— Par Michèle Bigot —
Cloître des Célestins, Festival d’Avignon 2023
La foire aux illusions, tel est ce spectacle de Tim Crouch créé en 2005 et tournant largement de par le monde aujourd’hui. Il répond parfaitement à l’ambition affichée par Tiago Rodrigues, faire de cette 77ème édition un focus sur le théâtre britannique. Britannique jusqu’au bout du plateau, cette pièce l’est bien. Digne fils de Vanity fair, émule du baroque shakespearien, Tim crouch fait de la scène théâtrale une foire au boniment, du metteur en scène un hypnotiseur et/ou un thérapeute, un « entertainer » de bas étage. Comment?
Deux personnages occupent le plateau: Tim Crouch et un acteur prélevé dans le public, hier AdamaDiop) qui ignore tout du scénario et à qui il va souffler ses répliques. Première entorse délibérée au fonctionnement ordinaire de l’illusion théâtrale. Le motif est pourtant tragique; il s’agit d’un père confronté au chauffard qui vient de tuer sa fille dans un accident de la circulation. L’idée est que le père va consulter un hypnotiseur pour conjurer son chagrin.
Mais qui est qui? Les deux interprètes vont assumer tous les rôles, celui du père, Andy, celui du chauffard, celui de la mère en deuil, dans un tourbillon des apparences qui exprime le vacillement de la réalité caractéristique d’un tel deuil. L’hypnotiseur est le maître du jeu, tantôt vulgaire et cruel, tantôt compatissant. Ainsi s’exprime l’essence du théâtre, où règne l’illusion consentie, la chaise est l’arbre, qui est aussi Claire ,la victime, comme dans le théâtre élizabéthain . Les scènes bouffonnes qui occupent le devant de la scène vont peu à peu laisser place au drame, quand s’exprimera, au-delà de tout ce fatras des artifices, la mère de Claire, suppliant Andy de revenir au réel et de lui apporter son soutien. La pudeur qui cachait l’émotion est un voile qui se déchire alors pour ouvrir sur un chagrin indicible. C’est un cri de douleur qui fuse et qui, en effet, n’aurait pas pu occuper tout l’espace de la représentation.
L’objectif de Tim Crouch est, selon ses dires, de tourner la représentation vers le public, d’en faire le collaborateur de l’action théâtrale. C’est la puissance du mot qui doit déclencher l’imagination et l’empathie du spectateur. La métamorhose est la clef de cette participation. Par le mot, la chaise devient le chêne qui devient Claire. l’apparence physique est dénoncée comme trompeuse, l’acteur lui-même n’est plus le personnage, il n’est que le vecteur d’une idée du personnage. Esthétique on ne peut plus baroque, qu’on retrouve pourtant dans l’art conceptuel moderne. C’est merveilleux quand ça fonctionne. Mais la représentation est sur une corde raide. Il s’en faut d’un rien pour que ça verse dans l’artifice cérébral, ou dans le pathos intégral; ça grince, parfois ça s’essouffle, et c’est parfois sublime. Pas moyen d’y échapper, le public, captif cherche sans cesse à recupérer la réalité sous l’illusion, à retrouver un fil narratif à quoi se raccrocher, à sentir l’émotion.
C’est la haute voltige du théâtre, on ne pouvait pas faire plus british.
Michèle Bigot
An Oak Tree de Tim Crouch
Cloître des Célestins
Place des Corps-Saints, 84000 Avignon
Texte Tim Crouch
Mise en scène Tim Crouch, Karl James, Andy Smith
Musique Peter Gill
Traduction pour le surtitrage Catherine Hargreaves.
Avec Tim Crouch et un nouvel invité ou une nouvelle invitée a chaque représentation : Teresa Coutinho, Adama Diop, David Geselson, Natacha Koutchoumov, Cynthia Lœmij, Vitor Roriz.