Analyse de «  La Désapparition » de  Gerry L’Etang

— Par Fernand Tiburce Fortuné —

« A un moment où la société est ébranlée par des événements décisifs, il paraît inévitable que la création littéraire s’en empare pour interroger les diverses facettes de la transformation en train de se produire »

(Maria Graciete Besse).

La désapparition, ce roman (tantara) de Gerry L’Etang n’est pas anodin. Il est complexe, surprenant, déroutant, apparemment inintelligible, parfois terrible. Je me suis posé deux questions après l‘avoir lu :

Faut-il le mettre entre les deux oreilles de certains ?

Faut-il le mettre entre les mains de tous ?

Cet ouvrage de 123 pages, comprend 14 chapitres et, à la page 107, un remarquable poème qui tant sur le rythme que sur le fond -à ne pas en douter- résume la pensée de l’auteur.

Comment mieux décrire avec autant de violence, survolée par un humour grinçant, ce chaos et cette désagrégation qui nous menacent? Comment mieux décrire, dans une actualité perturbante, nos divisions, nos déchirures, nos illusions «malpapaye», nos combats perdus et peut-être nos regrets?

Comment mieux étaler, dans des scènes incroyablement cruelles, nos turpitudes, nos incohérences, notre simulacre d’unité et de vivre ensemble. Pourquoi nous enfoncer dans la tête notre aptitude au mensonge et notre installation tranquille dans la corruption? Pourquoi mettre à nu ce beau penchant que nous avons pour travestir l’erreur en vérité? Comment mieux nous dénoncer en dévoilant notre goût pour la trahison?

Analyse du titre :

La désapparition, un tel titre, dans un premier temps, nous ramènerait au créolisme d’Edouard Glissant (désapparu, dézaparèt), à une manière d’écrire en toute créolité. Nous lisons et entendons « disparition».

J’essaie de le comprendre et d’en prolonger le sens à la lecture, page 23 (in «Les lignes imaginaires de Victor Anicet») de l’article de Monchoachi, «Une venue-en-présence dans l’accordance». Monchoachi, longuement, à propos de l’Art en Martinique, disserte sur présence et absence dans notre langue historique en s’appuyant sur l’expression « Disparètpran-y ».

Il dit, «l’absence, se fait entendre comme négatif, comme obscurcissement de la présence». «Paraître et disparaître sont donc deux champs distincts qui l’un et l’autre (qui l’un comme l’autre) affectent les choses dans leurs modalités».

Donc, La désapparition est lourde de sens et de conséquences. Elle fait penser à la disparition, mais elle nécessite obligatoirement que ce qui reste présent craigne l’obscur, s’engage dans l’approfondissement de la séparation disparaître-apparaître».

« Le disparaître n’est donc pas une fin ou une clôture, mais tout au contraire une déclosion, un retour à l’ouvert. Le disparaître n’est pas un finir, mais un devenir…».

L’argumentaire

Cet ouvrage s’ouvre sur un brouhaha, une folie collective, un désordre san manman, une poussée tellurique violente qui fait courir dans tous les sens. Cet ouvrage s’ouvre sur la peur, sur l’insatisfaction, et sur ce qui était inimaginable depuis trop longtemps, la peur du lendemain, voire l’annihilation complète du lendemain.

Et Gerry L’Etang, pessimiste, de citer Jacques Roumain (in Bois d’ébène, 1945) : «Si une voilure d’ailes sauvages emporte l’île vers les naufrages»

Des personnages bien typés se mettent en place, toute la palette arc en ciel depuis 1634, et vont jouer les Mèt Piès. Des paysages, des lieux, des quartiers, des idées se cachent derrière des pseudonymes, comme pour éviter d’être témoins de ce voukoum abrutissant, de ce wélélé assourdissant, de ce grand cirque qui rend dègdèg.

Chacun sent, ou sait, que le temps, ce temps-là va s’arrêter. Ni la télé, ni la radio, ni les journaux, ni le bouche à oreille, ni les politiciens Grands Grecs n’avaient prévu le cataclysme, ce vent mauvais qui allait tomber sur le Pays. Un Pays magnifique, où l’on chantait à tue- tête, dans l’insouciance et la gaîté «qu’est-ce qu’on attend pour être euros, p.13?».

Dans l’inconscient collectif, la peur de ne plus vivre dans le gaspillage et la revendication permanente d’un bien-être doucereux, la peur de ne plus se revendiquer comme « mendiants arrogants » (Aimé Césaire), toutes ces peurs-là, insoupçonnées jusqu’alors, vont entraîner un dérèglement inoui, vont faire choir une bonne partie de la population dans le fond du fond de la vagabondagerie (p.46).

Au niveau individuel, c’est l’égoïsme comme moteur de survie, c’est un « tiens vaut mieux que deux tu l’auras », c’est la disparition brutale de toute solidarité, c’est l’accélération incroyable du chacun pour soi.

La raison de tout cela, on l’apprend à la page 15, dans une phrase très courte, brève comme un «cable», sans explication : «Ce jour-là, le Cargo de la compagnie, parti de Là-bas, n’arrive pas », « ce cargo gaveur… (p.33). Et comme nous dirions dans notre langue historique, « disparètpwan-y ». Et avec cela, arrivent la famine, la misère, le désespoir, incroyables découvertes qui foutent tout en l’air.

A partir de cette constatation, Gerry L’étang construit une fable extraordinaire qui va dans tous les sens, qui se perd ici, qui se retrouve par là, qui se développe dans l’exagération, le désenchantement, dans le grotesque en permanence, avec un arrière-goût picrocolinesque à la Rabelais. C’était un ressenti -je n’en étais pas sûr- et quelle ne fut ma surprise de lire, page 97 «rassasier votre gargantuesque appétence».

Il y aurait donc, à la Rabelais (et pourquoi pas à la Saramago, dans « L’Aveuglement »), et dans le texte, et dans l’affabulation hilarante, une lecture cachée dans ces descriptions de situations improbables, dans la théâtralisation à l’absurde d’une comédie humaine qui confine au tragique, dans ces rires qui explosent dans un humour grinçant, voire sarcastique, dans les postures hollywoodiennes dessinées là, pour amuser la galerie et mieux cacher l’inextricable de la misérable nouvelle donne.

Mais l’insupportable ne peut soutenir un récit tout au long de son cours, c’est pourquoi des bouffées d’air frais, des havres de paix, des lueurs d’humanité viennent soulager nos consciences, nous éclairer et donner espoir à la pensée.

En effet, on ne peut croire, une seule fois, tant l’auteur nous couvre de boue, de honte et d’amertume, qu’une sortie même « honorable », ou qu’un compromis avec la vie seraient possibles. Comment ne pas, alors, inviter l’expression «tomber de Charybde en Scylla», pour bien comprendre et entrer en complicité avec Gerry L’Etang et le suivre dans sa mise en panique de ce Pays-nôtre? Mais la route de l’enfer n’est pas sans retour, et l’échec n’est pas nécessairement au bout du chemin.

Ce livre est tel, qu’il faut se rappeler quelques grandes idées sur ce qu’est la littérature. J’ai choisi (dans une analyse de l’œuvre de Saramago, par Maria Graciete Besse de l’Université de Paris-Sorbonne) de vous livrer ses conclusions : «Nous pouvons donc considérer, à la suite de Antoine Compagnon, que la littérature peut assumer un véritable pouvoir émancipateur, susceptible de transformer tout lecteur qui a le goût de l’interrogation. C’est ce qu’il faut retenir de la lecture de l’œuvre de Saramago dans la mesure où elle constitue une expérience d’illumination nous faisant découvrir un univers qui explore souvent la complexité des relations humaines, les paradoxes de l’Histoire ou encore la déconstruction de certaines mythologies par le biais de l’humour, de l’ironie, de la tentation allégorique qui envoie toujours à une forme de résistance et à une grande générosité envers les plus défavorisés…».

Il nous faut voir maintenant les moyens utilisés par Gerry L’Etang pour nous entraîner vers le désenchantement.

L’organisation du récit, la logique du récit :

Qu’est-ce qui fait l’unité du récit ? Des lieux, des hommes désorientés, la trahison sous de multiples formes, la difficile recherche d’un rachat moral, lente remontée vers une autre vie. Les quatorze chapitres sont une succession pas nécessairement logique, pas nécessairement linéaire, de faits, d’actions, de pensées, de désinvolture et d’abaissement. Car la construction de cette aventure littéraire se fait sur un mode chaotique, elle est pavée de sacs de nœuds, avec des allers-retours déconcertants, des hésitations coupables, reflets de l’absence totale de confiance dans les uns et les autres, échos des revirements sans vergogne des pensées, des attitudes ou des jugements. Comme pour enraciner notre errance dans l’abrutissement le plus total.

Les lieux :

Une île est mentionnée clairement, pour la première fois, à la page 71. Nous supposons que cette « île échouée, encayée…(p.107)», est la Madinina de nos souffrances, et de nos rêves. De nos combats peut-être!

L’En-Ville, Coco-l’Echelle sa capitale, dévastée, invivable, irrespirable sous la pourriture, p.13, p.21, p.76) au milieu de la détresse qui se répand et les magasins qui se vident à grande vitesse. L’En-ville est un fantôme d’elle-même (il n’y a plus ni Coco, ni Echelle, p.12), mais reste dans les consciences, ce lieu important, dont les rues sont un «Ténéré au ralenti p.13», qui compte et que nous retrouverons souvent comme le lieu politique encore par excellence, là où il se passe encore des choses. C’est là où réside le Poète adulé, le Bienfaiteur (p.103). C’est de «l’Hôtel-d’en-Ville», espère-t-on, qu’il pourra décider des actions à mener pour sauver la « Bleusaille, p.62».

Les Pitons :

Ses habitants sont les Kap-Pitons.

Le contraste est saisissant. L’auteur chante un hymne à la gloire d’une nature préservée, à la gloire d’hommes et de femmes non encore totalement écrasés par la modernité, et qui n’ont jamais oublié les valeurs et les vertus de la glèbe (p.78). Ils ont peut-être compris, plus vite que les autres, les bouleversements en cours, ils savent qu’il faudra remettre le Pays en chantier, en se prémunissant toutefois des prédateurs, des prévaricateurs de tout poil, et des affidés de tout crin.

Le Cap-Atlantique et le lieu-dit Françès :

C’est l’environnement des Albins-Pays.

Il y avait lieu de citer et de donner un rôle à ces lieux chargés d’histoire, de contradictions, de ruptures et de tentatives de rapprochement des différences. Ces lieux rêvés par la «bleusaille» pour leur luxe, leur abondance, leur distanciation sociale, et qu’il fallait piller.

Les démêlés d’une jeune Albine avec son clan pour avoir séduit un jardinier bleu, Moudong, (p.81), sont l’occasion de démontrer que les exclusions, les apartheids, la construction des différences ne sont qu‘abomination et pires inventions d’esprits (même chrétiens) dépravés, pour dominer sur la base de philosophies archaïques depuis longtemps dépassées chez les gens réfléchis. La jeune Albine, et même avec un peu moins de spontanéité, le « Petit Monsieur, p.52» qui a déviergé une adolescente bleue, confirment que « les différences ne sont pas des contraires ».

On trouve aussi un personnage, le vieux-Bleu (p.61), le Melchior de l’Albin, certainement très attaché à lui, corps et âme, docteur-savane et qui a dû toute sa vie être entre deux chaises. Il fuit la compagnie des Rebelles (p.60) de l’En-Ville venus auprès de lui poser des questions, quant à l’existence toujours du Mahagony de la Réconciliation, dont ils sont à la recherche pour le détruire.

La Cohée du Mamantin :

Si un matin, l’En-Ville chaotique et bruyante est le point de départ du livre et du drame auquel nous allons assister, La Cohée du Mamantin sera le lieu nocturne et silencieux de la chute de l’ouvrage et le témoin privilégié de la honte, de la désertion, de la défection d’un usurpateur.

Nul doute comme à la page 48, avec l’évocation du concept de Tout-Monde (ici un fourre-tout musical) que Gerry L’Etang nous rappelle au bon souvenir de notre Penseur du Discours antillais, qui a écrit sur la Lézarde, rivière du Lamentin, et aussi sur la fameuse cohée du lieu ( voir ouvrage : La Cohée du Lamentin).

Notons que la mer est juste présente pour expliquer la fuite des uns et des autres. Elle est invisible, pas même un clair de lune. Si le vert des Pitons est glorié, ni le bleu du ciel, ni le bleu de la mer (l’auteur nous épargne-t-il le blé lanmizè ?) ne viennent ni prendre la parole, ni témoigner, ni accuser, ni comprendre, ni expliquer,

Les personnages :

En dehors d’une rapide présentation d’un curé étranger p.12, et de l’existence d’une place de la Chapelle (p.94), la présence d’un ancien bedeau de l’église Saint-Michel (p.61), l’Eglise comme institution n’apparait pas fondamentalement. Ni les forces syndicales, ni les forces de police. Les enfants sont inexistants.

Les noms sont anba-fèy, dissimulés. Une coutume africaine rapporte que le nom quotidien d’un nouveau-né est proclamé haut et fort devant la foule à la naissance, mais que son vrai nom lui est soufflé à l‘oreille. Nous n’aurions droit ici, qu’au nom publiquement crié.

Mais peu importe, c’est le personnage debout (ou couché, lâche) derrière le sobriquet qui compte. Très finement Gerry L’Etang, habile connaisseur de notre vie politique et culturelle, nous tire un sourire en coin à la lecture de certains traits ou définitions de ses personnages. Le seul qui est, dans le fond, visible et audible est le Poète, présent depuis la page 16, même si après avoir été porté au firmament dans des pages éblouissantes (p.39 et ss), est traité comme un vulgaire faire-valoir, un pantin, un mannequin de toile, au service d’une maléfique ambition, celle d’un certain I. Stanislas, qui confine à la trahison et mène au déshonneur (p.105).

La lecture est facilitée par le nombre réduit de personnages.

Il y a ceux qui apparaissent rarement, mais jouent un rôle, et servent parfois de transition rapide pour faire avancer une idée ou expliquer une situation :

Snow-Ball (p.12,14, et au chapitre 12, p.106). Ce personnage apparaît dès le début du premier chapitre. C’est une femme. Selon nos nomenclatures dermiques héritées de nos Maîtres, et que nous avons trop bien ingérées et appropriées, c’est une Kaprlesse, une Kap-Pitone de Coulée d’Or. Elle nous est sympathique.

Le clin d’œil est clair et nous nous reconnaissons dans ce prénom, nous nous remémorons la douceur multicolore des sinobols, ces desserts de notre enfance, avec la glace pilée colorée selon les différents parfums.

C’est une maîtresse femme, agricultrice active et marchande En-Ville, sur la conscience de laquelle va peser (p.106) l’héritage d’un manuscrit du Poète, un testament en quelque sorte, l’amertume de toute une vie.

Suzelle, la jeune Mamzelle (p.24, p.118), rejetée de Coulée d’Or, par Fussy, la maîtresse de son père. Séduite par I. Stanislas elle permettra de mettre à nu les pratiques et l’amoralité d’icelui. Mais elle le sauvera de la mort et partira avec lui.

Le troubadour territorial, chapitre 12, p.102. Il nous reste énigmatique. Il est décrit comme un nostalgique du continent originel (de la grandeur mandingue, p.103), «nain harmonieux hissé sur semelles compensées», comme un bouffon (aboubou, abouboudja !, p.103), comme un bavardeur, un menti-menteur. Il est totalement soumis à la volonté de I. Stanislas auquel il obéit au doigt et à l’œil. Il se rebellera (p.103) au moment de la chute de son mentor, quand ce dernier n’aura plus les faveurs des foules (p.106). Mais, après avoir rappelé que le Blanc-là-bas nous a ôté notre humanité en nous baptisant Bleu (p.16, 17) qui veut dire plus noirs que tréfonds de cale, plus ombreux que mille péchés mortels, c’est à lui, au troubadour territorial, que reviendra de glorifier (p.102) avec les mots du Poète, le Bleu, cette couleur noire (p.16), qui a embelli et enrichi tant de civilisations.

Le crieur de la rue Syrienne. L’auteur nous fait faire d’une part une belle remontée dans l’histoire de nos souvenirs de la rue Lamartine de l’En-Ville (menm prix ici !) et introduit une autre composante de la population martiniquaise, ceux de la Grande Syrie, puis du Liban.

Le crieur est le héraut de Fussy. C’est lui qui lit devant les foules hagardes et affamées, ses directives écrites sur du papier chiffonné.

Saut erreur de ma part, les habitants de «l’Empire du milieu» sont absents.

Et puis, il y a ceux qui mènent la danse et pèsent sur le récit.

Ceux-là se retrouvent quasiment tout au long des pages.

Tête-coco-sec pages 20, 35,36, 49, que nous perdons de vue et qui nous revient soudain dans un rôle inattendu aux chapitres 3, p.5 et 11. Un Major-profiteur, joueur invétéré de LOTO et de PMU, aujourd’hui désappointé, en colère, déçu, ruiné, à cause de l’isolement total du Pays vis-à-vis de l’extérieur. Tombé de son piédestal, il devient vulnérable, petit, l’exemple même de la vermine, et il finira bien mal.

I.Stanislas, lui, apparaît dès le deuxième chapitre, p.24 et refermera l’ouvrage dans un dénouement ni surprenant, ni improbable. Il est l’œil et l’oreille du Poète. Il veut ressembler et remplacer le Poète. Cet homme, le Chambellan, est cupide et malfaisant. Il aura un destin bien particulier.

L’Émérancianne, chabine (p.45), ex-femme du monde, esthéticienne de la bourgeoisie (p.35), en mal de clientèle, tombée au rang de «devineresse», omniprésente, calculatrice, matrone incontestable. Elle fera tout pour s’en sortir. Familière des compromissions.

L’auteur nous fait bien entrer dans son jeu trouble, dans cette façon très particulière de tromper la faim et son destin. Mais l’auteur nous la montre aussi sous un autre jour, sensible et intelligente. Elle sent confusément que la débâcle des Albins-Pays et la visite qu’elle effectue seule, dans le silence de la propriété abandonnée des Deschamps de Chastingoin du Plessis, peuvent l’aider à faire remonter des souvenirs intimes et lointains. Et en effet, et c’est un beau moment du livre (p.51 à 55), elle retrouve son enfance en y déambulant dans les allées et dans l’écurie transformée en remise pour repasseuse. Lui revient en mémoire «les brisements intimes» que sa bonne-maman lui avait confiés. La misère et l’indigence avaient poussé sa mère à la placer dans cette Grand’Case dès l’âge de 14 ans pour faire du repassage. Sa jeunesse lui a été volée, puis sa vie a été sacrifiée. L’Émérancianne n’a pas oublié les mots de cette grand-mère, surtout ceux qui lui ont révélé que son «grand-père» était «Petit Monsieur», le fils du propriétaire.

Je disais plus haut que ces pages sont belles et j’ajouterai, émouvantes dans la délicatesse du style, dans l’emploi des mots, dans le ton général donné par l’auteur. Il y a une histoire qui peut ressembler à bien des histoires de vie auxquelles nous n’avons pu échapper. Nous sommes placés devant des faits souvent reproduits et qui n’ont pu empêcher, dans ces temps difficiles et inextricables, que nous grandissions, que nous nous opposions, que nous résistions, que nous bâtissions. Je ne sens pas d’amertume dans ce récit qui n’oblitère pour autant ni la douleur ni le désespoir des situations, mais qui, à la fin, fait la démonstration qu’avec l’expérience et le temps, la dignité a été une arme contre le dédain, contre l’indifférence, contre l’exclusion.

L’Émérancianne, encore sous le choc de ces souvenirs ravivés, continue à se promener et pénètre alors dans la grande demeure fantôme, sans vouloir ni casser ni voler, et découvrira (p.55, puis 67, puis 81) le carnet intime à peau rose de la jeune Albine qui séduira le jardinier Moudong.

Je suis, toutefois, interpellé par sa fragilité et son désarroi. Elle, peut-être plus que d’autres, a mal supporté la perte de son rang social et de ses revenus. Elle est tombée bien bas. Le choc que décrit Gerry L’Etang est terrible (p.45). Un matin d’une nuit d’insomnies et de cauchemars, L’Émérancianne se réveille et croit avoir la visite de quelqu’un qui l’effraie. Atrocité ! La tremblade la prend. En réalité, elle ne se reconnait pas dans un miroir qu’elle finit par briser, dans une rage folle. L’Émérancianne est branquebalante, horrifiée. Serait-ce l’Île qui oscillerait, qui se regarderait au fond du trou et ne s’accepterait pas? Un «vieillard ex-chabin», son voisin, essaie de la réconforter et lui apprend le départ des Albins-là-bas. Alors, elle comprend que tout est perdu et elle donne son au-revoir aux Albins-là-bas dans une violente et vulgaire diatribe qui révèle au fond sa vraie personnalité.

Fussy, apparaît page 21, puis réapparait (obèse) tardivement aux pages 77, puis 89,93, 94/95, 97, 109). C’est l’un des seuls personnages affublé d’un patronyme (dame Maglot,p.93), dont nous prenons connaissance (p.93) lors de la rencontre assez cocasse entre elle et L’Émérancianne.

C’est une sacrée bonne femme, obèse certes, mais au caractère trempé, qui a quitté l’En-Ville pour Coulée d’or. C’est un chef, une organisatrice, responsable d’un projet.

Quelle langue et quelle manière d’écrire a choisi Gerry Etang pour nous édifier ?

Créolité sans surprise.

Gerry L’Etang se situe dans l’école de la créolité, (voir plus haut) mais sans suivre totalement le chemin de Raphael Confiant, ou de Patrick Chamoiseau. Ses phrases pour la grande majorité d’entre-elles, sont facilement lisibles pour un lecteur français normal. Mais on peut trouver, « Ils étaient bon un peu de bougres méchants, p.75», plonger-descendre (p.11). Bien sûr dans des paragraphes où l’emportent, gouaillerie, coquineries, violence incontrôlée et vulgarité, nous sommes dans du Afarel.

L’auteur toutefois respecte «la langue aujourd’hui effacée» (p.39) et «la langue défunte» (p.42), d’abord en faisant le Poète la parler (« Jeune-gens, nou la, nou poko mò…Poko », p.42, in fine), mais aussi en employant (voir tableau en annexe) 147 mots créoles ou expressions culturellement nôtres. Certains sont présents dans la dernière édition (2022) du dictionnaire créole-français de Raphael Confiant.

Ensuite, Gerry L’Etang crée son lexique, un vocabulaire et une écriture pour nous surprendre et nous faire croire que nous sommes dans une pure fiction. Il appartiendrait donc au lecteur averti de bien comprendre de quoi il en retourne et de se faire sa propre interprétation des événements.

Alphonse de Lamartine, sur Gutemberg : «L’écriture transporte d’un sens à l’autre la pensée. La parole communique la pensée de la bouche à l’oreille par le son ; l’écriture saisit le son insaisissable au passage, le transforme en signes ou en lettres, et communique ainsi la pensée de la main aux yeux».

Le premier mot qui nous fait écarquiller les yeux et nous donne à réfléchir sans trop péter nos têtes, cependant, p.12, est le mot Kaprlesse. Il s’agit d’un féminin, car c’est l’adjectif accordé qui le prouve et ensuite cela est corroboré par le nom de la personne qui le porte, Snow-Ball, une femme.

Ensuite nous avons un pluriel, p.12, des Kaprlis. Au singulier, p.21 un Kaprli

Puis, page 14, les Kap-Pitons, il s’agit de Kaprlis qui habitent les Pitons.

Puis viennent à notre rencontre un apothicaire mulkaprle, p.18 et des Mulkaprlesses, (p.19) ; même une Mulkaprlesse blondasse (p.34).

Manifestement, entre le p et le r, la voyelle e est muette. Gerry L’Etang connait, et peut-être pratique ces écritures, ces Cultures dont les langues utilisent ces traditions. Il veut nous les faire partager, sans toutefois trop nous bousculer, bien que la prononciation de ces mots ne soit pas évidente. Dans un entretien, l’auteur indiquera que Kaprli est un mot tamoul (Karuppu) créolisé, signifiant noir.

Il crée des catégories ethniques :

Les Bleus : p.16, 17 (bleusaille), qui veut dire plus noirs que tréfonds de cale, plus ombreux que mille péchés mortels.

Les Albins-là-bas, p.17

Les Albins-Pays, l’albinaille p.30

Il crée des lieux nouveaux :

Francès, p.51

Mamentin, p.54

Il réinvente un journal quotidien :

Métropolis , p.36

Il rebaptise l’Histoire :

Schleuchlèr P.66

Nous allons maintenant nous attacher à l’étude de différentes situations.

Les Albins.

Les Albins-là-bas.

La désapparition fait le point sur l’Histoire et semble régler des comptes. Les pages sur notre passé (Galibos, Albins, Bleus, Zends) sont écrites avec justesse, avec une économie de mots sans l’habituel déversement de plaintes et de larmes. La précision des termes et des situations suffit largement à résumer ce que nous savons déjà et qui est simplement nécessaire à l’argumentation de l’ouvrage.

Les Albins-là-bas (apparition au chapitre 5, p. 45) sont partis, ont quitté l’île, «avec la couleur blanche dans leurs bagages». Ils avaient retiré leurs pieds du pays (référence à Saint John Perse, cité par ailleurs, p.105).

Ce qui est surprenant, mais compréhensible dans le cadre de la quête des désirs perdus, c’est que nos Bleus ne voient pas dans ce départ, une quelconque séparation idéologique, politique, historique et culturelle, mais un manque à gagner : « …ils ne nous (auront) rien laissé, p.46)».

Les Albins-là-bas, représentants des hauts dirigeants politiques de Là-bas, plient donc bagage, en douce, « l’avant-veille. Nuitamment ». (p.47). Si on demandait à un quidam bleu, un Kaprlis de la rue, où ils sont passés, il répondrait : «ils viennent tout juste de glisser». Ce départ, de nuit, en cachette, tel que nous devons le comprendre, est une fuite qui a du sens. C’est comme si les Albins-là-bas, de vrais Pilates, étaient enfin trop heureux de se débarrasser du problème kaprlien. Qu’ils se débrouillent ! Ce cargo qui n’arrive pas, la bonne aubaine !

Bien entendu, nous nous dupons nous mêmes, comme d’habitude en faisant rôle de ne pas comprendre le départ des Albins-là-bas : Pourquoi se sont-ils évaporés ? Réponse des Kaprlis : « Comment, pourquoi ? On n’y saisissait nada (p.48) ». Comme un grand regret, malgré tout. Pourtant (p.19), la rumeur laisse entendre qu’il s’agirait bien d’un largage, d’une revanche de « l’extrême droite Là-bas ».

Les Albins-Pays :

Les Albins-là-bas, ont aussi abandonné à leur sort les Albins-Pays. Il faut donc pour les Kaprlis de l’En-Ville, une longue marche, vers la côte atlantique et dans les campagnes du Francès, pour aller reprendre ce qui a été volé aux Bleus, aux Zends, et au Pays. Il y a bien sûr, et c’est obligé, la récupération de la richesse matérielle accumulée. Rien ne sera trouvé. Mais aussi (et là, l’auteur est subtil) retrouver l’Arbre de la réconciliation, appelé ici «Le Mahagony (nouveau clin d’œil à E.Glissant) de la réconciliation» et le déchouquer (p.59), l’oublier, l’enterrer en quelque sorte. Cet épisode historique, controversé à l’époque (absence du Chambellan, p.59) avait fait grand bruit, mais marquait une étape importante pour la rencontre improbable de deux mondes. Ce Mahagony du «raccommodement (p.59)» a disparu et reste introuvable. Les Albins-Pays l’on-ilst emporté avec eux ? Serait-ce, comme la preuve tangible de leur bonne foi, dans la démarche engagée ? C’est comme emporter dans sa valise, avec soi, les racines et la terre d’un pays qu’ils avaient fait leur (une Albine pleure page 114 : «quitter cette île était un déchirement») dans des conditions historiques qui défiaient l’Humaine condition. Et dans des pages d’une écriture ciselée, l’auteur semble nous expliquer le pourquoi et développe toute l’ambigüité de la question du vivre ou du non vivre ensemble qui a perturbé ces dernières cinquante années.

Dans les pages 111 à 113, nous assistons à la réunion (la Grande Assemblée) des Albins-Pays, au cours de laquelle le départ sera justifié et organisé. C’est un Patriarche qui préside, un dimanche 26 décembre, date non choisie par hasard par l’auteur. Date d’un renouveau du monde, date qui justifie le titre du chapitre «Le lait et le miel». Date qui permet de plonger en soi et de faire en quelque sorte une profonde confession, et le Patriarche d’avouer :  « Cependant si nous avons souffert, nous avons aussi fait souffrir ». « Rester n’est pas jouable (pourquoi G.L emploie-t-il ce verbe ?), [Nous devons atteindre les rives] d’une île autre où coulent le lait et le miel […] où nous prospérerons». Et le Patriarche, à la recherche de la terre promise, nous abandonne ce Pays. A nous, ces gens qui essaieront de survivre incertainement (p.112) sur place, il laisse les domaines, les demeures vides, et les commerces ruinés, car le cargo n’arrive pas.

L’auteur (p.47), après avoir, sans trop s’étendre mais sans concession aucune, passé au scalpel un système et rappelé l’intrusion violente, de ce côté de l’océan, des prédateurs venus du Septentrion, ravager, détruire, renier Hommes et Cultures, nous fait donc assister à ce revirement personnel du Patriarche (p.112) qui ressemble davantage à une pénitence (un 26 décembre) qu’à une réparation. Le Grand Albin-Pays se rappelle à sa propre humanité.

L’auteur distingue bien le Patriarche et son clan majoritaire, de jeunes Albins-Pays déçus par un tel discours et qui voudraient au contraire, tout détruire, ne rien laisser à ces « ingrats » de Kaprlis (p.120), en oubliant même les quelques pas (p.112, dernier paragraphe) qu’ils avaient fait en leur direction avec la bénédiction et le soutien du Patriarche. Intéressant, et certainement vécu ou constaté, qu’une partie jeune des Albins-Pays, instruits (cf Godefroy, p 81 et ss) soutiennent encore les «thèses d’un archaïsme avéré de l’insupportabilité, de l’infréquentabilité, de l’homogamie». (voir « Antilles en colère, p.163/164 »). Notons -et cela est intéressant- que la jeune Albine qui s’est trouvée si bien dans les bras de Moudong est « irréparablement, (p.113)» déçue par l’attitude de ces jeunes réfractaires, dont elle ne voudra plus entendre parler.

L’hypocrisie, la duplicité, l’ambigüité, la dissimulation, les faux-fuyants sont décrits de plume de maître par Gerry L’Etang, dans un français on ne peut plus savant, dans une langue innocente, voire souriante en même temps, dans ces pages (p.67 et ss; p.81 et ss) où la transgression des couleurs se détermine dans un rapport sexuel désiré, et où aussi la liberté ne saurait exister sans la conquête d’un corps de jeune fille albine, dans un cri de victoire bien connu, et qui nous a bien souvent tiré de grands éclats de rire : » Vive Shleuchlèr ! ». La liberté formelle enfin transformée en liberté réelle ?

Gerry L’Etang a donc lu Frantz Fanon, qui, dans «Peaux noires, masques blancs», Chapitre 3, «L’homme de couleur et la blanche», rapporte dans les années 50: «Il y a une trentaine d’années, un Noir du plus beau teint, en plein coït avec une blonde «incendiaire», au moment de l’orgasme s’écria : «vive Schoelcher». Après avoir expliqué le rôle de Schœlcher dans le décret de libération de 1848, Fanon poursuit : «On nous objectera que cette anecdote n’est pas authentique ; mais le fait qu’elle ait pu prendre corps et se maintenir à travers les âges est un indice : il ne trompe pas».

Mais, il y a un dernier compte à régler avec les Albins-Pays. I. Stanislas, un personnage, majeur de ce livre, sur lequel nous reviendrons, prend sa revanche dans une fausse alliance de dernière minute avec les Albin-Pays, qu’il roule dans la farine en leur donnant une fausse carte maritime qui ne les conduira, nous pouvons le deviner, nullement vers la terre promise, vers «le lait et le miel». I. Stanistlas est le compère lapin, le dissimulateur, le profiteur. Il est l’égoïsme incarné, le roublard par essence.

Les Albins-Pays s’en vont donc, après que les Albins-là-bas les ont eux aussi abandonnés « pour toujours », (p.61), et ils nous laissent face à nous-mêmes. « La fin d’une histoire, de siècles d’Histoire (p.61). »

L’Organisation dans la crise :

Comment les Bleus, les Kaprlis, les désorientés, les déçus, les orphelins des Albins, vont-ils s’organiser pour renaître, pour réapparaître?

Le désarroi est donc total. Gerry L’Etang oppose l’En-ville et Coulée d’or. Il oppose la saleté et la pollution de l’En-Ville au maillage de jardins créoles de Coulée d’or. Il oppose les pleurnichards assistés de l’En-Ville à ceux de la terre, les Kap-Pitons qui n’ont pas le temps de quémander et se sont vite mis au travail. Il oppose ceux qui attendent tout du Verbe, et ceux qui ne comptent que sur eux-mêmes. Il oppose le bitume et la terre souillée de l’En-Ville à la promesse des terres défrichées des cinq Pitons.

Ceux de l’En-Ville, de Coco-L’Echelle :

Ce sont les mutants, ceux qui sont tombés corps et âme dans le piège tendu par la surconsommation et qui sont les tenants du culte du cargo messianique, dont ils attendent, gloutonnement, le déversement de toutes les nouveautés dont l’autre monde, lui, producteur de richesses, va les abreuver. Ceux d’En-Ville ont aidé à la contenairisation du Pays et sont montés au front pour exiger la mise à disposition, puis la satisfaction de nouveaux besoins, toujours et encore.

Les premiers désorientés et perdus, ce sont eux. Le chapitre 1 les met en scène. L’écriture est rapide, virevoltante, agressive, violente. L’atmosphère de ce chapitre vous prend à la gorge et s’en dégage une angoisse, celle de ceux qui ont perdu pied et voient leurs rêves s’effondrer, celle de ceux qui pleurent devant le blocage du processus heureux de dépersonnalisation, celle de ceux qui enragent de voir que leur conquête du monde par la soumission au désir des objets est bloquée. Là-dessus, les pages 15 et 16 sont édifiantes : «ils achètent, achètent, achètent». Il y a aussi ceux qui, assommés, se recroquevillent parce que ne reviendra pas le temps du déversement sur les quais de choses aussi belles que : « soieries, parfums capiteux, mangeailles Deluxe, vins plus fins que la finesse même». Ainsi que les «quatre-roues carrossés». Les plus exaltés (p.23) exhibent de nouveaux écriteaux et tempêtent : « Du roquefort, du champagne, les biscuits longs qui vont avec». Et à tue-tête réclament «LE CARGO ! LE CARGO !»

Ils ont été infantilisés et ils ont cru que «la fascination de l’objet présenté comme universel, comme indispensable, était consubstantiel à l’homme moderne» (A. Lucrèce). Ils ne sont plus rien, ils n’existent plus. Il n’y a plus ce bonheur de vivre un hédonisme permanent. Dans «Les Antilles en colère», à la page 47, les auteurs citent Axel Honneth, que je reprends, pour appuyer le ressenti du vide de ceux d’En-Ville : « l’estime sociale d’une personne, ou d’un groupe, est si clairement liée à leur pouvoir de disposer de certains biens que seule l’acquisition de ces derniers leur apporte la reconnaissance qui leur est due ».

Quand tout a été dévalisé et qu’il n’y a plus rien, p.101, ceux d’En-Ville, délabrés, («les vêtements flottaient même en l’absence du vent») se retrouvent dans les jardins à la française de l’ancien Hôtel-d’En-Ville et en appellent à la providence, au Bienfaiteur, au Poète, au Père. « Que le Poète déclame sa parole, tout sera arrangé (p.23) !».

Il nous faut alors étudier ce personnage clé, I. Stanislas (Gerry L’Etang fait-il là allusion à un personnage affublé d’un qualificatif peu glorieux dans un succès musical de 1971,p.106?) qui en réalité est celui qui tient, ou qui croit tenir en main la plèbe et la meute gouailleuse de l’En-Ville.

Il apparait très tôt, dès le deuxième chapitre, p.24. Il fait comme irruption, il « surgit », stature « bouddhesque », gros-gras-vaillant. L’homme n’est jamais présenté à son avantage et le lecteur doit tout de suite s’en méfier…et le suivre prudemment.

On comprend vite qu’il n’a pas d’existence propre. Il ne vit qu’à l’ombre du Poète. Il n’a pas de consistance malgré sa corpulence. C’est un courtisan, un fieffé coquin, un protégé. Un exécuteur des basses œuvres. C’est aussi un ambitieux qui a raté le coche, adepte du papalam, et «plus cunnilinguiste», que sociolinguiste, lui reproche le Poète (p.26).

La proximité d’avec le Poète, qui le protège malgré tout, (p.27), lui fait croire qu’il a l’étoffe d’un chef et il essaiera de reprendre les choses en main, donner des directives, de commander, donc d’exercer un pouvoir (p.27).

Que cherche Gerry L’Etang à nous faire comprendre ? D’emblée, qu’il n’est pas un exemple, mais qu’il est un contre-exemple. Ce politicien madré connait la faiblesse de ceux qui ont faim et sait comment s’y prendre pour les rallier à sa cause, lui qui dans un partage inégal (p.71) –qui sera malgré tout dénoncé (p.73)- voudrait les faire trimer à son avantage.

D’abord I.Stanislas va s’appuyer sur le Verbe, va fonder son action sur l’idée acquise que le Poète vivant s’est fait Verbe. Répéter à souhait que la grandiloquence, la force de la pensée du Poète-Grand (p.103), l’adhésion sans borne à son «modèle de langage» seront les détonateurs du changement et la solution à la crise, à la faim qui tenaille, à cette malédiction qui est tombée sur l’En-Ville.

Puis I.Stanislas va mobiliser les masses dans un gigantesque projet, car I. Stanislas est de l’En-Ville, de Coco-L’Echelle. Il voit naturellement grand. Il est cultivé, il s’est frotté au M aître. Il connait les douze travaux d’Hercule (p.71).

Comment trouver de la terre non empoisonnée, la labourer et y semer des yanms? Il faut aller vite. Casser des kilomètres de routes dans la plaine du Mamentin (p.71), enlever l’huile lourde, creuser et trouver la terre à ensemencer.

C’est un hâbleur, un bonimenteur, sûr du soutien et de la confiance du Poète, il sait haranguer les foules nécessiteuses, il sait leur vendre son projet qui, à n’en pas douter, a l’aval du Maître.

C’est l’échec, « la désillusion incommensurable », la terre est pourrie, souillée, ingrate. I. Stanislas, est malgré tout abasourdi, déconfit, mais se sentant en danger se ressaisit vite et s’en sort en dirigeant les « ramassis de médiocres » vers le domaine de l’Albin, en contiguïté des Pitons. Et en leur absence il continuera à étudier une carte étalée sur ses genoux et qu’il avait soustraite au regard des manants.

Le ramassis de médiocres se met donc en marche. Après un long périple, ils arrivent aux Pitons, où ils découvrent le paradis planté (« Bon-Dieu-Seigneur, ça c’est le paradis », p.77) et verdoyant. Mais ces « accourus de l’En-Ville  (p.77) seront repoussés comme de vulgaires intrus et comme sbires de «ce vicelard de Chambellan». Ils s’en retournent donc Gros-Jean comme devant.

Voici alors venu le temps de la revendication et de l’appel au Poète, le Bien-aimé (p.105), au « Bleu fondamental (p.101) ».

Les gueux, «les délabrés», les «insatiables ignares», les «hailloneux», les «chiens habillés en hommes» (p.106), se rassemblent alors dans les jardins de l’Hôtel de l’En-Ville, sous la fenêtre du Poète, lui le Bienfaisant, (p.28) et attendent son apparition sur le balcon, promise par I.Stanislas, afin qu’il leur délivre la bonne parole. Les mensonges et boniments se succédant sur la non-venue du Poète, la foule occupe violemment le bureau et s’arrête, intimidée, devant la Culture du Monde qui y habite les murs et armoires (p.104/105).

C’est alors que les yeux du peuple rageur s’ouvrent et, victime d’une énorme supercherie – le Poète a disparu depuis longtemps et c’est un mannequin de toile que I. Stanislas utilisait pour maintenir la foi vivante du Peuple – se lève et terrasse le Chambellan qui est laissé pour mort (p.106).

Ces épisodes posent problème.

Gerry L’Etang est allé très loin dans l’audace et la critique d’une société moribonde au dysfonctionnement calamiteux, mais la lecture de ce passage pose problème et nous peine.

Le Poète est manipulé, il n’est pas représenté dans un habit à hauteur du Verbe qu’il incarne, mais est ridiculisé dans un accoutrement, dans les haillons d’un vulgaire mannequin de toile. Le Verbe n’est plus une «émerveille», il est tombé au rang du mot quotidien sans saveur, il a été rabaissé au niveau du mot simple, banal, sans magie, sans art. Il aurait même, aux dires de I. Stanislas, été enterré par lui, nuitamment et en secret, sans cérémonie, au pied de la fontaine, dans la cour de l’Hôtel d’En-ville.

Pourtant dès le début du livre, l’auteur porte le Poète au pinacle de son extrême admiration. Les pages qu’il lui consacre sont magnifiques et l’écriture on ne peut plus belle. Pour nous sortir de l’ornière dans nos têtes, pour nous convaincre que Bleu is beautiful, le Poète (p.16/17,41) « avait posé le bâti de sa voix », et il était venu avec «sa verve d’émerveille». Il avait  «même inventé, saphir magnétique, un modèle de langage qui ébahissait jusqu’aux gardiens du temple». Le Poète était «l’inouï du Verbe, p.19 ». «Il a une parlure somptueuse, impareille, dont la conséquence est son colossal talent». «Il a une parole d’étincelle, p.27 ».

De la page 39 à la page42, L’auteur nous fait accompagner le Poète dans «une de ses en-allées à travers fonds, mornes, ravines…». Pages mémorables qui nous font pénétrer dans l’intimité de la pensée du Poète qui se livre, mais – plein d’humilité- reconnaît qu’il n’a peut-être pas réussi à relever l’étendard de notre race». Il émet alors un regret (p.42): «Qu’ont fait les miens de ce combat ?».

Ceci nous réconcilie avec l’auteur. Je pense que c’est cette dernière interrogation, peut-être celle de l’auteur et de bien d’autres, qui a poussé Gerry L’Etang à décrire si longuement I. Stanislas et de le rendre si odieux. Il a voulu faire un contraste saisissant entre dévouement et dévoiement et monter que l’héritage du Maître avait été dilapidé entre de mauvaises mains. Il fallait condamner tout détournement de sa pensée pour des intérêts personnels qui excluent une vraie vision historique pour «ce tout petit district de l’univers… où il y a largement matière à la désespérance (p.42) ».

Notons que dans cet ouvrage, il y a aussi des prairies lumineuses et des restes d’humanité. On peut lire page 123, et ce sont les dernières phrases du livre : « (I.Stanislas et Suzelle)…ne virent pas la pluie qui fifinait sur l’hôtel d’En-Ville, déserté, humectant les brassées de fleurs indigo, sauvages, déposées pieusement à l’entour de la fontaine».

I.Stanislas a tout de même, dans cet ouvrage et dans le projet de l’auteur, un sacré toupet et une chance étonnante que seuls son égoïsme, son incroyable culot et le mépris des autres peuvent faire comprendre.

Cette carte, son portulan, volée au Poète, cachée un temps, furtivement, au regard des miséreux venus lui réclamer une solution pour pallier la non-arrivée du cargo, faisait partie d’un plan certainement ourdi bien longtemps à l’avance (p.123) pour fuir le Pays et se renier. Donc, il couillonne tout le monde, (même la mémoire du Poète), sans oublier les Albins-Pays à qui il donne une copie erronée de sa carte, sa dernière revanche.Sauvé de la mort par une Suzelle (p.118) qu’il avait naguère séduite au grand dam du Poète (p.25/26), il va s’enfuir vers Kisiwa, à l’aplomb d’Alnilam.

On devine que les Albins-là-bas ont pu regagner l’Autre-bord. On pense que les Albins-pays vont se perdre en mer selon les vœux de I. Stanislas.

I.Stanislas, lui, maintenant grand navigateur, armé de son portulan, part dans une barge et nous décrit sa terre de lait et de miel, son paradis (p.121). Cet homme qui est l’incarnation même du mal politique, dans un élan biblique, tel un Noé, embarque dans son arche avec Suzelle pour refaire un nouveau monde, dont il décrit à l’avance, avec force détails p.121, 123, les délices. Mais on ne change pas un démon qui gagne. Il revêt une fois encore, sans vergogne, l’habit du Maître. En effet, alors qu’il est au sommet de sa trahison et du mensonge, il fait, une fois de plus, référence au Maître dont, tout seul, il exhausserait les vœux, mettrait en action les pensées: «sauver son peuple en l’y menant (à Kisiwa, p.121)». Il refera le monde avec Suzelle. Au commencement étaient I. Stanislas et Suzelle.

Tout semble donc aller au mieux pour ce peu respectable personnage. Nous sommes ébahis, surpris et essayons de réfléchir à ce qu’a voulu signifier Gerry L’Etang. I. Stanislas ne doit pas être pris pour un héros positif. En réalité, comme les communautés albines, I.Stanislas est chassé du pays. Les Kap-Pitons n’en veulent pas pour demain. Le projet de I.Stanislas, lequel pense que «partir, c’est mourir un peu, rester c’est mourir beaucoup (p.117)», respire l’utopie (pas l’utopie créatrice) et dans sa folie des grandeurs, il devrait échouer, car c’est un impatient. Tout reconstruire demande du temps et de l’adhésion. Et la folie pointe déjà dans sa description par trop idyllique et idéalisée de son paradis ancestral à redécouvrir. Cela semble trop beau. Il ne mériterait pas de bénéficier de son sens de la pwofitasion et de son goût de la prédation. Son rêve est si fort en lui, qu’il deviendra un mirage, une illusion. Dans sa perte il entraînera Suzelle, qui a toujours cru en lui, mais qui n’est nullement dupe, elle à qui il a déjà assigné des tâches liées à une quasi servitude, (p.123 § 2).

De toute façon son destin est déjà prophétisé, scellé (p.107) car le Poète prévient que le «timonier est égaré».

Il y a donc ceux qui restent et referont le Pays. Ceux de Coulée d’Or

Manifestement, Gerry L’Etang se positionne clairement pour Coulée d’or et nous prépare au dénouement de cette aventure littéraire. Après ce passage éruptif du quatrième paragraphe de la page 13, la langue change, le rythme est plus tranquille et la beauté apparaît dans le texte. Gerry L’Etang devient poète lui-même et lyrique. «Le matin se lève sur les Pitons, majestueuses turgescences du nord-ouest, quintuple excroissance volcanique aux pentes abruptes». Au milieu, un jardin de cases, c’est Coulée d’or. Le décor est planté

Un paradis, mais sur terre, avec l’abondance et la générosité de la terre (p.14). Cela respire la sérénité, le calme et la confiance. Et il y a les Kap-Pitons, ses habitants qui, le sourire aux lèvres accompagnent des yeux Snow-ball, laquelle la tête chargée de fruits et légumes descend vers l’En-ville, déjà déboussolée, qui la dévalise en un rien de temps.

C’est alors qu’intervient Fussy (p.21) qui a quitté l’En-Ville pour rejoindre « un Kaprli lubrique » à Coulée d’Or. Sacré personnage !

Les gens de l’En-Ville, dans «un étrange convoi, p.76)», après l’expérience ratée du défrichage des autoroutes, après l’échec des diverses visites des demeures vides des Albins-pays, après le vain espoir d’une intervention salvatrice du «Bienfaisant», sur les conseils de I. Stanislas, se rendent à Coulée d’or en cours de fortification pour se protéger d’un gang d’éventreurs.

La page 77 est une entrée en poésie bucolique et un hymne au travail agricole. «Les accourus de l’En-Ville faillirent en chavirer-tomber d’éblouissement, il y avait bail qu’ils n’avaient vu telle corne d’abondance. Une Kaprlesse encore vaillante clama, avant de sombrer en mal-caduc ; « Bon-Dieu-Seigneur, c’est ça le paradis!».

Nous sommes donc en présence d’un cadre organisé, sans panique, où on réfléchit, où on pense avenir en protégeant des rapines, cultures et hommes. L’organisation en est précisée par le crieur de l a rue Syrienne (p.89) : «Il y a les communautés des Grands Pitons, des Moyens Pitons, et des Petits Pitons…»

Quand ces égarés de l’En-ville demandent à voir un responsable en s’appuyant sur l’autorité de I.Stanislas, c’est Fussy qui se dresse devant eux et qui ne s’en laisse pas compter, p.78  :«Rien à cirer de votre vicelard de Chambellan ! Quant à la terre, il faudra la trouver ailleurs. Celle-ci est nôtre». Et avant qu’ils ne décampent, elle, qui s’étonne que maintenant ceux de l’En-ville s’intéressent à la glèbe, leur donne un sévère avertissement : «Faites savoir à la vermine de chez vous qui vient à la ténèbre détriper les miens, que nous ne comptons pas demeurer bras croisés. On l’attrapera, la décharpillera !».

Plus tard, on comprendra (chapitre XI) avec quelle férocité Fussy (on ne connaît pas le reste des responsables de Coulée d’Or) défend sa terre, cette « enclave au sol incorrompu». Rejouons–nous avec nous-mêmes ces grands épisodes des Nègres-marrons, chez-nous, à la Jamaïque, au Brésil, en imposant une gestion autonome, voire indépendante, de terres en dehors ou en opposition au système dominant?

En tout cas, on peut dire d’une part, que pour la protection et la prospérité de Coulée d’or, dans le cadre de l’ordre, de la discipline et du travail, Fussy explique l’obligation dans laquelle elle se trouve – et sans état d’âme- de procéder à l’exécution cruelle de jugements expéditifs ; mais d’autre part que pour la renommée de Coulée d’Or, elle prend en compte de façon calculée la souffrance de ceux d’En-Ville qui méritent de temps à autre -triés sur le volet- de partager un festin et les fruits du labeur des Kap-Pitons.

Fussy et les Kap-Pitons ne fuient pas le Pays, mais veulent l’organiser différemment et pratiquer l’autosuffisance alimentaire. Dans l’immédiat, et pour reprendre André Lucrèce dans «Souffrance et Jouisance aux Antilles», «ils veulent construire un univers de survie, avant de devenir un univers de vie». Et cela demande du temps, de l’organisation et une belle adhésion de ceux qui bâtissent puis mettent en œuvre le projet. C’est le retour des solidarités. De la reconstruction du pays et des hommes. C’est l’espérance d’une stabilisation des esprits et de la société. Et nous en revenons au propos de Monchoachi : «Le disparaître est une modalité de préservation et de sauvegarde de l’existence». Et il cite Massimo Cacciari : «Tiré du chaos…l’esprit se sent à nouveau créateur». La campagne (voir « Les Antilles en colère », p.97) a en mémoire «l’empoisonnement des terres, de la matrice-terre du Pays qui a subi une vraie stérilisation-castatrice. Elle a subi une salissure mutilante».

Fussy va-t-elle, comme il est suggéré dans le même ouvrage à la page 175, être à l’origine «d’un type d’économie mettant en avant une production culturellement et humainement liée au développement d’une paysannerie et à l’émergence de réseaux de petits marchés proches du consommateur ?». Selon les auteurs, l’Hyper marché est comme un non-lieu, alors que le marché traditionnel est lieu de grande connivence et de création culturelle.

Fussy représente l’identité rebelle, la dimension guerrière et imprévisible de l’antillais. (Antilles en colère, p.163). Elle veut ré-enchanter le monde.

Elle veut re-habiter le pays, se réapproprier des terres agricoles…pour les travailler, semer et produire. Remplacer les semailles d’objets et vivre mieux en consommant autrement.

Les autres de l’En-Ville, sont laissés pour compte avec leurs illusions et désillusions (p.74), avec la dépendance au Bleu fondamental. Eux aussi ont perdu doublement et la protection du Poète-Papa et l’opulence et la magie des objets. Eux qui ont été livrés et soumis à la plus grosse des duperies, à la plus insupportable des supercheries. Eux qui «façonnés pour le marché», croyaient atteindre «un statut social supérieur», alors que le consumérisme les entraînait dans «une aliénation douce».

Eux habitent, et ne l’auront peut-être pas compris, «une terre du mal-jouir» (in Les Antilles en colère, p.188)

Pour conclure sur ce passage, notons que Gerry L’Etang est tout à fait, dans son projet, en phase avec José Saramago « …(Saramago), invente des «mondes possibles», et nous invite à la réflexion, manifestant souvent une préférence pour les héros anonymes et opprimés, les femmes salvatrices et les situations les plus inattendues».

Pourquoi en est-on arrivé là ?

Nos sociologues nous avaient déjà avertis et le titre même de leurs ouvrages est assez parlant :

«Martinique, la société vulnérable» L-F Ozier-Lafontaine (1999)

«Souffrance et jouissance aux Antilles» de André Lucrèce, an 2000

«Les Antilles en colère» d’André Lucrèce, L-F Ozier-Lafontaine, T. L’Etang (année 2009)

De ces ouvrages majeurs, je vais essayer de tirer des éléments forts pour tenter de comprendre La désapparition :

Dans «Souffrance et Jouissance aux Antille», André Lucrèce cite, et c’est perturbant, Alexis de Tocqueville  (1805-1859) : « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils s’emplissent l’âme ».

Dans notre société « énervée et agitée », la modernité a trop vite fait irruption et nous n’avons pas eu le temps de la voir venir et d’y réfléchir. Si bien que nous, embarqués malgré nous, avons été victimes d’un déraillement, d’une sortie anarchique de la ligne tracée par la société moderne. «Nos sociétés n’ont pas été préparées à une mutation aussi rapide : Chez nous le désordre l’emporte sur la stabilité. « L’effectuation de ce mouvement que l’on nomme la modernité ne se produit pas toujours dans l’apaisement…». Et Duvignaud est cité qui dit que « Nulle part, l’homme n’est soumis au changement sans éprouver de commotion ».

La modernité, c’est l’advenue d’une société de consommation dans un Pays-Île qui ne produit plus guère de marchandises. On pourrait presque parler d’hyper-consommation dans cette société «à construction bricolée et non architecturée». Dans «Les Antilles en colère», on peut lire : «Le système de consommation en Martinique, tel qu’il est basé sur un cadre quasi exclusif d’importation, est parvenu à un niveau objectif de démesure». «La saturation des désirs, liés à la marchandisation sans fin qui nous est proposée, ne nous mène nulle part et surtout pas à l’épanouissement individuel et collectif». C’est pourquoi, nous vivons –peuple abandonné- dans l’ivresse de notre irrationalité, dans le registre de l’inattendu, de l’incompréhensible et de l’angoisse». Dois-je citer Alejandro Jodorowsky …et me tromper ? : «Il faut se débarrasser de la peur enfantine de ne plus être aimé, c’est-à-dire, d’être abandonné».

Le désir d’appropriation des objets est si insatiable (V. de Gaulejac) et l’hyper-consommateur se croyant dans le camp des maîtres du monde (I. Ramonet), que A. Lucrèce va jusqu’à dire que nous devrions retrouver «une exigence éthique». Et dans « Les Antilles en colère », on peut comprendre que renoncer à ces pièges ce serait «s’enrichir les consciences». Car les habitants de nos pays, y est-il dit encore, « vivent dans une sorte de déchirure de la conscience : travail, famille et sollicitation multiples et de désirs annelés cherchant la saveur d’un bonheur dans le monde des objets».

Il y aurait donc comme « Une trahison de l’opulence » (J.P Dupuy et J Robert) et comme nous sommes pris dans la gangue de l’assistanat permanent et de la dépendance totale, ces auteurs pensent qu’il nous faut sortir de la «…contre-productivité –ou productivité du contresens- ce processus générateur de demandes illimitées de prise en charge qui constitue le noyau de la «crise des sociétés industrielles», et j’ajoute, dans laquelle, nous Martiniquais, nous donnons l’illusion d’appartenir.

Voici à mon sens, comment il faut lire La désapparition, comme une mise en pratique, comme illustration, comme une réalisation dramatique des hypothèses de ceux qui ont le mieux étudié, de l’intérieur, notre société. Comme une mise en garde aussi. Ce chaos lié à la non arrivée «du Cargo messianique, et donc à la fin d’un mode de vie à l’européenne» nous met face à notre indigence, nous révèle à nous-mêmes, nous met face à «nos rêves brisés», mais doit aussi nous pousser vers une conscience ouverte, alternative, «à savoir une présence et non pas un état d’enfermement dans la ronde des objets dont nous nous gargarisons dans nos rêves».

Car, sauf à mal comprendre Monchoachi, « désapparition », disparètpran’y, suppose aussi apparition, une autre présence au monde, une réapparition. Et ce travail se fait dans nos têtes. Trouver la solution. Se ré-enraciner. « L’homme enraciné prend conscience du caractère unificateur de la présence que son lieu propre lui confère. En s’enracinant, il s’éloigne du désordre environnant, dislocateur et aliénant ». (in les Antilles en colère, p.72)

Conclusion :

Saramago, in l’Aveuglement : «Il faut devenir aveugle pour discerner, enfin, la vérité cachée des choses. La société moderne, bloquée dans ses limites, ses errements, ses angoisses et ses dérives, ne voit plus la réalité du monde. Elle en perd la vue et donc son humanité».

Ce roman terrible et édifiant, La désapparition, est un projet, certainement longuement mûri, réfléchi tant sur la forme, que le fond, que sur le choix de l’écriture. Il a nécessité la connaissance profonde de notre histoire commune, celle de tous ceux qui occupent cette terre depuis 1634. Il a fallu s’appuyer sur une culture personnelle, non seulement pour rappeler une actualité martiniquaise plus ou moins proche, mais pour aussi rattacher ce récit à des événements historiques ou esthétiques ou musicaux (peu connus de la majorité) comme  «la conduite de Grenoble, p.19 »; Sansann Bertrand, Jules Marillac, p.50 ; « le Marquis d’Antin (p.89)» ; Bleu Majorelle, p.46; Billy Holiday, p.84, etc…. Et dans les pages 102 et 103, il y a un véritable tour du monde de la Culture pour définir « Le Bleu ».

Ce roman n’épargne pas le lecteur. Il s’appuie sur notre incapacité à aller de l’avant, nous qui priorisons la fuite en avant et qui nous nous abîmons en logorrhées contre les autres.

Il pose des questions essentielles :

  • «Quelles réactions face au malheur inconnu et imprévisible ?

  • Quel mode de gouvernance pour gérer l’impensable ?

  • Quelles valeurs humaines pour survivre ?»

L’extrait d’un poème de l’essayiste, romancier et poète haïtien, Jacques Roumain (Bois d’ébène, 1945) mis en exergue (p.9) de La désapparition va définir l’aspect tragique de ce qui va suivre. Cela est fait délibérément. L’auteur nous met déjà en garde :

« Si le vent rabat vers la savane un lambeau de chant funèbre

Si l’ombre s’accroupit autour du foyer éteint

Si une voilure d’ailes sauvages emporte l’île vers les naufrages

Si le crépuscule noie l’envol déchiré d’un dernier mouchoir »

Cette épigraphe indique bien l’esprit du roman, en suggère le contenu, donne bien une idée des prétentions de l’auteur. Elle doit être prise au sérieux.

C’est pourquoi, j’ai posé deux question au début de cette étude et je dois y répondre, car ce roman n’est pas une fiction, il n’est pas politiquement correct, il ne relève pas d’un quelconque imaginaire. Il est anthropologiquement bourré de certitudes, il est ethnologiquement chargé de vérités, il est sociologiquement miné par nos mensonges, il est historiquement porteur de nos contradictions, il est culturellement profondément noumenm.

Alors, le mettre entre les deux oreilles de certains, c’est donner des armes et des outils aux rusés, aux esprits filés, à ceux qui pensent que tromper n’est pas jouer, mais que tromper c’est exister dans le pouvoir. A ceux qui pensent fort que l’impunité vaut loi, à ceux qui se cachent, larbins, derrière de Grands Esprits qu’ils trahissent. Et quand ceux-là parlent au nom du Maître, ils subjuguent, détournent les masses au préalablement séduites, avec des boniments. Ma réponse est non !

Ce livre est «férocement jubilatoire». Alors, le mettre dans les mains de tous? Exercice dangereux. Une lecture primaire, rabelaisienne, ne retiendra que la farce, le grotesque, l’invraisemblable, l’inoui. Une telle lecture à gorge déployée entrecoupée de «yé kriii, yé kraaa», dévoierait le sens de cet ouvrage. Tout jé, pa jé, a pa rigolad ! Lire ainsi, en attendant la page suivante pour faire la fête, c’est en réalité se cacher pour ne pas voir la vérité en face, pour ne pas se voir en face. Pour ne pas réfléchir. Cet ouvrage n’est pas une caricature de nous-mêmes. Il nous dévoile et se rapproche par trop de ce que nous serions ou pourrions être demain dans le désastre. Sommes-nous des héros ? Que ferions-nous dans une telle situation désespérée. Peut-on rire de tout ? Pa ni bwè, pa ni manjé, pa ni lésans, pa ni zouk, pa ni alé en bwat, pa ni kannaval, pa ni avion, pa ni loto, pa ni tiercé ! Qui écouter pour redresser la barre, ki bel Pawolè, quels arguments, quels boniments, qui suivre ? Se soumettre, résister ? Tromper son prochain? Couillonner son voisin, son frère ? Devenir un profiteur ? Aliéner sa liberté pour un plat de bananes? A qui se fier? A qui se confier ? Fuir ?

Ici, la réponse ne m’appartient pas. L’intérêt général de ce Pays-nôtre commande que la réponse soit collective. On verra bien, demain, mais ja ka ta ! Mais d’autres diront (p.16) : « pourquoi s’alarmer, s’interboliser ? Ne vivions-nous pas le meilleur des mondes ? ».

Quel monde ? Ici, il n’y a ni rhizomes, ni Tout Monde, ni imaginaire utopique. Ici, il y a nous à reconstruire. Nous rejoindrons, alors plus forts, les Autres après.

©Fernand Tiburce FORTUNÉ

Ducos, 09 Avril 2023

MOTS DE LA CREOLITE

(langue aujourd’hui effacée, p 39),

langue défunte, p 42 ;19

Certains mots ou expressions ont pu m’échapper

 

Quantité

Mot ou expression

Dico créole

Ortographe dico

1

Plonger-descendre, p 11

2

  encayer, p 11

oui

ankayé

3

 dévirer au trop 12 ;

oui

déviré

4

se gourmer p 12 ;

5

l’En-Ville et Coco-l’Echelle, p 12 (notons que les divers quartiers ne sont pas cryptés : (p 12/13) Bas-Maternité, Carénage, Bord de canal, Pont de chaînes, Savane, Calvaire-Croix Mission;

6

overdosé, p 12 ;

7

caddies-kalibantjo ;

oui

kalibantjo

8

tombé blo, p13 ;

oui

blo

9

le fait-noir ;

oui

Fè-nwè

10

l’en-haut du crane, p 14 ;

11

brocanter ,p 14 ;

oui

bokanté

12

ébaubie,

13

célèrement,

14

comprend hak, p 15 ;

oui

hak

15

s’interboliser, p 16

16

Enrageaison, p 19 ;

17

gens-foutre, p 19 ;

18

populacières, p 19 ;

oui

popilation

19

major-profiteur, p 20 ;

oui

majò, majò-pwofitè

20

2- femme-dedans ; femme-dehors, p 20 ;

21

tonnant, p 20 ;

oui

tonnan, tonnan-di-sò

22

du-thé, p 24 ;

oui

dité

23

avalasses, p 24 ;

oui

lavalas

24

intermittemment, p 25 ;

25

madmoizelle ;

oui

Manzel, manzè

26

coucoune-bâche ;

27

brossages foufouniers, p 25 ;

oui

foufoun

28

nostrom, p 25 ;

oui

nostwom

29

rodailler, p 26 ;

30

3- parlure, p 27 ;

31

impareille, p 27 ;

32

sermocination, p 27 ;

33

charge de temps,

34

Grécolatinesque p 28 ; grands-grecs, p 19

oui

Gran-grek

35

foutriquets, p 28 ;

36

fessèrent, vor aussi p110

oui

fésé

37

glingginding,

38

à toute,

39

coup de tchoc, p 29 ;

40

razzieurs, p 30 ;

41

présentement,

42

luisance,

43

cabrouet-ordures, p 34 ;

44

voisinée,

oui

vwazinaj

45

foufounue,

oui

foufoun

46

cuissue, p 35 ;

47

fendez-le-foie ;

oui

fann fwa an moun

48

fressure,

49

ici-dans, p36 ;

oui

isia

50

Guiablesse, p 45

oui

djables

51

Débornation

oui

débownasion-débodman

52

Rageaison ,p 45

53

Vagabondagerie p 46

oui

vakabonnajri

54

Retirer ses pieds

55

Goumens , p 48

oui

goumen

56

Tralée

oui

tralé

57

esclavitude

58

Prestancieuse, p48

oui

prestans

59

Etcetera de fois

60

Espérer

oui

espéré

61

Bollocks, p 49

62

engence

63

Dépotcholer

oui

dépotcholé

64

Décaler

oui

dékalé

65

Découcouner

oui

dékoukouné

66

Dépailler

oui

dépayé

67

Déchouquer, p 50

oui

déchoukaj, déchouké

68

Tremblade, p 51

oui

tranblad, latranblad

69

Naninannan

oui

nanni-nannan

70

Dévierger

oui

dévirginé

71

Crier-a-moué

oui

anmwé

72

Bourriquer

oui

bourik

73

Mouillage de ma coucoune, p 52/53

74

Doucine

oui

dousinay, dousinans

75

Peau-chappée

oui

chapé, lapo chapé

76

Pilonner, en-bas-feuilles

oui

piyonnen – an ba-fey

77

Manman

oui

manman

78

Chiquetailler, p 53

oui

chikayé ou chiktayé

79

Un paquet de temps

80

Couillonne

oui

kouyon

81

Un sacré inutile, p 54

oui

initil

82

Vieux-corps

oui

vié-kò

83

Maille d’indécision

oui

may

84

Billet l’enterrement, p 55

oui

biyé-lantèman

85

Accorer

oui

koré

86

Voici combien de temps

87

Capaud-ladre, p 60

oui

krapolad, kapolad

88

Pied-bois

oui

piébwa

89

Tout bonnement

oui

toubannman

90

revoyure

91

Six-quatre-deux-fièvres, p 61

92

Oulélé (ouélélé ?)

93

Bête longue

oui

bèt-long

94

Bête-lavallière

oui

lavaliè

95

Blip, p63/64

oui

blip, blipman

96

Si-tellement, p 69

oui

telman, sitelman

97

Yanm, p 71

oui

yanm

98

mangeaille

99

Véhémenter, p 72

100

mésséant

101

Haillonneux, p73

102

Matière tufacée

103

Grandiloquer, p 74

104

Ils étaient bon un peu de bougres méchants, p 75

105

Faux-cals, p 77

oui

fo-kal

106

Durcification,

107

Les accourus

108

Chavirer-tomber

oui

chalviré-tonbé

109

Mal-caduc, p 77

oui

malkadi

110

Décharpiller, p 78

oui

déchèpiyé

111

Profitation ;

oui

pwofitasion

112

devineresse

113

Dépotcholer , p87, voir ligne 63, p 50

oui

dépotjolé

114

Chinepongtong , p 88

oui

chinpontonng

115

Macabritude,

116

Un éraillé

117

Tambour-deux-bondas

oui

tambou-dé-bonda

118

Pantalon-gaine-dos, p 88

oui

genn-do, djenn-do

119

émotionnant

120

embabioler

121

Mensonger, p89

122

dégueuledescendre

123

détripeur

124

Décagouler, p 94

125

dévalée

126

lacérante

127

Démantibulage

oui

démantibilaj

128

Chiquetaillage, p96

129

biwa

130

Flap, p 97

oui

flap

131

Espoir mal-papaye

oui

espwa mal-papay

132

glissant-descendant, p 98

133

Sauter-mater-démater

oui

soté-maté-dématé

134

Cavalcader, p101

135

Brocantage,

oui

bokantaj

136

rictus chiennaille, p 122

137

L’écrase, p 123

oui

kraz

138

Migan (p 61)

oui

migan

139

Mitan de l’après-midi , p 63

oui

mitan

140

Un bavardeur

oui

bavadè, bava

141

Un menti-menteur

oui

manti ; menti-mantè

142

Retire ton corps devant nous, p103 (kò)

143

Papalam , p 26

oui

papalam

144

peau rose, p.55

oui

Lapo 5

145

embabouiner

146

Coupe et hache, p 118

oui

raché-koupé

147

En chien, p 118

oui

anchien

 

©FT FORTUNÉ

06 Avril 2022

1