—-Allocution prononcée par Manuel Norvat à l’Ecole Normale Supérieure de Paris le 13 décembre 2013—
Les lecteurs d’Aimé Césaire se retrouvent dans un temps éperdu.
En cette année du centième anniversaire de la naissance d’Aimé Césaire, j’ai pour ma part, fêté mon cinquantième anniversaire. Mon approche, ma lecture de Césaire, s’est faite de manière précoce : autour de ma quinzième année. J’entends alors parler de l’homme politique et du poète tout aussi bien. Je me souviens avoir déclaré à ma mère à l’époque : « Je voudrais être le maire de Fort-de-France, comme Aimé Césaire ! ». Puis, dans ce temps-là, c’est le choc, la commotion provoquée de la découverte du Cahier d’un retour au pays natal : un livre où il n’y a rien à comprendre. Son opacité manifestait l’impossibilité d’en faire le tour (même à coup de dictionnaire !) et aussi l’impossibilité de s’en passer. Le Cahier me charroyait tout simplement dans certaines phases de la parole du conteur créole, dans ces moments sacrés du tirage du conte où celui-ci dit des choses complexes et feuillues amarrées aux Afriques imaginées des Antilles d’alors : ce qui (hors l’espace des livres) se traduisait il y a trente cinq ans en coiffures afro, en tresses, en boubous ou en dreadlocks rebelles. Ma négritude était juvénile et populaire.
Nul ne déchiffre la parole du poète et pourtant nous sommes tous autour de lui en communion, en répondeurs, participants (et non spectateurs) de sa parole collective. Et puis voilà que vous connaissez des passages du Cahier par cœur à force de le lire, jusqu’au délire parfois, à la manière dont monsieur Lorédon (un nègre de grande stature et ancien combattant de la guerre d’Indochine) buste nu et paré d’énormes chaînes, le déclamait à tous les coins de rue de Fort-de-France.
Oui, Aimé Césaire ce fut d’abord pour moi cette parole d’initiation débordant les grands-grecs. S’ouvre ensuite une période de lectures très vivantes faites d’échanges avec des aînés, de savants lecteurs ou militants politiques de toutes générations et de tous horizons. Aimé Césaire c’est notre génération, au sens créole du terme, c’est-à-dire notre famille.
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La rencontre avec Aimé Césaire fait partie de toute biographie intellectuelle antillaise. Pour ma part, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de rencontrer Aimé Césaire, le plus souvent au théâtre municipal. La dernière fois, il m’avait accordé un long entretien dans son bureau pour un magazine ; c’était il y a dix ans. C’était émouvant surtout que, dans le moment où il me raccompagna, il sortit de je ne sais où le livre en langue créole que j’ai écrit et il s’est mit à m’en lire un passage à haute voix. Je dois dire que sur le coup je suis resté sans voix, le bec cloué, estébékwé. Le grand homme me signifiait par là (alors qu’il n’en avait pas été fait mention lors de nos échanges) qu’il était parfaitement au courant de l’existence de mon roman Zwel lalin [Le Jeu de la lune]. Cette malice mêlée de sagesse, c’est l’image concentrée que j’ai gardé de lui, en particulier lors des hommages qui ont eu lieu à la Martinique autour de ses obsèques. Man té ka di an fondok tjè mwen : sacré Sézè ! An tout lang asoulatè ou sé an malnonm ! Cela pourrait se traduire comme ça : « Je me disais en mon for intérieur : sacré Césaire ! Dans toutes les langues de la terre, tu es vraiment un homme extraordinaire ! ». Sa langue d’expression (contrairement à ce que les créolistes voulaient faire accroire) n’était pas bornée, voilà comment, je l’entends encore !
Mais notre mémoire d’Aimé Césaire est une anti-mémoire. Un peu à l’image de ces grandes personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, lesquelles, lorsqu’elles apprirent la mort du poète, voulurent toucher ses livres. Car Césaire était un bougre-à-livres. Les livres étaient apposés à sa parole. Cela nous étonne à peine, puisque dans notre modernité des Amériques, le livre a toujours voisiné la parole. En effet, les langues des esclaves côtoyaient le livre de bord du navire négrier. Dès lors, on comprendra que pour le conteur créole, conter (selon une étymologie multiple qui ne s’invente pas) signifie aussi bien raconter une histoire que tenir des comptes : contes de peuples (s’agissant d’un mythe en miniature) et aussi comptes d’auteurs (de joutes avec les mots : Les Armes miraculeuses de Césaire).
Toutes les temporalités qui nous habitent autour de Césaire témoignent de manière si emblématiques (comme chez ces personnes à la mémoire troublée) que le poète ne disparaît pas. À tout le moins, il désapparaît par moments dans les discours de l’officialité ou réapparait en récupérations politiciennes et commerciales dès plus invraisemblables. Mais dans la durée nous comptons Césaire parmi les figures dépositaires des Afriques : le conteur, mais aussi le quimboiseur, et bien sûr le marron. C’est en cela qu’il nous est fondamental, Césaire. Oui, dans le surgissement d’une parole très enfouie, le poète demeure à jamais.
Le poète, c’est le mot contre la phrase. Les mots dans l’audace paradigmatique. Oui, Césaire c’est l’alliance de la pulsion et du dictionnaire.
Aimé Césaire est même devenu un personnage littéraire. C’est ainsi qu’il apparaît par exemple à la fin du roman de Patrick Chamoiseau Chronique des sept misères où c’est essentiellement le personnage politique sous forme caricaturale qui est mis en exergue1. C’est, toutefois, s’agissant de notre relation à Aimé Césaire, la marque insigne de l’abandon del’attachement filial(fut-il affectif du « Papa-Césaire ») pour entrer dans une nouvelle dimension : celle d’un Aimé Césaire relié à nos mythologies (au sens barthésien du terme) ; autrement dit : relié à toute à notre imaginaire collectif.
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Pour sûr, Césaire ne fut jamais un poète en solitude. On l’associe forcément à Senghor et à Damas ; et c’est prétexte quelquefois à autant de nuances de la négritude. Mais Césaire nous renvoie tout aussi bien à Miguel Angel Asturias, à Wifredo Lam ou à Saint-John Perse qu’il fit en quelque sorte entrer, en cannibale littéraire, dans le panthéon vaudou (Cf. Cérémonie vaudou pour Saint-John Perse…).
Pour ce qui est de la Martinique, Aimé Césaire y partage l’expression poétique, intellectuelle et politique avec Édouard Glissant. Mais ce ne sera pas sur le même mode. Si Césaire avait à mon sens une vision hugolienne (celle du lettré-politicien) dans son rapport au pouvoir (aux « affaires » comme on dit pudiquement), quoique engagé, Glissant lui – siégeant « au plafond » comme Lamartine (ne se reconnaissant pas dans les partis politiques existants) – ne se sentit jamais investit d’une fonction tribunicienne. Cependant, Édouard Glissant, à l’instar de son cadet Patrick Chamoiseau, aurait lui aussi refoulé la puissance auctoriale de Césaire. Dans son premier roman La Lézarde il met également en scène (sans le nommer) le verbe de l’homme politique que fut Césaire. Celui qui incarnait « une éclatante habileté à l’art du discours, la force elliptique de ses formules, leur poésie à la fois sombre et mystérieusement évidente »2.
Mais les voix des deux poètes, me direz-vous étaient-elles à ce point désassemblées ? De cette petite languette de terre qu’est la Martinique comment les deux poètes cohabitèrent-ils ? À mon avis, vu de France, cela tient moins d’une opposition du type Sartre et Camus que de la nourrissante rivalité entre André Breton et Pierre Jean Jouve. Pour comparer par rapport aux Antilles – d’où je parle en vérité – et avec Trinidad en particulier, c’est le même type de rapport qui existe entre Eric Williams et Cyril Lionel Robert James. Pour ce qui est de Césaire et Glissant, ils peuvent partager un même « Marigot », c’est-à-dire dans leur cas : une même région (le Nord de la Martinique dont ils sont issus) mais leur pay(sage) partagé ne se situe pas moins dans les affres de l’auctorialité. Cela peut s’entendre comme l’insertion sociale et littéraire d’un écrivain. C’est-à-dire son désir d’entrer sur la grande scène littéraire où talent, affirmation et reconnaissance ne sont que des éléments parmi d’autres. Par exemple, dans le cas de Baudelaire, comme le rapporte Paul Valéry : « Il s’agit de se distinguer à tout prix d’un ensemble de grands poètes exceptionnellement réunis par quelque hasard, dans une même époque, tous en pleine vigueur »3. Valéry, ajoute que : « Dans les domaines de la création, qui sont aussi les domaines de l’orgueil, la nécessité de se distinguer est indivisible de l’existence même. »4 Ce parcours consiste pour un écrivain à se forger un langage propre et à se faire prosaïquement une place dans le monde littéraire. Pour Glissant, cette tâche était d’autant plus ardue qu’elle voisinait aussi, comme pour Baudelaire, de grandes figures tutélaires que furent celles de Saint-John Perse et d’Aimé Césaire.
Cet horizon complexe ne saurait se réduire à une simple succession : négritude, antillanité et créolité. Car en réalité, positions, courants littéraires et personnes sont entremêlées. Dans le langage de Glissant il s’agit véritablement pour nous d’examiner « tous les Aimé Césaire possibles »5.
L’écriture d’Aimé Césaire, nous l’avons reçue comme étant une parole publique ; une voix « hors texte », hors de la lecture silencieuse ; à la limite, une parole de rue (pawol lari-a) – littéralement et littérairement – sans populisme aucun. C’était notamment le cas, dans ses fonctions de maire lors des cérémonies d’inauguration. Ses allocutions intempestives tenaient à la fois de la dimension du griot et de l’ancien normalien que nous commémorons aujourd’hui. C’était un métissage d’oralité et de scripturalité. Imaginez notre lettré féru d’histoire et de philosophie prononcer son Hommage à deux grands antillais : Gilbert Gratiant et Saint-John Perse en l’année 1987 pour l’inauguration d’une place et d’une avenue de Fort-de-France ! Dans sa bouche ses propos sur Spinoza, Nietzsche, le grec ancien ou le néologisme « créolie » (qu’il forge pour la circonstance de son discours) accentuentsans concessions démagogiques son implication dans la matière antillaise et ceci à partir d’une écriture qui parle avec le monde.
La Martinique d’aujourd’hui assume les héritages d’Aimé Césaire, même si c’est parfois sous bénéfice d’inventaire. Nous sommes en quelque sorte (pour filer notre métaphore initiale de la famille, de la grande génération Césaire que j’ai dite) comme dans une famille recomposée : nous sommes dans une négritude recomposée. En littérature, malgré les rapports de fascination ou de contestation envers sa personne et son œuvre, la postérité d’Aimé Césaire ne saurait se concevoir ; cette postérité ne se peut pour ce que l’œuvre poétique de Césaire me paraît refoulée, ceci, en dépit des attentions dont elle fait l’objet et surtout à cause de ce temps éperdu pour tous, un temps froissé, non linéaire, où chacun entrevoit Césaire à son rythme, sa temporalité : du Césaire rétro au Césaire futur.
Les lieux où on a lu et entendu Césaire ; les lieux encore qui portent son nom sont en vérité les pays du poète. L’aéroport de Martinique et la salle Césaire de l’Ecole Normale Supérieure de Paris sont ainsi parmi les pays d’élection de Césaire. L’adage qui dit que « Nul n’est prophète (ou poète si vous voulez) en son pays », dit l’horizon, la réception de celui-ci dans les pays à la ronde, mais dit aussi ce pays-là, natal et physique, où les cadavres dérangeants nous reviennent à la lame battante, tel le corps et la mémoire d’André Aliker. À la Martinique, l’île dite des revenants, le retour à Césaire sera poétique ou ne sera pas !
Si la parole est belle il faut dire qu’elle est belle ! Cette parole-là sur Aimé Césaire, articulée autour de rapports d’héritage culturel et relationnels avec le poète, se comprend comme un témoignage. Le témoin écoute et relaie. Ses affects et brins d’analyses témoignent d’un désir – sinon d’ « entregloser » – d’échanger simplement autour d’Aimé Césaire d’une parole infinissable, malgré le temps qui lui est imparti. Une parole de nègre qui n’a pas de fin.
Merci.
Manuel NORVAT
Ecole Normale Supérieure de Paris le 13 décembre 2013
1Patrik Chamoiseau, Chronique des sept misères, Gallimard, Folio, 1986, pp. 200-201.
2Édouard Glissant, La Lézarde, Seuil, 1958, p.16.
3Paul Valéry, Situations de Baudelaire, Variétés II, Paris, Gallimard, Folio, 1930, p. 233.
4Id., p. 233.
5Édouard Glissant, La cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005, p. 118.