen tout kalite bon liv an kreyòl, bon pwofesè pou gaye konesans lasyans an kreyòl, bon pwogram radyo ak televizyon an kreyòl. Li pa bezwen okenn Akademi kreyòl pou sèvi l dekorasyon » (ibidem p. 316). Il y a lieu de rappeler que l’opposition publique des linguistes Pierre Vernet et Yves Dejean au projet d’une Académie créole a non seulement été ignorée, mais elle a également fait l’objet de frauduleuses tentatives de détournement et de récupération… Cela s’est vérifié en particulier en ce qui a trait à la pensée de Yves Dejean. Ainsi, dans l’article publié le 25 juillet 2011 sur AlterPresse par le « Comité d’initiative pour la mise en place de l’Académie haïtienne » et annonçant la tenue prochaine d’un « Colloque sur la mise en place d’une Académie du créole haïtien », l’on retrouve à son insu le nom d’Yves Dejean parmi les signataires supportant le projet de ce « Comité d’initiative » alors même que ses prises de position publiques étaient connues… Ces frauduleuses tentatives de détournement et de récupération de la pensée de Yves Dejean sur l’Académie créole se retrouvent également dans le texte « Ochan pou prof Yves Dejean », qui est une introduction écrite par Michel Degraff au motif de « présenter » l’article de Yves Dejean, « Réflexions sur un projet d’Académie du créole haïtien » paru dans la revue DO KRE I S. La version électronique de cet article ne précise pas sa datation, mais il est vraisemblable qu’il a été publié en 2013 puisque, au bas du texte figure la mention « Vèsyon orijinal atik sa a te pibliye an 2013 nan jounal Sargasso, nan nimewo « Language Policy and Language Right in the Caribbean (2011-12, II) ». Dans son introduction, Michel Degraff travestit la pensée de Yves Dejean et il laisse croire que celui-ci, dans l’article « Réflexions sur un projet d’Académie du créole haïtien », aurait apporté son plein soutien au projet de création de l’Akademi kreyòl. La fraude qu’accomplit ainsi Michel Degraff s’accompagne de la mise à l’écart volontaire et complète des écrits précédents de Yves Dejean, que nous venons de citer et qui sont de notoriété publique, textes dans lesquels il s’oppose ouvertement au projet de création de l’Académie créole. Michel Degraff a fait paraître son introduction manipulatrice en 2013, l’année même de la parution du livre-phare de Yves Dejean, « Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba », dans lequel celui-ci affirme explicitement que « Li [Haïti] pa bezwen okenn Akademi kreyòl pou sèvi l dekorasyon » (op. cit. p. 316). Objet de pressions et de sollicitations constantes, Yves Dejean, de guerre lasse et de santé fragile, clôt son article paru dans la revue DO KRE I S par une surprenante conclusion dont on ne sait d’ailleurs pas s’il en est vraiment l’auteur : « Un objectif de l’Académie du créole haïtien sera d’aider et de guider, mais aussi de critiquer des traducteurs, surtout pour des traductions visant les besoins de la majorité »…
L’Akademi kreyòl ayisyen dans l’espace public à l’aune de la « pensée lamayòt »
En termes de bilan pour la période 2014 – 2023, l’Académie créole affiche des résultats quasi nuls puisqu’elle n’a pris aucune mesure vérifiable d’aménagement du créole –elle n’en a pas juridiquement le pouvoir–, elle n’a mis en œuvre aucun programme connu visant « à garantir les droits linguistiques sur toutes les questions touchant la langue créole haïtienne » (article 4 de la « Lwa pou kreyasyon akademi kreyol ayisyen an » / Le Moniteur, no 65 daté du 7 avril 2014). Il en est de même en ce qui a trait à l’application de l’article 11-e de la « Lwa » de l’AKA relatif à la diffusion de tous les documents de l’État dans l’une des deux langues officielles du pays conformément à une interprétation amputée de l’article 40 de la Constitution de 1987. Ce sont là deux échecs majeurs de l’Académie créole que ne parviennent pas à éluder ni à masquer les mini-actions rituelles de l’AKA-lobby politique, entre autres la célébration de la Journée internationale de la langue créole. Au plan institutionnel, ces deux échecs majeurs s’expriment notamment dans la réalité que les locuteurs haïtiens n’ont toujours pas droit à des services gouvernementaux en langue créole. C’est le cas par exemple des tribunaux, à tous les niveaux à travers le pays, qui instruisent leurs dossiers en français, en ayant recours à des textes de loi rédigés uniquement en français, et qui rendent des décisions légales consignées dans des documents rédigés uniquement en français. C’est également le cas de la totalité de l’Administration publique haïtienne qui, sauf de très rares exceptions (un avis d’une direction, une note de presse…), produit la quasi-totalité de ses documents en français en contravention totale avec l’article 40 de la Constitution de 1987. Dans cette dynamique de l’usage dominant du français couplé à la minorisation institutionnelle du créole, le Rectorat de l’Université d’État d’Haïti, fer de lance du processus de création de l’Académie créole et membre de l’AKA, continue de produire et de diffuser la quasi-totalité de ses documents administratifs uniquement en français et, à notre connaissance, aucun diplôme émis par l’Université d’État d’Haïti n’est rédigé en créole, l’une de nos deux langues officielles. Il est d’ailleurs fort révélateur que, dans le bilan consigné sur le site officiel de l’Académie créole, au chapitre « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 », aucune mention n’est faite des réalisations visant « à garantir les droits linguistiques sur toutes les questions touchant la langue créole haïtienne » (article 4 de la « Lwa » de l’AKA). S’il est vrai que le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » consigné sur le site officiel de l’AKA mentionne une abondante pluie de « réalisations » du type « caravane de l’AKA », « campagnes de sensibilisation », « conférences débats » dans des institutions scolaires, « émissions radio-télé », il est avéré que ces « réalisations » n’ont à aucun moment permis d’atteindre de manière mesurable et durable les objectifs ciblés par les articles 4 et 11-e de la « Lwa » de l’AKA.
La « pensée lamayòt » pave également la voie à une vision inconstitutionnelle de l’aménagement du créole. Ainsi, il faut prendre toute la mesure que l’Akademi kreyòl ayisyen, qui « fonctionne à l’idéologie » et sur le mode de la « pensée lamayòt », génère en son sein et ailleurs une vision inconstitutionnelle dont se nourrissent les fondamentalistes créolophiles et autres Ayatollahs du créole professant une compulsive « fatwa » contre la langue française en Haïti. Ainsi, sur le registre de l’« amnésie patrimoniale » et du « négationnisme patrimonial », il est attesté qu’une très petite minorité de créolistes fondamentalistes –qui ont bénéficié d’une scolarisation de qualité dans les meilleures écoles francophones du pays–, appelle à « déchouquer » totalement le français en Haïti et à proclamer le créole seule langue officielle (voir le livre de Gérard-Marie Tardieu, « Yon sèl lang ofisyel », Éditions Kopivit l’Action sociale, 2018). Ce livre-plaidoyer d’un membre fondateur de l’Académie créole pour « une seule langue officielle », le créole, ne comporte aucune analyse linguistique crédible et il n’a pas été pris au sérieux par les linguistes et les enseignants haïtiens ; il a vite fait d’être remisé au mutique musée des OVNIS… (voir notre article « Le créole, « seule langue officielle d’Haïti » : retour sur l’illusion chimérique de Gérard-Marie Tardieu », Le National, 10 octobre 2019). Ce qu’il faut surtout retenir du fantaisiste opuscule de Gérard-Marie Tardieu, c’est l’appel-fatwa d’une très petite minorité de créolistes fondamentalistes à enfreindre la Constitution de 1987, à se placer par-dessus et en dehors de notre Charte fondamentale et à vouloir donner préséance à cette dérive idéologique sur le vote majoritaire de la Constitution de 1987. Autrement dit, la posture inconstitutionnelle des créolistes fondamentalistes et des Ayatollahs du créole devrait avoir préséance sur la Constitution de 1987 alors même que ce texte constitutionnel se trouve tout au haut de l’édifice juridique haïtien et qu’il est destiné à façonner et à guider la gouvernance de la société haïtienne. Dans cette optique, la posture inconstitutionnelle des créolistes fondamentalistes et des Ayatollahs du créole est également un appel à tourner le dos à l’édification d’un État de droit en Haïti conformément à la Constitution de 1987. Cette posture inconstitutionnelle porte en elle la négation du caractère universel des droits linguistiques de tous les locuteurs haïtiens et l’AKA peut ainsi faire l’impasse sur le principe jurilinguistique selon lequel les droits linguistiques font partie du grand ensemble des droits citoyens fondamentaux garantis par la Constitution de 1987.
L’Akademi kreyòl ayisyen dans le système éducatif national à l’aune de la « pensée lamayòt »
En raison de sa nature essentiellement « déclarative » qui la voue à émettre des « avis » et des « recommandations » non contraignantes, l’Akademi kreyòl ayisyen n’a aucun impact mesurable dans le système éducatif national, notamment en ce qui a trait à la formation des enseignants, à la modélisation de la didactique du créole et à la didactisation du créole (sur la didactisation du créole, voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021). De surcroît, on ne lui connait aucun apport majeur à l’élaboration d’une politique linguistique éducative nationale et d’une politique du livre scolaire. Le site Web de l’Akademi kreyòl ayisyen n’expose aucun bilan d’une quelconque contribution experte qu’elle aurait accordée à l’élaboration des livres scolaires rédigés en créole ou encore à l’évaluation didactique et linguistique des livres scolaires rédigés en créole. L’Accord du 8 juillet 2015 signé entre l’AKA et le ministère de l’Éducation nationale, qui n’a produit aucun résultat mesurable, n’a pas donné lieu à l’élaboration d’une politique linguistique éducative, et l’usage normalisé et encadré du créole langue maternelle dans l’apprentissage scolaire demeure encore peu répandu dans le système éducatif national (voir notre article « De l’usage du créole dans l’apprentissage scolaire en Haïti : qu’en savons-nous vraiment ? », Le National, 11 novembre 2021). Élaboré par l’Académie créole, le « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019 » expose la création d’un « Espas refleksyon akademisyen sou dokiman « Plan décennal d’éducation et de formation 2017-2027 », ki te fèt jou ki te 25 me 2017 », et il annonce l’existence d’un « Dokiman « Pozisyon AKA sou Plan desenal edikasyon 2-17-2029 la sa a nan bibliyotèk AKA ak sou sit wèb AKA ». Ce document n’a pas pu être consulté car il n’est pas accessible sur le site officiel de l’Académie créole. Toujours au chapitre du « Bilan 4 desanm 2014 – 4 desanm 2019, l’Aka annonce, en page d’accueil de son site, être à l’étape de la « Preparasyon zouti referans tankou gramè, diksyonè jeneral, diksyonè jiridik ». Volontariste et lunaire, cette annonce n’a pu, sur le site de l’AKA, être validée en termes de bilan d’une action mesurable et l’on est en droit de se poser une incontournable question : une microstructure telle que l’Académie créole, dépourvue d’expertise connue en lexicographie, en didactique des langues, en dictionnairique et en terminologie juridique, est-elle en mesure de s’engager dans de si vastes chantiers et de produire des « outils de référence » alors même que sa Commission scientifique et ses rares linguistes bénévoles n’ont aucune compétence connue dans l’un de ces champs et n’ont publié aucune étude, aucun livre dans ces domaines de haute spécialisation ? (voir nos articles « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018 ; « Dictionnaires et lexiques créoles : faut-il les élaborer de manière dilettante ou selon des critères scientifiques ? », Le National, 28 juillet 2020 ; « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2021).
L’examen attentif de la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget » que promeut l’Akademi kreyòl ayisyen montre une fois de plus qu’il est nécessaire de se démarquer du populisme linguistique et des dérives idéologiques si chers aux fondamentalistes créolophiles et autres Ayatollahs du créole professant une compulsive « fatwa » contre la langue française en Haïti. Cet examen éclaire une réalité mesurable, à savoir que la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget » constitue un cul-de-sac, une voie sans issue qui ne garantit en rien un rigoureux aménagement du créole aux côtés du français et selon la Constitution haïtienne d 1987.
À contre-courant de la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget » que promeut l’Académie du créole haïtien, quels sont les outils dont le créole a besoin aujourd’hui et sur le long terme ?
En termes de vision institutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti, il appartient à l’État haïtien d’élaborer son premier « Énoncé de politique linguistique nationale » et au Parlement de voter la première « Loi relative aux deux langues officielles du pays » conformément à la Constitution de 1987. Cette loi contraignante devra être accompagnée des règlements d’application et de vérification et elle doit être au fondement de la première « Loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti ». C’est dans cet incontournable et indispensable cadre législatif que le créole, aux côtés du français, puisera les outils dont il a besoin pour que son aménagement s’élabore de manière rigoureuse et rassembleuse.
Montréal, le 4 novembre 2023