— Par Fortenel Thélusma, linguiste et didacticien du FLE —
I- Introduction
À propos du créole, la seule langue parlée par toute la population haïtienne, beaucoup de débats passionnés ont déjà été soulevés soit sur son statut (certains le considèrent comme un patois), soit sur son orthographe qu’ils qualifient de « laide », « américanisée », etc. ; d’autres pensent même qu’il faudrait changer son acte de baptême en l’appelant « ayisyen ». Mais des spécialistes en créolistique sont déjà intervenus sur ces questions, qui y ont apporté les éclairages nécessaires, parmi eux des linguistes haïtiens (Yves Déjean, Hugues Saint-Fort, Renaud Govain, Lemète Zéphyr, etc.). De plus, on sait que le créole est l’une des langues modernes faisant l’objet de plus de curiosité de la part des linguistes dans le monde entier (Mofwene, André Martinet, Albert Valdman, Lefebvre, Robert Damoiseau, etc.). « Rien, dans sa structure linguistique ne disqualifie, au départ, un créole comme langue de culture » (1980), a martelé le linguiste français, André Martinet. En effet, toutes les langues (humaines) ont la même valeur du point de vue de la science du langage et remplissent diverses fonctions telles celles attribuées au langage par le linguiste suisse Roman Jakobson :
. référentielle (cette fonction permet de dénoter le monde qui nous entoure)
. expressive (elle est centrée sur le sujet parlant : c’est à travers cette fonction qu’il exprime ses sentiments, ses émotions, etc.)
. incitative (cette fonction permet au destinateur d’agir sur le destinataire : inciter à écouter, à prendre une décision, etc.)
. phatique (cette fonction permet de provoquer ou de maintenir le contact, la chaleur humaine)
. métalinguistique (cette fonction s’exerce lorsque l’échange porte sur le code, c’est-à-dire, sur la langue. Elle intervient, par exemple, dans les conversations quand les acteurs interrogent ou demandent le sens d’un mot inconnu. Elle consiste donc à parler du langage, d’où le nom de métalangage).
. poétique ou esthétique (elle ne se limite pas uniquement à la poésie, car tout message est expressif. Cette fonction met l’accent sur la forme et l’organisation des signes du message et non sur leur sens.
On n’oubliera pas la fonction de représentation non mentionnée dans les considérations du linguiste suisse. Elle renvoie à l’idée que les mots ne se confondent pas avec les objets. Par exemple, le nom porte est différent de l’objet : ouverture spécialement aménagée pour permettre le passage (LeRobert en ligne) mais le représente, le désigne. D’ailleurs, l’arbitraire du signe fait que l’objet prend une désignation en fonction de la langue utilisée : pòt en créole, door en anglais, puerta en espagnol.
Une langue peut également être analysée suivant des angles différents quoique complémentaires : morphosyntaxe, lexique, sémantique, phonologie, phonétique. Et le créole ne fait pas exception à ces règles. Au contraire, il offre des opportunités et des richesses énormes peu ou pas exploitées par certains locuteurs préférant puiser dans d’autres langues par snobisme ou par contamination du milieu ambiant (voir F. Thélusma, 2009).
Pour tenter de prouver quelques aspects de la richesse de la langue créole, seront analysés deux chansons du rappeur haïtien Roosevelt Saillant (BIC), une chanson d’Ansy Dérose, des slogans et extraits de chants du groupe musical haïtien KLASS.
II- Analyse des textes susmentionnés
a) Chansons du rappeur haïtien Roosevelt Saillant, connu sous son nom d’artiste BIC.
Les deux textes qui vont être analysés ici sont extraits de « Le champ MagnéBIC », Edika Solèy, 2015. Ce document est une compilation de quelques-uns de ses textes extraits de cinq albums produits de 2005 à 2014.
1- Dyalòg moun fou (Lè m wè w), Album intitulé Plus loin, année 2008. Interprètes : BIC Tizon Dife et Queen Bee.
Lè m wè w m depyese
Tankou yon kanson defouke
Lè mwen wè w mwen prese
Tankou manman poul ki gen ze
Lè m wè w van soufle
Mwen limen tankou bwadife
Lè mwen wè w zo m krake
Tout boulon nan kò m devise
Lè m wè w m derape
Tankou yon kabwèt ki pral debwate
M eksite tankou m te pran nan pwa grate
M ap pale de bagay mwen pa janm tande
Lè mwen wè w mwen radote
Lè m wè w
W a (sic) ta di se lèt kandelam ki tonbe nan je m
L ap boule m kiyès k ap sove m
Lè m wè w ti souf mwen kout kout
M santi m about bout
Lè m wè w boy
M tankou w (sic) telefòn ki pèdi rezo
Lè m wè w boy
M tankou yon jenn fanm ki kase lezo
Lè m wè w boy
Mwen tankou yon grèp dèy
K ap koule yon kafe nan yon godèt tòl
Lè m wè w boy
Mwen pale koze kremòl
Lè m wè w kò m fè swif
M pa sa fè diferans ant babilòn ak jwif
Lè m wè w se gagòt
Lè m wè w se tankou yon dlo k pase
Ki pote ale pàntyè kabann ranyon pise
Lè m wè w
M anvi tounen yon zòtolan pou m poze sou branch ou
Lè m wè w
M anvi tounen yon klou beton pou m kloure planch ou
Considérations générales
Le travail d’analyse ne prendra pas en compte l’aspect musical à proprement parler parce qu’il ne relève pas de notre champ de compétence. Seront considérés les principales fonctions du langage mises en jeu dans ce texte, les aspects syntaxique et lexico-sémantique.
Lè m wè w est un texte poétique comptant quatre strophes composées de vers de longueur inégale (vers pairs et impairs allant de trois jusqu’à quatorze pieds) et comportant des rimes majoritairement pauvres. Prédominent les fonctions expressive et poétique. En effet, l’auteur met en jeu un personnage qui exprime ses sentiments, ses émotions à un être humain sans apostrophe mais qu’on pourrait associer à une fille ou une femme. Mais la troisième strophe semble utiliser une « voix » différente qui ressemble à celle d’une femme, en considérant le lexique utilisé : Lè m wè w boy / m tankou yon jenn fanm ki kase lezo (on y reviendra). Ce sera la seule « réplique » dans ce dialogue. Par ailleurs, le texte s’organise autour de deux figures de style principales : la métaphore (notamment au début des strophes 1, 2 et 4 : Lè m wè w m depyese/ Lè m wè w m derape/ Lè m wè w kò m fè swif) et la comparaison conduite par tankou, présent dans toutes les strophes. La présence de la métaphore est encore plus visible à la fin du texte :
Lé m wè w/ m anvi tounen yon zòtolan pou m poze sou branch ou/ m anvi tounen yon klou beton pou m kloure planch ou.
– Sur le plan syntaxique
Suivant la disposition du poème, chaque strophe est introduite par Lè m wè w et ce segment dans la majorité des cas commence chaque phrase du texte. Ainsi, la plupart des vers ne se suffisent pas à eux-mêmes du point de vue du sens ; autrement dit, ils ne correspondent pas à une unité syntaxique. Il faut donc lire le ou les vers suivants pour obtenir une unité syntaxique et du sens complet, surtout à cause de la comparaison introduite par tankou. C’est le cas, par exemple, des strophes 1 et 3.
– Sur le plan lexico-sémantique
Le vocabulaire utilisé par BIC dans cette chanson est d’une richesse éclatante. Dans les deux premières strophes, quatre verbes sont utilisés et formés à l’aide du préfixe –de (depyese, defouke, devise, debwate), tous exprimant un manque. Et on peut considérer derape qui, quoique ne contenant pas de préfixe, contient aussi un sens négatif, dérailler, déraisonner (Lè m wè w m derape). D’autre part, on peut noter un nombre important de mots appartenant à des champs sémantiques différents. Par exemple, dans le vocabulaire des moyens de transport : boulon (1ère strophe), kabwèt, debwate (2ème strophe) ; celui des moyens de communication : telefòn, rezo (3ème strophe) ; celui de la maternité : kaselezo, celui des ustensiles de cuisine : grèp dèy, godèt tòl (3ème strophe) ; celui de la cuisine : swif, des meubles : pàntyè, kabann, des oiseaux : òtolan, de la menuiserie : klou beton, kloure (4ème strophe).
D’autres éléments lexicaux méritent aussi d’être pris en considération en rapport au titre donné au texte « Dyalòg moun fou ». Citons, par exemple :
– M ap pale de bagay mwen pa janm tande
– Lè mwen wè w mwen radote
– Lè m wè w boy
Mwen pale koze kremòl
– M pa sa fè diferans ant babilòn ak Jwif
– Lè m wè w se gagòt
– Lè m wè w se tankou yon dlo k pase
Ki pote ale pàntyè kabann ranyon pise
Les mots et les phrases soulignés en gras traduisent une perturbation proche de la folie. Une présence qui bouleverse au point d’engendrer des ravages. Un rêve d’amour ou un amour de rêve ?
-Sur le plan esthétique
Tout concourt à la beauté du texte. À part les images déjà citées qui l’illuminent (comparaison, métaphore), l’usage répété de Lè m wè w témoigne de l’accent mis sur les transformations opérées chez les personnages symbolisés par la première personne : de la partie visible (kò m fè swif) jusqu’aux os (Lè m wè w zo m krake). Loin d’être lassant, à chaque nouvel emploi, de nouvelles informations nous sont apportées qui accentuent les émotions. La fin de la deuxième strophe illustre bien cette emphase : Lè m wè w ti souf mwen kout kout/ M santi m about bout.
Observez maintenant la rime à la fin des vers de la première strophe jusqu’à la fin du cinquième vers. Et vous constaterez la répétition de la sonorité /e/ à la fin de chaque mot, c’est la joie violente exprimée par le personnage tombant en extase de celle qui le bouleverse tant. Un coup d’œil aussi sur le procédé de rapprochement fondé sur les équivalences utilisé dans la comparaison. Concentrez l’attention sur les termes comparants et l’originalité des choix saute aux yeux.
– Lè m wè w m depyese
Tankou yon kanson defouke
– Lè m wè w m prese
Tankou manman poul ki gen ze
– Mwen limen tankou bwadife
– Mwen tankou yon grèp dèy
K ap koule kafe nan yon gòdèt tòl
Le choix judicieux de Roosevelt Saillant dans l’usage de ces images prouve combien son imagination est fertile. Celles-ci sont aussi inattendues que bienvenues.
Toutefois, il est difficile de préciser qui parle au nom de la première personne dans le texte. Est-ce l’auteur ou quelqu’un d’autre s’exprimant en son nom ? Mais, la première personne utilisée dans la troisième strophe semble être un deuxième personnage s’apparentant à un être de sexe opposé. En fait, BIC considère le texte comme un dialogue de fou. Là aussi se cache un mystère. S’agirait-il d’un dialogue de fou ou de fous, sous-entendu, dialogue entre deux fous (Dyalòg moun fou) ? Peut-on considérer qu’il n’y a qu’un personnage qui s’est dédoublé ? Dans ce cas, ce serait un monologue plutôt qu’un dialogue ? Ou a- t –il cru son discours tellement débordant qu’il l’a associé à celui d’un fou ? Ou encore, dans le cas de deux personnages, aurait- il mis en doute la réalité du contenu de son propre discours ? On peut penser aussi qu’il a probablement joué sur l’absence de la marque de pluralisation du syntagme moun fou. Et cela relève de la spécificité de la langue créole. « Dyalòg de moun fou », un titre pareil aurait été explicite. Existe certainement ici une ambiguïté difficile à relever, mais n’entachant en rien la qualité esthétique du texte. Heureusement, on est en contexte poétique. Tout est sujet à des interprétations diverses.
En définitive, le jeu des sonorités, des images, de certaines répétitions rend le texte beau, attrayant, captivant. La fonction esthétique prédomine. Mais les émotions vives, singulières du ou des deux personnages nous touchent. Ainsi se manifeste la fonction expressive. Même sans interpellation, sans implication directe, en filigrane apparait la fonction incitative. Elle se justifie par le fait d’entrevoir une réplique à la 3ème strophe et dans la mesure où le lecteur est atteint, attiré par la beauté du texte et l’expression des émotions. L’aspect esthétique capte l’attention du lecteur ; néanmoins celui-ci est informé des émotions qui s’emparent du descripteur. En ce sens, le texte remplit, en partie, une fonction référentielle.
2- Alèkile, Album Kreyòl pale kreyòl konprann, volume 2, 2012 ; interprète BIC Tizon Dife.
Alèkile ti gason pa woule sèk ankò
Alèkile raf nan bokal pa alamòd ankò
Alèkile tifi pa penyen poupe tèt kwòt ankò
Alèkile nou pa benyen anba lapli ankò
Alèkile moun an pwovens pi pè vòlè ke bann chanpwèl
Gen mwens bis Obama k ap sikile ke rache pwèl (sic)
Pa gen Konatra ankò bagay sa a pèsonn pa kwè l
Taksi moto bwote pasaje tankou moso twèl
Nou pa sezi pou selilè ankò
Men Teleko pa sou Granri ankò
Nan chache pou n sanble ak moun m pa konn kisa n sanble
Gen lè n panse nou ka fè farin san ble
Alèkile nou pa jwe foutbòl avèk boul chosèt ankò
Alèkile jenn yo pa fè lanmou an kachèt ankò
Alèkile pa gen teke mab pench ak woslè ankò
Alèkile lougawou pa fè aktyalite ankò
Wete trip mete pay pou pi mal
Nou mete bak epi vitès maksimal
M mande m mande sa k ape pase
Men pèsonn pa fouti di yon mo
Se pa manti nou vin pi mal
M te konn manje zaboka ak wayal
Alèkile se lèt ak sereyal
Alèkile sa k ap pase
BIC Tizon Dife di li pa ka pale
Jenerasyon granpapa m te kwè nan boule maji
Jenerasyon kounye a lage nan majigridji
Gòch antre nan dwat nou dwategòch demagoji
San koule anven pou lapatri emoraji
Pa gen génération spontanée
Fòk granmoun ak jèn yo soude
Bon modèl yo pou nou enkane se vre
Bon granmoun yo pou nou kopye
Considérations générales
Si le rôle du rappeur est de diffuser des messages utiles de conscientisation, de changements socio-économiques, comme c’est le cas en France, aux États-Unis, par exemple, BIC joue bien sa partition. Ses textes allient à la fois l’esthétique, la profondeur, la sensibilité. À travers ses chansons, il nous interroge, nous pousse à nous interroger sur nos comportements, nos attitudes, nos habitudes, nos projets. Ainsi en est-il de Alèkile qui pose des questions sérieuses touchant notre vie en tant que peuple. Sur des habitudes ancrées dans notre culture que nous avons abandonnées (Tifi pa penyen poupe tèt kwòt ankò, Nou pa jwe foutbòl ak boul chosèt ankò). Sur de mauvaises habitudes malsaines adoptées (Alèkile jèn yo pa fè lanmou ankachèt ankò). Sur des décisions socio-économiques risquées, ayant des incidences négatives sur notre vie (Gen mwens bis Obama k ap sikile ke rache pwèl, Taksi moto bwote pasaje tankou moso twèl). Sur des choix politiques lourds de conséquences pour le pays (Wete trip mete pay nou pi mal, Gòch antre nan dwat nou dwategòch demagoji / San koule anven pou lapatri emoraji).
Structuration du texte
Alèkile s’organise en sept strophes, dont six quatrains (la cinquième compte neuf vers) avec des rimes variées : pauvres (dernière strophe), suffisantes (avant dernière strophe, par exemple), riches (deuxième strophe). Dans la première, la quatrième et une partie de la troisième strophe, l’auteur a choisi la répétition de ankò à la fin. Dans l’ensemble, les pieds sont de longueur inégale.
Le travail entrepris ici nous contraint à privilégier tel aspect plutôt que tel autre, à sérier les différents angles d’analyse. Néanmoins, chaque texte de Roosevelt Saillant (BIC) mériterait un développement beaucoup plus long dans cette tentative d’analyse. À la première lecture, BIC nous met en face d’un constat, d’un ensemble de comportements et d’attitudes de certains Haïtiens actuellement. Et l’organisation du texte, les rimes et certaines figures de rhétorique précisent le choix esthétique. La fin du texte, la dernière strophe, constitue une incitation explicite vers un changement de cap.
Sur le plan syntaxique
Dans ce texte poétique, chaque vers se suffit à lui-même du point de vue du sens ; il correspond à une unité syntaxique. En effet, il n’est pas obligatoire de lire le vers précédent ou le vers suivant pour le comprendre. Cette explication vaut pour l’unité syntaxique en tant que phrase. Sinon, le texte est un tout et chaque strophe en est une partie signifiante.
Sur le plan lexico-sémantique
Le lexique utilisé varie en fonction des thèmes évoqués et chaque strophe introduit un aspect de la problématique globale. Ainsi le vocabulaire est, on ne peut plus, diversifié. Le choix ainsi que les critères proposés ci-dessous sont loin d’être exhaustifs.
– En relation avec les jouets : woule sèk, poupe tèt kwòt (strophe no 1), boul chosèt, mab pench, woslè (strophe no 2).
– En relation avec le transport : bis Obama, rache pwèl, Konatra, taksi moto (strophe2)
– En relation avec les moyens de communication : selilè, Teleko (strophe no 3)
– En relation avec les aliments : farin, ble (strophe no 4), zaboka, wayal, lèt, sereyal (strophe no 5)
– En relation avec l’orientation politique (l’idéologie) : dwat, gòch, dwategòch demagoji, lapatri emoraji.
On dirait que BIC a la magie des mots, il les utilise à sa guise et à bon escient. Dans certains cas, il faut bien connaitre la situation socio-politique d’Haïti pour bien cerner certaines connotations, certains arrangements. En témoignent les vers suivants :
Strophe 5
Wete trip mete pay nou pi mal
Nou mete bak epi vitès maksimal
Strophe 6
Gòch antre nan dwat nou dwategòch demagoji
San koule anven pou lapatri emoraji
Dans la strophe 5, il tacle subtilement des politiciens qui prennent le pouvoir en prétextant le changement alors que la situation de la majorité de la population s’empire à grands pas. Dans la strophe suivante, il dénonce l’absence d’idéologie réelle chez certains politiciens qui, se réclamant de gauche ou de droite, se confondent pourtant dans leur comportement, tendant ainsi à la démagogie. Et leurs actions conduisent à des massacres sanglants.
Sur le plan esthétique
D’abord des répétitions soulignant l’insistance de faits, de comportements regrettables dénoncés par l’auteur, qui ne trahissent en rien la recherche du beau : Alèkile et ankò, respectivement au début et à la fin des vers des strophes 1 et 4. La dénonciation s’accompagne d’une négation marquant la cessation d’un ensemble de comportements. Dans la foulée, on notera la présence de certaines figures de rhétorique telles la comparaison et la métaphore :
– Comparaison:Taksi moto bwote moun tankou moso twèl (strophe 2), Nan chache pou n sanble ak moun m pa konn kisa n sanble (strophe 3). On signalera aussi l’emploi de comparatifs marquant la supériorité ou l’infériorité et même d’un superlatif absolu : Alèkile moun an pwovens pi pè vòlè ke bann chanpwèl / Gen mwens bis Obama ke rachepwèl (strophe 2), Wete trip mete pay nou pi mal (strophe 5)
– Métaphore : Wete trip mete pay nou pi mal (métaphore) (strophe 5)
– Oxymore :
. Mete bak epi vitès maksimal (strophe 5)
Au lieu de considérer une simple opposition entre « bak » et « vitès maksimal », on peut déceler un jeu de l’intelligence dans l’utilisation et l’association de mots et groupe de mots de sens opposés afin de transmettre un message tout à fait inattendu. En effet, dans la réalité, « la vitesse maximale » ne correspond pas à « la marche arrière » dans l’usage d’un engin motorisé. Il s’agit là d’une image forte à la hauteur de sa représentation.
– Jeu de mots :
Nan chache pou n sanble ak moun m pa konn kisa n sanble /
Genlè n panse nou ka fè farin san ble (strophe 3)
Joli jeu de mots entre sanble et san ble (ce n’est pas une simple rime). C’est la fonction ludique du langage. De l’humour dans le ridicule.
Strophe 6
Jenerasyon gran papa m te kwè nan boule maji
Jenerasyon kounye a lage nan majigridji
Gòch antre nan dwat nou dwategòch demagoji
San koule anven pou lapatri emoraji
Excellent jeu de mots aussi dans cette strophe où la rime en i sonne comme une moquerie de la part du poète –rappeur. Tout aussi intéressante la combinaison de gòch et dwat pour former dwategòch. Bien entendu, ce mot n’est pas une création du poète mais il lui donne une signification différente dans le contexte de son utilisation. Ici il réfère à une « idéologie » à caractère démagogique dont l’effet produit n’est que l’écoulement en abondance du sang des concitoyens (emoraji).
Le lecteur peut choisir son angle d’analyse, l’aspect qui le frappe et qu’il retient le plus. On en conviendra ceci : sous nos yeux brille le constat d’une vérité : l’abandon de nos traditions, l’adoption de nouvelles habitudes pas forcément bienfaisantes, la marche rapide vers la régression (fonction référentielle). La beauté du langage choisi ne peut échapper même à l’observateur le moins attentif, le moins sensible (fonction esthétique). Sans même l’incitation directe à la dernière strophe, le lecteur est interpellé non seulement par le constat du rappeur mais aussi par la magie et le génie de la langue utilisée (fonction incitative).
b) Fanm peyi m de Ansy Dérose (1985)
Tout fanm lan peyi m
Ke l marabou, ke l milatrès, ke l se nègès
Tout se bèl fanm
Ki san woujalèv, san makiyay s’on rèn solèy ki pot chalè
Ki konn travay, ki konn renmen, ki konn soufri
Se fanm lagè, fanm d’Ayiti
Si w’ap chache yon fanm pou marye w’a gen pwoblèm pou deside
Se ke menm kote manje ra, fanm pouse kou djondjon
Lè vakans rive nan tout lari, Pòtoprens kou pwovens
Se bèl parad, se bèl istwa
Ou wè bèl yeux nwa, bèl yeux mawon,
Ou wè yeux lwil, yeux tamaren
Nègès ak dan blan, jansiv vyolèt kou kayimit
Tout se lanmou k’ap pwomennen
Tout gason ki pale fanm yo mal se gason ki pa fin nòmal
Gen malchans ki fè ke pafwa w’al tonbe sou on chòche
Chak fanm lan peyi m s’on boul dyaman k’ap pwomennen
Ala fanm yo bèl, fanm Dayiti yo bèl
Ala fanm yo bèl
Fanm sila yo gen kè, yo gen nanm ak kouray
Lanpwen fanm sou latè ki ka fanm pase sa
Ala fanm yo bèl, fanm d’Ayiti yo bèl
Ala fanm yo bèl
Ala fanm renmen
Manman nou tout se fanm
Ke l se machann, ke l se prensès, ke l malerèz, ke l milyonèz
Menm si l se yon fanm ki t’ap mache chèche ki ranmase
Si w pa konn kilè ni pou ki moun, fò n pa jije l, fò n respekte l
Se fanm peyi n, fanm d’Ayiti
Lè maten lò l desann lavi l chay sou tèt li menm si l gwo vant
Fanm sila yo fanm gen kouray, yo merite lanmou
Chak fanm lan peyi m s’on boul dyaman k’ap pwomennen
Ala fanm yo bèl, fanm d’Ayiti yo bèl
Ala fanm yo bèl
Fanm sila yo gen kè, yo gen nanm ak kouray
Lanpwen fanm sou latè ki vanyan pase sa
Ala fanm yo bèl, fanm d’Ayiti yo bèl
Ala fanm yo bèl
Ala fanm janti
Ala fanm yo dous
Parmi la panoplie de chansons, les unes plus belles que les autres, dont Ansy Dérose nous a gratifiés dans son riche répertoire, j’ai choisi « Fanm peyi m ». Ce texte va être présenté sans la prétention de connaissance de l’auteur et de ses œuvres. Seulement, beaucoup d’Haïtiens savent que c’est une voix exceptionnelle de la chanson haïtienne. Il a toujours évité la futilité en privilégiant des textes enrichissants, instructifs avec des thèmes variés (le drapeau, la nature, etc.). Dans Fanm peyi m, il a campé la Femme haïtienne avec sa beauté naturelle incomparable, sa bravoure, son courage, sa douceur, sa sensibilité, sa diversité de teint, son charme, …
Comme points de repère pour cette brève présentation, nous retiendrons les aspects suivants : la syntaxe, le lexique et le sens, l’esthétique, les fonctions du langage mises en jeu.
Sur le plan syntaxique
On ne se penche, dans l’analyse entreprise dans ce chapitre, que sur le ou les aspects particuliers regardant l’organisation du discours utilisé vu que la langue est totalement maîtrisée par l’utilisateur et que cet aspect n’est pas le plus important pour nous.
Fanm sila yo gen kè, yo gen nanm ak kouray
Lanpwen fanm sou latè ki ka fanm pase sa
Ailleurs, nous avons proposé une analyse de nominaux fonctionnant comme prédicats à l’instar des verbaux (F. Thélusma, 2009). Et l’usage de fanm comme prédicat ici est, une fois de plus, une illustration de cette spécificité du créole haïtien. Le nom susceptible d’afficher un tel comportement syntaxique est porteur en son sein d’un dynamisme, de la notion d’activité identique au verbe dont la vocation est d’être prédicat, parce qu’il peut remplir cette fonction de manière autonome. Dans l’exemple, souligné ici, le nom s’accompagne d’un modalisateur (ka) ; le verbe lui aussi peut être affecté par cette marque de modalisation (Li ka chante, Li ka travay). Néanmoins le nom fanm n’a pas besoin de « béquilles » pour fonctionner comme prédicat (ni se, ni ka, ni twòp). Tout natif de la langue créole acceptera l’usage de fanm comme prédicat sans ka (Li fanm toutbon, Li fanm nan tout sans).
Dans l’ensemble du texte, l’auteur recourt majoritairement à des phrases complexes. Quand il utilise des phrases simples, elles forment à elles seules des unités syntaxiques complètes :
– Manman nou tout se fanm.
– Chak fanm lan peyi m s’on boul dyaman k’ap pwonmennen.
Sur le plan lexico-sémantique
Ansy Dérose, dans ce texte, fait usage d’un vocabulaire riche et varié. Il puise les mots dans la nature (voir les comparaisons dans l’aspect esthétique) et comme les femmes de toutes les couches sociales sont impliquées dans sa vision d’homme épanoui, « éclairé », le vocabulaire relatif au teint est très étendu. Quelques exemples liés
. à la variété de la couleur des yeux : mawon, lwil, tamaren, nwa.
. au teint : marabou, milatrès, nègès
. au statut socio-économique : machann, prensès, malèrèz, milyonèz.
On n’oubliera pas ce néologisme créé par l’auteur de fanm peyi m : milyonèz. Il l’a formé par analogie à des noms d’une liste très restreinte comme malèrèz, revandèz. Le créole, rappelons-le, connait très peu de variations morphologiques.
Sur le plan esthétique
Apparemment, la rime à la fin des vers dans les différentes strophes n’est pas le souci premier de l’auteur ; elles arrivent au gré de la rédaction, ici et là. Cependant, on a l’impression que la beauté du texte vient de la gravité du sujet qui lui inspire un lexique approprié au rythme de comparaisons et de métaphores puisées comme par enchantement dans la nature haïtienne.
Exemples de comparaison
– Se ke menm kote manje ra, fanm pouse kou djondjon.
– Nègès ak dan blan, jansiv vyolèt kou kayimit
Ces exemples sont tirés du règne végétal donc de la nature. Le premier exemple appelle deux remarques. Premièrement, un animé humain (fanm) est comparé à un animé du règne végétal (djondjon). Deuxièmement, parallèlement au fait que les femmes pousseraient au même rythme que les champignons, la nourriture manque (Se ke menm kote manje ra). Il y aurait une autre comparaison plus subtile : la rareté de la nourriture par rapport au nombre de femmes dans le pays d Ayiti Toma.
Le deuxième exemple nous donne de constater une comparaison de la couleur de la gencive avec celle du caïmite. On a pris l’habitude depuis Choucoune d’Oswald Durand de prêter à la femme haïtienne qualifiée de belle certaines caractéristiques telles « Nègès dan blan, jansiv vyolèt », une sorte de prototype de la beauté.
On signalera ce superlatif absolu qui place la femme haïtienne au-dessus de toutes les femmes du monde en termes de bravoure :
– Lanpwen fanm sou latè ki vanyan pase sa.
Exemples de métaphore
– Nègès ak dan blan, jansiv vyolèt kou kayimit
Tout se lanmou k ap pwonmennen
– Chak fanm lan peyi m s’on boul dyaman k ap pwonmennen.
– Tout fanm lan peyi m
[…]
Ki san woujalèv, san makiyay s’on rèn solèy ki pot chalè
Jolie figure de rhétorique présentant la femme (Nègès ak dan blan …) comme de « l’amour ambulant ». La femme haïtienne est tellement belle qu’elle n’en souffrirait pas d’exception ; conséquence, on la rencontrerait partout : elle pousse d’ailleurs comme des champignons. On constate cette fois-ci une subtile mise en parallèle d’un animé humain (Nègès …) avec un mot abstrait (lanmou). Le deuxième exemple présente un cas de figure identique, fanm, animé humain se définissant en un métal, objet inanimé. Avec cette nuance de taille que le diamant est un objet précieux, en général rare, d’une pureté et d’un éclat exceptionnels. L’on comprend la relation établie par Ansy Dérose entre la femme haïtienne et le diamant (chak fanm lan peyi m s’on boul dyaman k’ ap pwonmennen). Encore une fois, il informe ceux qui ne le savaient pas qu’Haïti est le seul pays où la femme-diamant traîne les rues.
Le troisième exemple a comme particularité de présenter la femme haïtienne comme on rèn solèy ki pot chalè. Comme le créole ne connait pas de genre, il est loisible d’associer le soleil à un être de sexe masculin ou de sexe féminin. En effet, il avait déjà acquis le grade de général dans Compère général soleil de Jacques Stephen Alexis (Gallimard, 1955). Il est devenu reine et non roi suivant la vision de Dérose qui a fait de la femme la « reine- soleil qui brille et qui réchauffe … ».
Il importe de noter, sur le plan esthétique, l’usage d’une périphrase et d’un euphémisme dans le texte :
Manman nou tout se fanm
[…]
Menm si son fanm ki t ap mache chache ki ranmase
Si w pa konn ki lè ni pou ki moun, fò n pa jije l, fò n respekte l.
Le chantre de la femme haïtienne après tous ses propos élogieux n’a voulu utiliser aucun terme choquant vis-à-vis de cette perle ambulante. Il a dû user ce double procédé, n’ayant pas osé désigner directement le comportement de la femme-mère souligné dans la phrase ci-dessus. Au contraire il nous demande de montrer quand même de l’indulgence envers elle.
En définitive, Dans Fanm peyi m, Ansy Dérose a prouvé combien il était amoureux de la Femme haïtienne sans réserve, sans préjugé. C’était un homme à haute ouverture d’esprit ; il était sensible à toutes les catégories sociales, toutes étaient belles, il les a chantées toutes même Fanm gwo vant k ap dessann lavil ak chay sou tèt. Fanm peyi m est un texte qui lui aura permis de décrire la femme haïtienne dans tous ses aspects et tous ses détails : Tout fanm lan peyi m […] tout se bèl fanm […] Ou wè bèl yeux (sic) nwa, bèl yeux (sic) mawon (fonction référentielle). Mais c’est aussi un hommage et une preuve d’amour à la femme haïtienne. Et qui ne se sent pas interpellé par les qualités et la beauté de la femme haïtienne campées dans ce texte (fonction incitative) ? Tous les admirateurs de l’artiste peuvent s’en rendre compte dans cette chanson. Par ailleurs, le style et les images utilisés, la sensibilité du poète-musicien ne peuvent échapper à l’auditeur et surtout au lecteur (fonction esthétique). Il se laisse emporter par le vague de l’amour, par le charme irrésistible de la femme haïtienne. Il s’implique et nous implique dans cette joyeuse aventure : Tout fanm lan peyi m […) tout se bèl fanm /Se fanm peyi n, fanm D’ayiti (fonction expressive).
c) Le groupe musical haïtien KLASS et ses slogans
La chanson créole haïtienne abonde en textes de qualité et celui qui voudrait en tenter une étude doit se trouver dans l’embarras du choix. Après la brève analyse des deux textes de BIC et de celui d’Ansy Dérose, voici une très rapide présentation de quelques slogans et extraits de chansons de KLASS, jeune formation musicale haïtienne évoluant dans le rythme Konpa et dirigée par Pierre- Hérard Richard, dit Ritchie. Ritchie, entre autres fonctions dans la musique, est batteur, interprète, compositeur. Avant la création de son propre groupe musical, il s’était déjà distingué, notamment, par la qualité de ses productions de textes lors de son long passage dans le groupe Zenglen. Il s’est également fait passer maître dans la fabrication de slogans. Ont surtout été sélectionnés dans cette présentation quelques-uns d’entre eux, recueillis dans les deux albums publiés par KLASS : Fè l vini avan (2014) et Fè l ak tout kè w (2016), les chansons feront objet d’étude dans un autre projet de publication. Ils seront présentés suivant deux catégories principales : ceux construits à partir d’une figure métaphorique et ceux contenant des jeux de mots ou de sonorités. Vu qu’ils sont isolés des textes d’où ils sont extraits, on ne tiendra compte que de l’aspect esthétique, leur interprétation étant rendue possible grâce à leur unité syntaxique et au contexte socio-politique et économique de leur production.
Métaphore
– Tan pou m fè bak m pito peye pouse m. (Slogan, Fè l ak tout kè w)
L’image sous-jacente est celle d’un moyen de transport motorisé représenté par le sujet parlant. Une image originale de comparaison subtile entre un animé humain et un engin. Il convient d’y voir aussi le refus de la régression, l’orgueil et la volonté d’aller constamment vers l’avant (angle socio-économique).
– Nan moman an m pa suiv kadav ale wè pou sèkèy (Slogan, Fèl ak tout kè w)
L’auteur établit ici une hiérarchie de valeur ou de grade entre le cadavre et le cercueil, en même temps qu’il manifeste son refus de courir après l’un ou l’autre. Comme s’il s’agissait de comparer deux éléments de qualité inférieure, ce classement tient lieu de rejet de choix (aspect social).
– Yon lanmou ki te yon flanm dife / li tounen sann pou voye jete (extrait de Lajan sere, Fè l ak tout kè w).
Ici, c’est une phrase complexe en deux vers, extraite de la chanson Lajan sere, de l’album Fè l ak tout kè w. Le jeu de mots est intéressant : Ritchie pose que cet amour qui était une flamme de feu est transformé en cendre, prête à la poubelle. En réalité, se cache une double mise en parallèle entre d’une part lanmou et flanm dife, d’autre part, entre lanmou e sann.
– M bouke wè manyòk k ap rache pou yon pi mal ranplase (Anmwe sekou, Fè l ak tout kè w)
Le jeu est davantage subtil dans cette phrase extraite de la chanson Anmwe du même album car le groupe nominal représentant celui qui est comparé à yon pi mal est absent. Toutefois, le message est clair pour qui connait bien la situation politique d’Haïti. En fait, le syntagme rache manyòk et le mot dechouke s’emploient indifféremment pour désigner l’expulsion brutale d’un président du Palais national. Donc, on le comprend, la mise en parallèle s’effectue entre un président déchouqué et un remplaçant encore moins bon.
– Se nan solèy la mwen benyen lè m leve lematen / nan lawouze m badijonnen (Album Fè l vini avan)
Le compositeur- poète puise des images partout, dans le social, le politique, ici dans la nature avec des tours originaux. Des images qui s’affichent avec grâce et classe : bain de soleil matinal et badigeonnage dans la rosée. Inutile donc de préciser la comparaison du soleil avec un lieu propre au bain (piscine, mer, rivière, etc.), celle de la rosée avec tout ce qui est propre au badigeonnage (chaux, pommade, savon, etc.). Jolie aussi, la présence de l’assonance en /ɛ̃/ de ces deux vers. Voilà un murmure en cadence joyeuse mêlée de mélancolie.
– Si l pa bon pou zwa
Li pa ka bon pou kana
Si n ap di chyen papa pou zo
Diyite n a zewo
Cette disposition affiche un quatrain composé de rimes suivies mais ne cache pas la mise en vedette de zwa et kana. N’est pas innocente non plus la hiérarchie existant entre ces deux oiseaux. Comme est clair le refus de la préférence des oies au détriment des canards peu considérés (Réf. les deux premiers vers).
Comment reconnaître l’identité du « chien » par rapport à « l’os » ? Pour interpréter les vers précédents il faut se référer au contexte politique haïtien, il en est de même pour les suivants. L’image du chien renvoie au politicien applaudi par des déshérités du sort auxquels il n’a donné que des miettes. La force de la métaphore est à la hauteur du choix des sonorités /a/ et /i/.
Jeu de mots
– Si n pa parèt ansanm n ap disparèt ansanm wi mezanmi (Slogan)
– Yo di w pa ka gen de manman men cheri gen de moman ou te plis kon manman (Album Fè l vini avan)
Il parait que le batteur-compositeur cultive une affection particulière pour la musique des sons et des jeux de mots. Seule une oreille attentive soupçonnera dès la première audition de la chanson la discrimination entre les mots manman et moman extraits de la phrase ci-dessus. Deux mots, deux syllabes et deux voyelles chacun. Le premier mot contient deux voyelles nasales /ã/, le second une voyelle orale /o/ et une nasale /ã/ ; ils ont en commun la consonne m, les seuls points de différence étant an à la première syllabe de manman et /o/ à la première syllabe de moman. Enfin de compte, on l’aura compris, Ritchie s’est joué du rapprochement phonétique des deux mots, ne se différenciant que par un son à la première syllabe.
– Se on seri de fi ki pa vle mennen de vi, yo di pito yo pran on bootleg (Fè l vini avan).
Quel sens de la musique ! La singularité dans cette phrase tirée de la chanson Bootlèg (boutlèg), extraite de l’album Fè l vini avan est l’opposition suivante : de fi vs de vi. Un exemple de pair minimale en linguistique en considérant fi et vi uniquement. En plus de la voyelle /i/, les deux mots possèdent en commun deux non occlusives / non nasales f et v, la première est sourde, la seconde sonore. En fait, ces deux consonnes sont de même famille mais sont en opposition de sonorité. La lèvre inférieure au contact des incisives supérieures réalise le rétrécissement et oblige l’air à reproduire un bruit de friction respectivement sourd pour /f/, les cordes vocales ne vibrent pas, et pour /v/ les cordes vocales vibrent. Donc, entre de fi et de vi, une différence de sonorité. Notons, en passant, qu’une analyse phonologique considérerait de fi et de vi comme deux groupes se divisant chacun en deux syllabes.
– N ap gade san pran sa k ap pran san gade (Slogan, Fèl ak tout kè w).
Le jeu consiste à inverser l’ordre de succession et de position de certains mots puis de la forme des verbes. Ainsi, N ap gade en début de phrase passe de l’imperfectif à une forme nue (sans marque formelle de temps ou d’aspect), san pran passe d’une forme nue à l’imperfectif. Ce procédé n’est pas innocent car il permet de différencier patients et agents d’un point de vue sémantique mais dans la réalité des faits, observateurs passifs et acteurs sans scrupule. Un clin d’œil sur la situation sociale, économique et politique d’Haïti.
– Yo di w gon bèl dèyè tèt, Madanm mwen gon bèl tèt dèyè (Fè l ak tout kè w)
Le procédé utilisé ici consiste à inverser l’ordre des mots afin de diffuser un message différent. On observe le changement de position de tèt et dèyè tandis que l’adjectif bèl garde sa place initiale. Jonglage intéressant pour faire de l’humour.
– Yo bò kote w y ap bòykote w (Slogan, Fè l ak tout kè w)
Le maestro du groupe KLASS traduit avec éloquence et originalité une réalité de la vie quotidienne en Haïti : la trahison et l’hypocrisie. Il utilise la ressemblance formelle entre syntagmes de nature et de sens différents, bò kote w et bòykote w, la contribution de la demi- voyelle [w] à côté des deux syntagmes y joue un rôle important.
Pierre- Richard Hérard, dit Ritchie, allie sensibilité, grâce, émotion, originalité dans un style d’écriture plutôt rare en créole. La présentation qui précède est certes brève et a pris en compte un corpus relativement mince mais les fans du musicien depuis Zenglen sont habitués à ce style constamment voué à l’esthétique (Manman se on djòb ki pa gen jou ferye) sans pour autant négliger d’autres fonctions du langage comme les fonctions référentielle, incitative et expressive.
Cette contribution s’inspire très largement du livre Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives (F. Thélusma, 2018, C3 Éditions). Pour des raisons protocolaires, elle ne prend pas en compte ici des exemples non liés directement à des considérations littéraires : Li banbou pou li, li baton pou li, Yo Iv Volèl li (F. Thélusma, 2009), voire Yo Gregori li ou Monferye Dòval li). Le moyen de communication le plus médiatisé en Haïti est constitué de créole et de français livresque. Un langage dans lequel les utilisateurs appliquent davantage des principes du fonctionnement du français au détriment de ceux du créole. Il en résulte, d’une part, un mépris de la langue maternelle des Haïtiens et Haïtiennes, d’autre part, une survalorisation de la langue seconde, le français. Une autre conséquence découle du fait que les créolophones unilingues sont partiellement privés d’informations dans l’usage de cet amalgame. L’objectif poursuivi ici dans ce texte vise à prouver que, scientifiquement, toutes les langues sont égales et qu’elles remplissent toutes les mêmes fonctions. Il est, par ailleurs, impératif de distinguer les langues et le développement socioéconomique des pays où celles-ci sont parlées. En définitive, le créole est, non seulement, apte à remplir les fonctions de communication mais aussi celle dévolue à l’esthétique.
Références bibliographiques :
THÉLUSMA, F., Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives (2018), Port-au-Prince, Haïti, C3 Éditions.
THÉLUSMA, F., Éléments didactiques du créole et du français : le cas de la prédication nominale, des verbes pronominaux et du conditionnel (2009), Port-au-Prince, Haïti, Imprimerie Editions des Antilles. S.A.