Le leader de l’ANC a changé son pays par la lutte et le » respect des ennemis « . Souvenirs d’un ancien soldat afrikaner devenu écrivain de l’antiapartheid
—Par Mark Behr —
J’avais 21 ans lorsque j’ai entendu le nom de Nelson Mandela pour la première fois. A l’époque, j’avais obtenu mon diplôme de fin d’études secondaires dans un lycée afrikaner, avec l’histoire parmi les matières principales. J’avais participé fièrement, en tant que soldat, à la guerre menée par l’Afrique du Sud en Angola, et je m’apprêtais à infiltrer le Congrès national africain (ANC) pour le compte du gouvernement.
Nous étions en 1984 et je visitais l’une des universités sud-africaines connues pour son progressisme. A l’autre bout du campus, des voix puissantes chantaient : » Nelson Mandela, un jour il nous libérera, du pays de l’apartheid. » Je m’étonnai : » En l’honneur de qui, ce chant ? » Ce à quoi mon compagnon anglophone répondit : » D’un quelconque terroriste emprisonné à Robben Island. «
Aussi incroyable que cela puisse paraître, le nom de Nelson Mandela n’apparaissait dans aucun de nos manuels d’histoire au lycée. La plupart des traditions de dissidence et d’opposition au colonialisme européen étaient soigneusement omises de l’enseignement. Cette » histoire par omission « , au service du pouvoir et de la nécessité de promouvoir une lecture unique des événements pour maintenir le statu quo, rappelait celle en vigueur dans l’enseignement soviétique de l’époque. Après l’effondrement de l’URSS, comme en Afrique du Sud après l’abolition de l’apartheid, il fallut réécrire les manuels d’histoire. Un processus similaire s’amorça aux Etats-Unis, grâce aux mouvements pour les droits civiques, féministes, puis des gays et lesbiennes.
Un roman de Toni Morrison, Beloved (Christian Bourgois, 1989), figure au programme du cours de littérature que je dispense dans une université américaine. Ce livre est dédié » Aux 60 millions et plus « . Quand je demande aux étudiants à quoi ou à qui fait allusion cette dédicace, il est rare que quelqu’un connaisse la réponse. Le chiffre mentionné représente une estimation du nombre d’Africains enlevés, achetés, puis revendus, qui moururent au temps du commerce transatlantique des esclaves. Savoir que 60 millions d’individus ont été effacés de l’historiographie américaine permet de comprendre à quel point il fut aisé de faire subir le même sort à un seul homme en Afrique du Sud.
Si Nelson Mandela était considéré comme un terroriste par l’Afrique du Sud blanche, d’autres en faisaient autant. Trois ans avant sa libération, après vingt-sept années d’enfermement, Margaret Thatcher, première ministre britannique, parlait encore de l’ANC, dont il était le leader, comme d’un » exemple typique d’organisation terroriste « . Il fallut attendre 2008, bien après la fin de sa présidence, pour que les Etats-Unis enlèvent Nelson Mandela et l’ANC de leur liste de suspects à l’intention des services d’immigration.
Maintenant que le nom de Mandela est universellement célébré, il est gênant de se rappeler que, il y a peu, c’était nous, les gens prétendument civilisés, qui utilisions ce langage pour justifier notre politique et nos guerres ; nous, dont les privilèges, le silence et les actes ont maintenu des gens comme Nelson Mandela en prison, et la majorité des Noirs d’Afrique en situation d’infériorité et de servitude légale. Nous étions des racistes. C’était même sans doute nous, les Blancs – moi compris –, les vrais terroristes.
A la naissance de Mandela, en 1918, l’Europe contrôlait environ 80 % de la planète. La situation évolua après 1945 avec l’indépendance de nombreux pays. Le combat pour mettre fin à l’apartheid devint une bataille pour débarrasser le monde de l’une des dernières manifestations d’un système international de discrimination et d’exploitation. Sa disparition, en 1994, conclut de manière symbolique cinq siècles de colonisation européenne.
Après trois décennies en prison, et alors que le pays de l’apartheid se retrouvait dans un isolement croissant à la fin des années 1980, Nelson Mandela adopta envers ses oppresseurs une attitude caractérisée par » le respect des ennemis « . A-t-il agi ainsi par principe, par stratégie, par pragmatisme ou par un mélange des trois ? On peut en discuter, mais sa magnanimité et son insistance pour nous amener à nous voir dans et à travers les yeux de nos ennemis sont devenues une part essentielle de son héritage.
Résistant à l’instinct de vengeance et aux ambitions personnelles, il a suggéré l’idée d’une réconciliation nationale comme pierre angulaire de la transformation sociale : faute de pouvoir faire table rase du passé, il allait falloir trouver un moyen d’intégrer le passé dans le présent afin de garantir un avenir plus stable et plus juste.
Sa volonté d’humaniser l’adversaire et tous ceux qui s’opposaient encore à l’égalité raciale et à la démocratie a changé la nature du discours politique à tout jamais. Cet héritage place les anciennes et les nouvelles élites, qui jouissent du pouvoir et des privilèges, face à un défi : étendre les réformes pour améliorer l’existence des pauvres, des déshérités, de tous ceux dont le travail facilite notre vie quotidienne.
Par ses paroles et ses actes, Nelson Mandela suggère que l’imagination et la responsabilité morales sont au cœur de toute démarche vertueuse.
Chez Nelson Mandela, comme chaque jour dans ce pays, nous avons assisté à une libération du potentiel humain sous des formes qui obligent à se demander, parfois avec remords, honte et un sentiment nouveau de responsabilité, ce qu’aurait pu être l’Afrique du Sud – et le monde aussi, d’ailleurs – si l’on n’avait pas laissé le fléau du racisme souiller l’histoire de l’humanité pendant cinq siècles.
Nelson Mandela a toujours pris soin de souligner que ce n’était pas lui qui avait apporté le changement dans le pays. Sa contribution est intervenue après de longs et puissants combats à tous les niveaux, menés par des centaines de milliers de gens ordinaires au fil des siècles. Et partout où règne l’oppression, ces combats continuent.
Il n’a pas été et ne sera jamais au-dessus de toute critique : beaucoup condamnent la magnanimité dont il a fait preuve envers les Blancs, car elle aurait permis aux anciennes et aux nouvelles élites de se couper du reste de la société et à l’exploitation de se poursuivre sans que l’économie sud-africaine soit réformée.
Certains évoquent sa considérable fortune personnelle, dont l’origine n’a jamais été suffisamment expliquée. D’autres soulignent le fait qu’il laisse derrière lui une famille déchirée, des enfants qui se disputent son argent au lieu d’honorer l’héritage de leur père.
On lui a reproché de ne pas s’être suffisamment attaqué au fléau du sida et de la séropositivité durant sa présidence. Ses défenseurs répliquent que, à partir du moment où il s’est exprimé publiquement sur la question, il a pris sans ambiguïté le parti de ceux qui luttent de front contre l’épidémie.
Comme pour le mahatma Gandhi et Martin Luther King, deux autres icônes des mouvements en faveur de la justice sociale au XXe siècle, les divers aspects de l’héritage de Mandela feront l’objet de débats et de contestations, d’autant que nous avons tous tendance à projeter nos espoirs, nos désirs et nos travers sur les personnalités publiques. Le discours démocratique exige en outre de ne laisser aucun héritage individuel ou national se fossiliser pour devenir une vérité immuable. La démocratie ne peut s’épanouir qu’au sein de civilisations ne fuyant pas le dialogue : un dialogue ancré dans le présent, mais qui cherche néanmoins à saisir les rapports entre passé et présent.
Dans Beloved, de Toni Morrison, les voix des esclaves qui ont été oubliées, tues et caricaturées par l’histoire officielle, ou bien refoulées et niées, reviennent hanter et troubler les vivants.
Mais, en fin de compte, c’est la capacité à affronter un passé encore terriblement vivant qui aide à suturer les plaies d’une communauté fracturée et traumatisée. Ce qu’une ignorance naïve ou délibérée a réduit au silence devient finalement ce qui parle le plus fort dans le roman – autant sur le plan personnel que politique. Ainsi en a-t-il été et en ira-t-il de l’Afrique du Sud : le nom de l’homme que l’on a tenté de rayer de l’Histoire est désormais sur toutes les lèvres, des ruelles du plus petit village sud-africain aux plus larges avenues des métropoles du monde entier.
De même, les défis auxquels nous tournons le dos en Afrique du Sud aujourd’hui deviendront les événements qui nous définiront ou nous détruiront demain. Le titre et l’épigraphe du roman de Toni Morrison sont tirés de l’Epître aux Romains (9) du Nouveau Testament : » J’appellerai mon peuple celui qui n’était pas mon peuple, et bien-aimée celle qui n’était pas la bien-aimée. «
Nelson Mandela nous lègue la certitude que, sans cette forme d’empathie absolue – cet effort d’imagination pour se mettre à la place des autres, les marginaux, les pauvres, ceux qui n’ont toujours pas voix au chapitre, qui possèdent le moins –, il ne pourra y avoir aucun changement personnel, social ou politique, et, à coup sûr, aucune justice. Cette partie de l’héritage de Nelson Mandela continuera d’inciter et d’aider les générations futures à ouvrir leur horizon moral, à développer leur sens des responsabilités envers la société.
Où que soit maintenant Nelson Mandela, il s’agit d’un lieu qui se situe au-delà de la gloire et des prix, de la solennité des cérémonies honorifiques, des couloirs de la politique internationale. Loin des nombreuses salves de vingt et un coups de canon et des avions de chasse s’élevant vers le ciel lors de son entrée en fonctions comme premier président élu de l’Afrique du Sud démocratique.
Pour l’heure, je préfère imaginer que son esprit a trouvé le repos. Que sa mémoire s’arrête quelques instants sur une image de lui, un enfant parmi d’autres. En hiver, au milieu des collines dominant le village de Qunu, par-delà le fleuve Kei, à l’intérieur des terres bordées de bleu par l’océan Indien. Avec ses copains, il surveille le bétail et joue dans la douce chaleur du soleil d’hiver. Tout autour d’eux, des aloès illuminent le veld, comme autant de torches enflammées se détachant sur les étendues d’herbe décolorée.
(Traduit de l’anglais par France Camus-Pichon)
Mark Behr
Romancier, né en 1963, Mark Behr écrit en afrikaans et en anglais. Il est l’auteur de » L’Odeur des pommes » (Editions JC Lattès, 2010), pour lequel le M-Net Award, l’un des prix sud-africains
les plus prestigieux, lui a été décerné. Son dernier roman
s’intitule » Les Rois du Paradis » (JC Lattès, 300 p., 20,90 euros). Mark Behr vit entre l’Afrique du Sud
et les Etats-Unis où il enseigne la littérature au Rhodes College,
à Memphis (Tennessee)