— Bruno NASSIM ABOUDRAR Professeur d’esthétique – théorie de l’art à l’université de Paris-III Sorbonne-
Mona Ozouf veut faire entrer deux résistantes au Panthéon, Geneviève Anthonioz-De Gaulle et Germaine Tillion ; Régis Debray, une danseuse, Joséphine Baker. Taguées au pochoir sur les trottoirs du Quartier latin, des listes de «panthéonisables» mentionnent encore Olympe de Gouges, Louise Michel ou Simone de Beauvoir. Toutes des femmes exceptionnelles. C’est une manière subtile de négocier avec la dédicace inscrite au fronton du monument national : «Aux grands hommes, la patrie reconnaissante». «Homme» s’entendrait donc dans le sens d’humain (sens vieilli), mais «l’entre ici», comme résonnent encore les mots sonores de Malraux, ne s’entrouvrirait aux femmes qu’à condition de leur grandeur. Laquelle est supposée universelle, si les modalités en peuvent varier : grande artiste, grande philosophe, grande militante, etc. Une seule grande homme à ce jour, Marie Curie. Pour entrer au Panthéon, être un homme n’est donc pas, ou plus, un réquisit, mais il faut avoir été grand. Pour plusieurs raisons, cette règle, égalitaire en apparence, est en fait inéquitable.
D’abord, elle établit entre les mânes féminines vouées au Panthéon une forme de hiérarchie dérisoire et odieuse. La liste est à la fois très longue et trop courte de femmes méritantes. Longue : pourquoi ces femmes-ci, et non pas Louise Moillon ou Elisabeth Vigée Le Brun, peintres au moins aussi «grandes» que fut Vien, qui repose, lui, dans la nécropole patriotique (couché là par Napoléon). Pourquoi pas Marguerite de Navarre, Madame de Lafayette récemment dénigrée, Madeleine de Scudéry ou la marquise de Sévigné, dont l’empreinte sur la littérature et la langue françaises sont constamment sous-évaluées ? Pourtant, si l’on voulait que règne, au moins parmi les tombes, la parité que l’on n’obtient pas dans les assemblées politiques et les conseils d’administration, il faudrait, pour aligner soixante-dix grandes femmes, exhumer des gloires obscures. Ou plutôt obscurcies : grandes conteuses, grandes brodeuses, grandes lavandières.
Et, c’est le second point. La grandeur au Panthéon est, fondamentalement, de conception masculine. La concurrence est ici tout ce qu’on veut, sauf «pure et parfaite». En admettant même, par absurde, que les femmes n’aient pas été constamment empêchées d’accéder à l’excellence artistique – il y a des peintres et des femmes de lettres, des musiciennes aussi -, on conviendra qu’elles avaient peu de chance de devenir cardinales comme trois grands hommes, hautes gradées de l’armée, comme vingt-deux, la plupart oubliés, envers qui la patrie se proclame reconnaissante. L’injonction implicite faite aux femmes est paradoxale : se montrer grandes tout en étant tenues rigoureusement éloignées de toutes les fonctions qui élèvent.
Enfin, le jeu se trouve encore faussé parce que la piété laïque a tendance à surévaluer la grandeur des hommes «enterrés» au Panthéon. Sans vouloir manquer à leur souvenir, Claude-Louis Petiet, Louis-Pierre-Pantaléon Resnier, Girolamo-Luigi Durazzo ou Jean-Baptiste Baudin font-ils vraiment partie des soixante-dix personnes – des soixante-dix hommes – les plus marquants pour notre mémoire nationale ? Au Panthéon, les très grands hommes – les Rousseau, Zola, Jean Moulin ou Dumas – sont en fait peu nombreux. Jugées à l’aune de la majorité des hôtes de la sépulture, ce n’est pas Tillion ou Joséphine Baker qu’il y faudrait faire rentrer, mais telle infirmière dévouée, telle financière avisée (elle tiendrait compagnie à Jean-Frédéric Perregaux, directeur de la Banque de France), une magistrate. Mais, quand il suffit à un homme d’avoir été «grand», et souvent très petitement grand, il faut à une femme avoir été immense pour que sa dépouille prétende à la reconnaissance de la patrie.
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