— Par Alain Faure, Université Grenoble Alpes (UGA) —
ANALYSE. Les mots entendus lors de la contestation contre la réforme des retraites sont empruntés au registre des émotions et traduisent un ressenti qui vient de loin.
La spontanéité et l’intensité avec lesquelles les opposants à la réforme des retraites expriment leur mécontentement ont-elles une influence sur la structuration de leurs argumentaires ?
Les termes utilisés pour décrire le phénomène parlent d’eux-mêmes : révolte, déni de démocratie, honte, scandale, humiliation, trahison…
Dans tous les témoignages, la perception des enjeux semble indexée à des ressentis personnalisés, comme si le contexte de la réforme libérait la parole sur des sentiments enfouis.
Les avis mettent volontiers en scène des souffrances personnalisées. Des situations de mal-être, qui semblaient jusqu’alors contenues ou indicibles, sont avancées pour commenter les effets de la réforme. On est presque sur le registre de la révélation : les colères contre la réforme mettent des mots inédits sur des fragilités et des impuissances.
Les émotions influencent-elles les opinions ?
Ces émotions influencent-elles la formation et l’expression des opinions politiques ? La question n’a pas toujours été prise au sérieux dans les sciences sociales mais elle suscite un renouveau pluridisciplinaire depuis deux décennies. En France par exemple, des philosophes et des historiens suggèrent un tournant émotionnel qui serait lié à la fois à la mondialisation, à la montée de l’individualisme, au développement des réseaux sociaux et à la crise écologique.
Ils mobilisent des données comme la haine, la peur, le doute, la foi et le désir pour proposer une relecture de la vie en société autour de ces dimensions sensibles. Mais dans le champ de la science politique et chez les sociologues, l’équation reste surtout abordée sous l’angle des émotions exprimées et apparentes qui reflètent ou accentuent des rapports de domination.
Certains travaux s’intéressent par exemple aux passions qui caractérisent les manifestations dans la rue. D’autres analysent la façon dont la compassion et l’empathie sont convoquées dans des procès ou pour résoudre des conflits. D’autres encore montrent comment l’authenticité des larmes en direct peut nourrir la stratégie d’un leader politique.
Qu’ils soient individuels ou inscrits dans un cadre collectif, qu’ils expriment des actes de résistance ou de conquête, ces dispositifs émotionnels caractérisent ce que Machiavel nommait la comédie du pouvoir et que Guy Debord a plus tard nommé la société du spectacle. Pour reprendre la principale thèse de Norbert Elias, ces émotions visibles légitiment la société de cour sans qu’il n’y ait jamais de réelle remise en cause de l’ordre établi et des codes du pouvoir en place.
Des ressentiments qui viennent de loin
Avec la réforme des retraites, les coups de sang ont une portée émotionnelle particulière dans la mesure où leur caractère viscéral déborde les ressorts classiques de la violence symbolique théorisés par Pierre Bourdieu.
Alors que ces questionnements existentiels s’exprimaient jusqu’alors essentiellement dans le cadre privé de confidences ou de confessions, ce dernier saute sous la pression de la charge émotionnelle.
Dans une perspective psychanalytique, on pourrait dire que les prises de parole sur la réforme ressemblent à un passage à l’acte. En évoquant publiquement des traumatismes jusque-là refoulés, les individus font preuve de résilience.
Et ce travail d’introspection révèle des fêlures, viscérales et parfois narcissiques, dans leur rapport aux institutions et à l’autorité. Ces ressentiments viennent de loin.
Le mouvement actuel fait ainsi penser aux découvertes de l’anthropologue Pierre Clastres lorsque ce dernier s’intéressait à la façon dont les membres des tribus amazoniennes dites pré-étatiques concevaient le vivre ensemble en rejetant explicitement toute forme organisée coercitive et tout leadership autoritaire. On peut faire le parallèle avec les opposants à la réforme qui la réfutent d’abord au nom de leur dignité et de leur liberté menacées.
Dignité et fierté, mépris et morgue
Les blessures enfouies qui surgissent en premier dans les témoignages concernent le sentiment aigu, et tout particulièrement pour les populations les plus fragiles, d’un désaveu : avec la réforme, leur dignité est bafouée et leur fierté est atteinte.
La retraite touche frontalement aux questions de l’utilité sociale, du destin individuel et du rapport à la mort. Les calculs sur l’âge légal et sur les annuités fonctionnent comme un miroir grossissant qui interpelle chacun sur la reconnaissance de la place qu’il occupe dans la société. La réforme rappelle les inégalités de salaires, elle souligne les problèmes rencontrés en matière de santé, les capacités d’adaptation au marché du travail, le rôle de la famille dans les moments difficiles, les itinéraires professionnels chaotiques, la perte d’estime de soi dans les périodes de crise…
Le gouvernement a certes construit son raisonnement à l’aune de formules budgétaires pour sauver le système des retraites par répartition. Mais la méthode possède un vice de forme qui est souvent perçu comme
insupportable : le temps de cotisation procède d’une équation comptable où les individus sont considérés comme de simples pions sur un vaste échiquier. Leur contribution n’est évaluée qu’à l’aune de critères quantifiés, planifiés et indicés de façon indifférenciée sans prêter aucune attention aux aléas et aux échecs propres à chaque trajectoire de vie.
C’est à ce stade que les blessures deviennent politiques. Le manque de reconnaissance, qui vient du monde politique, est perçu comme une preuve d’arrogance, de mépris, parfois même de morgue.
Emmanuel Macron devient le héraut de la verticalité etdu parlementarisme rationalisé, il symbolise avec le 49.3 une conception autoritaire et surplombante du pouvoir. Il amplifie malgré lui les bouffées de détestation du politique car il a échoué pour l’instant dans sa tentative à incarner simultanément les deux corps du Roi.
Les passions tristes de la citoyenneté du nombril
C’est sur ce malentendu et ce dilemme que les émotions brouillent peut-être les voies classiques de politisation des opinions. Les indignations ne se limitent pas à des cris et des larmes.
Au fil des épreuves affrontées, elles orientent peut-être l’apprentissage de la citoyenneté. De manifestation en manifestation, les blessures intimes de chaque histoire de vie deviennent la boussole des raisonnements. Les discours cristallisent des souffrances et des fragilités. Et chaque ressenti gagne en légitimité… Un peu comme pour le mouvement des « gilets jaunes » sur les ronds-points, les cris du cœur deviennent des motifs de ralliement et les refus du changement des arguments politiques.
En superposition à ces réactions personnalisées de dignité et fierté, la réforme provoque aussi un cocktail émotionnel moins vertueux à base de violence et d’intolérance. La violence provient du sentiment que les libertés premières sont gravement menacées par la réforme. L’intolérance se diffuse sur l’idée qu’il y a, dans cette réforme, une immense majorité de victimes impuissantes et quelques coupables manipulateurs. Juste après la séquence traumatique du confinement sanitaire, la période est particulièrement anxiogène. Le débat sur l’âge de la retraite fait office d’accélérateur : les passions tristes du dégoût et du repli y trouvent soudainement matière à toutes les formes d’expression et de propagation, comme en témoignent certains discours de haine qui prennent parfois une ampleur inquiétante. La violence et le repli reflètent aussi une forme d’épuisement ou d’incapacité à discuter avec l’autre.
Une panne d’altérité
Cette panne d’altérité pourrait profiter – comme le souligne une étude de la Fondation Jean-Jaurès – au parti du Rassemblement national qui sait si bien agréger les frustrations et les peurs.
Et les appels au référendum, qu’ils soient de droite ou de gauche, favorisent l’illusion dangereuse d’une vox populi souveraine et salvatrice.
En combinant la dignité et la fureur, la fierté et le repli, les journées de mobilisation nationale font converger les émotions. Elles donnent du crédit, de la lumière et donc de la légitimité à une citoyenneté du nombril pour le moins équivoque sur le plan démocratique.
Comment faire de la politique et des politiques publiques à l’aune de cette confusion émotionnelle que les réseaux sociaux sans cesse décuplent ? La question reste en suspens, d’autant plus quand les médiateurs traditionnels semblent céder, eux aussi, aux aveuglements de leurs propres blessures émotionnelles.
Par Alain Faure, Directeur de recherche CNRS en science politique, Université Grenoble Alpes (UGA)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Source : La Tribune