— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
« La lexicographie est la branche de la linguistique appliquée qui a pour objet d’observer, de recueillir, de choisir et de décrire les unités lexicales d’une langue et les interactions qui s’exercent entre elles. L’objet de son étude est donc le lexique, c’est-à-dire l’ensemble des mots, des locutions en ce qui a trait à leurs formes, à leurs significations et à la façon dont ils se combinent entre eux. » (Marie-Éva De Villers, « Profession lexicographe », Presses de l’Université de Montréal, 2006)
Plusieurs enseignants oeuvrant en Haïti nous ont fait part de leur intérêt pour l’ample et rigoureux éclairage analytique fourni par notre récent article paru le 28 mars 2023 dans Le National, « La lexicographie créole à l’épreuve des égarements systémiques et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette ». De leur côté, des étudiants de la Faculté des Sciences de l’éducation de l’Université publique du Sud-Est nous ont demandé de fournir une synthèse exemplifiant, pour les non-linguistes, de quelle manière ou selon quel protocole méthodologique l’on procède à l’élaboration des lexiques et des dictionnaires créoles. Les commentaires émanant d’enseignants en poste en Haïti et les demandes provenant d’étudiants du premier cycle de l’enseignement supérieur haïtien expriment leur souci de procéder à une réflexion de qualité sur la problématique linguistique haïtienne, et le présent article entend contribuer à accompagner leur cheminement réflexif au moyen d’un retour-synthèse sur la méthodologie d’élaboration des lexiques et des dictionnaires. Pour mémoire, il y a lieu de rappeler que les étudiants de la Faculté des Sciences de l’éducation de l’Université publique du Sud-Est, par courriel daté du 13 mars 2023, nous avaient avisé que la promotion 2018-2022 de leur institution porte le nom de Robert Berrouët-Oriol « pour souligner [son] « dévouement et engagement au service de la langue créole, de la linguistique et de l’éducation en général ». Pareille distinction, exceptionnelle, a fait l’objet d’un remarquable article de Ricot Marc Sony paru dans Le Nouvelliste du 27 mars 2023, « Une promotion de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université publique du Sud-Est à Jacmel porte le nom de Robert Berrouët-Oriol ».
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Une réflexion lexicographique en phase avec les travaux des pionniers de la lexicographie créole et avec les travaux des chercheurs de l’époque contemporaine
Parus en Haïti dans le journal Le National entre juin 2020 et mars 2023, nos différents articles traitant de la lexicographie haïtienne –sur ses deux versants, français et créole–, exposent de manière explicite une communauté de vue avec les travaux des pionniers émérites de la créolistique et de la lexicographie haïtienne : Pradel Pompilus, Pierre Vernet, Henry Tourneux, Marie-Christine Azaël-Massieux, Dominique Fattier, Annegret Bollée, Georges Daniel Véronique, Frédéric Torterat, Albert Valdman. Notre réflexion lexicographique est également redevable des travaux de qualité élaborés par des chercheurs haïtiens ces dernières années : Renauld Govain, Lemète Zéphyr, Fortenel Thélusma, Pierre-Michel Laguerre, André Vilaire Chery…
Issus de nos travaux de recherche et amplement documentés, nos articles, rédigés en français, l’une des deux langues officielles d’Haïti, sont conçus comme des chroniques linguistiques s’adressant tant aux locuteurs francocréolophones que francophones vivant sur le sol national et en outre-mer. Ces chroniques linguistiques visent à contribuer à enrichir le cheminement réflexif des linguistes, des non-linguistes, des étudiants de l’enseignement supérieur et de tous ceux qui, de manière générale, s’intéressent à la problématique linguistique haïtienne, à l’aménagement de nos deux langues officielles, aux droits linguistiques, à la didactique et à la didactisation du créole, à la terminologie créole et à la lexicographie créole. Sur le registre de la lexicographie haïtienne, nous avons publié 16 articles dans Le National et ces textes sont également parus sur divers sites Web en outre-mer (Potomitan, Montray kreyòl, Rezonòdwès, Fondas kreyòl, Madinin’Art). Plusieurs de ces articles ont été publiés sur le site de L’Observatoire européen du plurilinguisme (OEP) qui édite chaque mois La Lettre d’information de l’OEP. Destinée à ses 20 000 abonnés, La Lettre d’information de l’OEP est traduite bénévolement en allemand, anglais, arabe, bulgare, croate, espagnol, grec, italien, polonais, portugais, roumain et russe. De juin 2020 à mars 2023, nous avons ainsi publié les 16 articles suivants :
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« Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen », Le National, 22 juin 2020.
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« Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », Le National, 21 juillet 2020.
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« Dictionnaires et lexiques créoles: faut-il les élaborer
de manière dilettante ou selon des critères scientifiques ? », Le National, 28 juillet 2020. -
« Les dictionnaires et lexiques créoles, des outils
pédagogiques de premier plan dans l’enseignement en Haïti », Le National, 19 août 2020. -
« Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2021.
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« Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 », Le National, 21 juillet 2021.
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« Le traitement lexicographique du créole dans le « Leksik kreyòl » d’Emmanuel W. Védrine », Le National, 11 août 2021.
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« Jean Pruvost et la fabrique des dictionnaires, un modèle pour la lexicographie haïtienne », Le National, septembre 2021.
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« Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative », Le National, 15 février 2022.
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« Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot » , Le National, 12 juillet 2022.
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« Les défis contemporains de la lexicographie créole et française en Haïti », Le National, 3 août 2022.
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« Dictionnaires créoles, français-créole, anglais-créole : les grands défis de la lexicographie haïtienne contemporaine », Le National, 20 décembre 2022.
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« Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle », Le National, 29 décembre 2022.
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« Le « Dictionnaire de l’écolier haïtien », un modèle de rigueur pour la lexicographie en Haïti », Le National, 31 août 2022.
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« Lexicographie créole : revisiter le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman », Le National, 31 janvier 2023.
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« La lexicographie créole à l’épreuve des égarements systémiques et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette », Le National, 28 mars 2023.
Quels sont les enseignements majeurs consignés dans ces articles ? Qu’ont-ils mis en lumière, références documentaires à l’appui, pour contribuer à éclairer la démarche lexicographique haïtienne et indiquer l’orientation méthodologique devant modéliser l’ensemble de la lexicographie haïtienne ?
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Lexiques et dictionnaires créoles : un cadre méthodologique modélisé et commun
Dans le prolongement des travaux des pionniers de la lexicographie créole, nos articles portant sur la lexicographie haïtienne identifient et exposent, entre autres, les caractéristiques lexicographiques des ouvrages répertoriés dans notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juillet 2021). Cette démarche à la fois taxonomique et analytique est riche d’enseignements qui éclairent les lacunes et les égarements systémiques d’un certain nombre d’ouvrages publiés depuis 1958, ainsi que le profil des ouvrages élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle. L’ENSEIGNEMENT MAJEUR qui se dégage de nos articles publiés entre 2020 et 2023 est que la lexicographie est une activité scientifique fortement codifiée, elle s’élabore dans l’ancrage sur un socle méthodologique modélisé qui en garantit la scientificité et la crédibilité. Ces articles mettent ainsi en lumière l’articulation de la théorie de la lexicographie, de la méthodologie générale et des principes de base de la lexicographie professionnelle dans l’élaboration des lexiques et des dictionnaires créoles. LE DEUXIÈME GRAND ENSEIGNEMENT porté par nos articles lexicographiques est la nécessité de tenir à distance l’amateurisme, l’ignorance et la banalisation de la méthodologie de la lexicographie professionnelle ainsi que la promotion désastreuse de la « lexicographie borlette ». LE TROISIÈME GRAND ENSEIGNEMENT consigné dans nos articles lexicographiques est que la lexicographie créole –en raison de son ancrage sur un socle méthodologique modélisé qui en garantit la scientificité et la crédibilité–, doit contribuer à la didactique et à la didactisation du créole, deux dimensions majeures de la transmission des savoirs et des connaissances en langue maternelle créole. LE QUATRIÈME GRAND ENSEIGNEMENT qui se dégage de nos articles consiste en la nécessité de l’institutionnalisation de la lexicographie professionnelle au creux d’un enseignement universitaire de qualité. L’institutionnalisation de la lexicographie en Haïti, son apprentissage en tant que discipline universitaire et profession acquise dans l’enseignement supérieur, sert à prémunir l’activité lexicographique du dilettantisme qui caractérise un grand nombre d’ouvrages lexicographiques haïtiens. LE CINQUIÈME GRAND ENSEIGNEMENT issu de nos articles lexicographiques est que la lexicographie, au titre d’une activité scientifique fortement codifiée, contribue à l’indispensable partenariat créole-français dont les fondements constitutionnels reposent sur l’article 5 de la Constitution haïtienne de 1987. LE SIXIÈME GRAND ENSEIGNEMENT de nos articles lexicographiques ouvre la voie à la nécessité d’assurer l’efficience des droits linguistiques de tous les locuteurs haïtiens dans la perspective du bilinguisme de l’équité des droits linguistiques. LE SEPTIÈME GRAND ENSEIGNEMENT consigné dans nos articles est que la lexicographie haïtienne n’est pas une activité isolée : sur le registre des droits linguistiques qui appartiennent au grand ensemble des droits citoyens fondamentaux, elle doit être définie et située dans le cadre général de l’aménagement simultané de nos deux langues officielles, le créole et le français.
À travers nos articles parus dans Le National entre juin 2020 et mars 2023, notre contribution à la réflexion sur la lexicographie haïtienne –sur ses deux versants, français et créole–, éclaire la mise en œuvre d’un protocole lexicographique présent à toutes les étapes de l’élaboration des dictionnaires de la langue usuelle : ils sont tous issus du même cadre méthodologique qui consiste à :
1. définir le projet éditorial et les usagers-cibles visés ;
2. identifier les sources du corpus de référence en vue de l’établissement de la nomenclature ;
3. procéder à l’établissement de la nomenclature des termes retenus à l’étape du dépouillement du corpus de référence ;
4. effectuer le traitement lexicographique des termes de la nomenclature et la rédaction des rubriques dictionnairiques (définitions, notes).
Le même cadre méthodologique est également mis en œuvre dans l’élaboration des lexiques bilingues –à la différence notable que les lexiques, traditionnellement, ne comprennent pas de définitions des termes. Le même cadre méthodologique est aussi mis en œuvre dans la confection des dictionnaires thématiques, y compris lorsqu’ils ressortent de la néologie scientifique et technique. Le protocole lexicographique est similaire pour l’élaboration des glossaires, et il est utile de rappeler que selon la plus ancienne tradition lexicographique un glossaire est un recueil unilingue de termes rares ou anciens suivis de leur définition et/ou de notes explicatives. Le tableau 1, ci-après, illustre les différentes étapes méthodologiques de l’élaboration de l’ouvrage lexicographique –et il y a lieu de préciser que les étapes de ce protocole méthodologique sont communes aux dictionnaires, aux lexiques, aux vocabulaires thématiques et aux vocabulaires spécialisés en néologie scientifique et technique.
Tableau 1 / Modélisation du dispositif méthodologique de la lexicographie contemporaine : les différentes étapes de l’élaboration des dictionnaires et des lexiques
Étape 1 : élaboration de la politique éditoriale : quel type de dictionnaire et quel public-cible ?
Étape 2 : détermination du corpus à dépouiller et mise en œuvre du dépouillement de diverses sources documentaires. |
Étape 3 : établissement de la nomenclature du dictionnaire : relevé des termes qui sont définis dans le dictionnaire |
Étape 4 : traitement lexicographique des termes de la nomenclature : catégories grammaticales, rédaction des définitions, choix des exemples illustratifs et des notes |
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Taille et format choisis : papier et/ou numérique. Rédaction de la « Préface » ou du guide d’utilisation du dictionnaire (exposé de la méthodologie) |
Sources documentaires : dictionnaires antérieurs (Littré, Larousse, Robert, etc.), œuvres littéraires et scientifiques, journaux et revues, corpus lexicaux informatisés, banques de données lexicales et banques de données terminologiques en ligne. |
Application des critères de sélection des termes et des synonymes : attestations écrites, fréquence d’usage du mot, néologisme récent ou en cours d’implantation, terme doté d’un sens nouveau, niveaux de langue.
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Ce dispositif méthodologique modélisé, exposé en 4 étapes, est enseigné dans les universités à travers le monde et il est mis en œuvre dans l’élaboration des lexiques et des dictionnaires de la langue usuelle (Le Robert, Le Larousse, USITO, Le Littré, le Oxford English Dictionary, le Oxford Advanced American Dictionary, El Diccionario de la lengua española de la Real academia española, etc.). Sur ce registre, il est utile de formuler une remarque générale : qu’il s’agisse du domaine français (avec Le Robert, Le Larousse, USITO, Le Littré), du domaine anglo-américain (avec le Merriam-Webster Dictionnary, le Oxford Advanced American Dictionary), ou du domaine espagnol (avec El Diccionario de la lengua española de la Real academia española), ces ouvrages de référence s’arriment tous au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle.
Les différentes étapes de l’élaboration des dictionnaires et des lexiques en langue de spécialité sont explicitées dans le remarquable article de Jean-Louis Trouillon (Université de Perpignan), « Approche de la lexicographie en langue de spécialité », Cahiers de l’APLIUT, vol. XXIX N° 1 | 2010). Tout en tenant compte du fait que l’auteur cible les langues de spécialité, l’on doit retenir, sur le plan de la méthodologie, qu’il met en lumière le protocole commun, le socle méthodologique similaire dans l’élaboration des dictionnaires et des lexiques. Voici en quels termes il expose le protocole méthodologique commun dans son article :
1. L’auteur, l’objectif, le destinataire
1.1. L’auteur
1.2. L’objectif et le destinataire
2. La recherche et le traitement de l’information
2.1. Première étape, la recherche des sources
2.2. Deuxième étape, la recherche de l’information pertinente
2.3. Troisième étape, la sélection des items à retenir
2.4. Quatrième étape, la mise en mémoire des items lexicaux retenus
2.5. Cinquième étape, la traduction [et le traitement lexicographique]
3. Mise en forme et publication
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Une activité scientifique fortement codifiée
Tel que synthétisé plus haut dans cet article, L’ENSEIGNEMENT MAJEUR qui se dégage de nos articles publiés entre 2020 et 2023 est que la lexicographie est une activité scientifique fortement codifiée, elle s’élabore dans l’ancrage sur un socle méthodologique modélisé qui en garantit la scientificité et la crédibilité. Pour assurer la scientificité et la crédibilité de sa démarche, la lexicographie s’arrime dans sa centralité au CRITÈRE DE L’EXACTITUDE DE L’ÉQUIVALENCE LEXICALE CONJOINT À CELUI DE L’ÉQUIVALENCE NOTIONNELLE : C’EST LE CRITÈRE MAJEUR PLACÉ AU CENTRE DE TOUTE DÉMARCHE LEXICOGRAPHIQUE ET TERMINOLOGIQUE. Ce critère majeur est illustré comme suit :
Tableau 2 / Illustration de l’équivalence lexicale/équivalence notionnelle – Échantillon de termes du lexique anglais-français de la cybersécurité
(sources : faq-logistique.com et Termium Plus, la banque terminologique
du gouvernement fédéral canadien)
Terme anglais |
Équivalent français |
Catégorie lexicale |
authentification protocol |
protocole d’authentification |
n. m. |
breach |
violation, compromission |
n. f. |
breach, to |
rompre, violer, compromettre |
v. |
cabling security |
sécurité du cablage |
n. f. |
coherent system of security |
système cohérent de sécurité |
n. m. |
computer-assisted fraud |
fraude assistée par ordinateur |
n. f. |
control of access rights |
contrôle des droits d’accès |
n. m. |
data corruption |
compromission de données |
n. f. |
data encryption |
chiffrement des données |
n. m. |
disclosure of critical information |
divulgation d’informations vitales |
n. f. |
encryption software |
logiciel de chiffrement |
n. m. |
evidence trail |
chaîne de preuves |
n. f. |
high impact incident |
incident à haut niveau de criticité |
n. m. |
ID theft |
vol / usurpation d’identité |
n. |
isolation of sensitive systems |
cloisonnement des systèmes sensibles |
n. m. |
malicious code |
code malveillant |
n. m. |
backdoor |
porte dérobée, porte dissimulée |
n. f. |
bug bounty |
prime à la faille détectée |
n. f. |
spear phishing |
harponnage, hameçonnage ciblé |
n. m. |
botnet |
réseau de zombies, réseau zombie |
n. m. |
Les tableaux 3 et 4 présentent des ouvrages lexicographiques créoles déficients et lacunaires, d’une part et, d’autre part, le tableau 5 consigne des ouvrages élaborés sur le socle méthodologique de la lexicographie professionnelle.
Tableau 3 / Exemples de lexiques et de dictionnaires élaborés en dehors
de la méthodologie de la lexicographie professionnelle
Titre de l’ouvrage |
Auteur(s) |
Éditeur |
Année de publication |
Diksyonè kreyòl Vilsen |
Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint |
Éduca Vision |
1994 [2009] |
Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 |
Emmanuel Védrine |
Védrine Creole Project [?] |
2000 |
Diksyonè kreyòl karayib |
Jocelyne Trouillot |
CUC Université Caraïbe |
2003 [?] |
Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative |
MIT – Haiti Initiative |
MIT – Haiti Initiative |
2015 [?] |
Tableau 4 / Principales caractéristiques des ouvrages élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle (échantillon de 4 publications)
Titre de l’ouvrage |
Auteur(s) |
Catégorie |
Principales caractéristiques lexicographiques |
Diksyonè kreyòl Vilsen |
Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint |
Dictionnaire unilingue créole Accès Web uniquement |
Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. Certaines rubriques comprennent des notes explicatives. |
Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 |
Emmanuel Védrine |
S’intitule « leksik » alors qu’il est un glossaire unilingue créole |
De nombreuses entrées (« mots vedettes ») sont des slogans ou des séquences de phrases ou des proverbes. De nombreuses entrées ne sont pas des unités lexicales. Incohérence, insuffisance ou inadéquation des rares définitions. |
Diksyonè kreyòl karayib |
Jocelyne Trouillot |
Dictionnaire unilingue créole au format papier uniquement |
Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. De nombreuses entrées (« mots vedettes ») ne sont pas des unités lexicales, ce sont plutôt des noms propres ou des toponymes… |
Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative |
MIT – Haiti Initiative |
Lexique bilingue anglais-créole. Accès Web uniquement |
Équivalents créoles majoritairement fantaisistes, erratiques, a-sémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole. |
Les deux lexiques et les deux dictionnaires figurant au tableau 4 ont fait chacun l’objet d’une rigoureuse évaluation lexicographique que nous avons publiée en Haïti dans Le National (voir plus haut le titre de ces articles). Les ouvrages lexiques et les dictionnaires élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle se caractérisent par (1) l’absence complète et/ou le rachitisme du projet éditorial lexicographique et l’absence de critères méthodologiques mis en œuvre et habituellement identifiés par les appellations « Préface » ou « Guide d’utilisation » ; (2) l’absence de critères lexicographiques relatifs à la détermination du corpus à dépouiller et l’absence de critères relatifs au dispositif de dépouillement de diverses sources documentaires ; (3) l’absence de critères lexicographiques relatifs à l’établissement de la nomenclature du dictionnaire ou du lexique ; (4) l’absence de critères relatifs au traitement lexicographique des termes de la nomenclature.
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La « lexicographie borlette » (ou « lexicographie pèpè ») : à la fois une arnaque lexicographique et un désastre dans l’antichambre de la créolistique
Au chapitre des lexiques et des dictionnaires élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle, l’évaluation analytique du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » est riche d’enseignements, notamment en ce qui a trait au CRITÈRE DE L’EXACTITUDE DE L’ÉQUIVALENCE LEXICALE CONJOINT À CELUI DE L’ÉQUIVALENCE NOTIONNELLE : CE CRITÈRE MAJEUR PLACÉ AU CENTRE DE TOUTE DÉMARCHE LEXICOGRAPHIQUE ET TERMINOLOGIQUE est absent dans la majorité des pseudo équivalents « créoles » de ce « Glossary ». Il est donc nécessaire et utile de réactiver l’évaluation critique de ce « Glossary » mal dénommé puisqu’il s’agit en réalité, selon la tradition lexicographique, d’un lexique listant des termes sans « gloses » définitoires.
Les concepteurs-bricoleurs du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », étrangers à la théorie et à la pratique de la lexicographie professionnelle, confondent « lexique » et « glossaire », celui-ci étant selon la plus ancienne tradition lexicographique un recueil unilingue de termes rares ou anciens suivis de leur définition. Une glose est un commentaire linguistique ajouté dans les marges ou entre les lignes d’un texte pour expliquer un mot étranger ou dialectal. Un glossaire est pour l’essentiel une « collection de gloses », c’est-à-dire, au sens premier, une liste de définitions explicitant des termes obscurs ou anciens. Le terme glossaire est souvent confondu avec lexique, celui-ci étant une liste de termes dans une langue donnée accompagnés de leurs équivalents dans une autre langue ; le lexique ne comporte ni définitions ni notes. (Sur l’étude historique des « glossaires », et en ce qui a trait aux « glossaires d’édition », voir Jean-Pierre Chambon, Université de Paris-Sorbonne : « Lexicographie et philologie : réflexions sur les glossaires d’éditions de textes (français médiéval et préclassique, ancien occitan) », Revue de linguistique romane, 70 (2006) : « Dans le modèle traditionnel (…) le glossaire a pour unique ou principale fonction « l’explication des termes, sens ou formes, difficiles et rares ou particuliers au texte qu’il publie ou qui appartiennent à un vocabulaire exceptionnel, local ou technique (…) Variations stylistiques mises à part, le glossaire est ainsi conçu comme une aide apportée au lecteur dans les cas difficiles ».)
La promotion d’un pseudo « modèle » lexicographique essentiellement rachitique et pré-scientifique, de type Wikipedia, et celle d’une erratique « lexicographie borlette » au MIT Haiti Initiative –qui a bricolé dans un grand brouillard conceptuel le très médiocre « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »–, représentent un naufrage sur le chemin de l’établissement d’une lexicographie créole de haute qualité scientifique. Sur le site du MIT-Haiti Initiative, le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » est présenté en ces termes : « Kreyòl-English glosses for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative » / « Glossaires kreyòl-anglais pour la création et la traduction de matériel dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STEM) dans le cadre de l’initiative MIT-Haïti ». [Ma traduction]
L’aventureuse prétention du MIT-Haiti Initiative de fournir un « Glossaire » destiné à « la création et la traduction de matériel dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STEM) » s’apparie à une véritable « arnaque lexicographique » au creux de laquelle les rédacteurs-bricoleurs du fantaisiste « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », dépourvus de la moindre compétence connue en lexicographie créole, soutiennent frauduleusement mener une entreprise de néologie créole. En effet, l’élaboration du « Glossary » est présentée, sur le site du MIT – Haiti Initiative –au chapitre « Kreyòl-English glosses for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative »–, dans les termes suivants : « (…) l’un des effets secondaires positifs des activités du MIT-Haïti (ateliers sur les STEM, production de matériel en kreyòl de haute qualité, etc.) est que nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique qui peut servir de ressource indispensable aux enseignants et aux étudiants. Ces activités contribuent au développement lexical de la langue » créole ». Ce « nouveau vocabulaire scientifique » prétendument capable de contribuer « au développement lexical de la langue » s’illustre comme suit :
Tableau 5 / Échantillon de pseudo équivalents « créoles » provenant
du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative »
Termes anglais
Équivalents « créoles** » « Glossary » du MIT-Haiti Initiative |
|
air resistance |
rezistans lè [1,3,4] |
air track |
pis kout lè // pis ayere [1,2,3,4] |
and replica plate on |
epi plak pou replik sou [1,2,3,4] |
escape velocity |
vitès chape poul [1,3,4] |
multiple regression analysis |
analiz pou yon makonnay regresyon [1,2,3,4] |
center of mass |
sant mas yo [1,2,3,4] |
checkbox |
bwat tchèk [1,2,3,4] |
flux meter |
flimèt [1,3,4] |
line integral |
entegral sou liy [1,2,3,4] |
how many more matings would you like to perform ? |
konbyen kwazman ou vle reyalize ? [1,4] |
peer instruction |
enstriksyon ant kanmarad [1,3,4] |
prior (conjugate) |
konpayèl o pa [1,2,3,4] |
seasaw prinsiple |
prensip balanswa baskil [1,2,3,4] |
spin angular momentum |
moman angilè piwèt [1,2,3,4] |
(** [Remarques analytiques sur les équivalents « créoles »] : 1 = équivalent faux et/ou fantaisiste et/ou qui ne constitue pas une unité lexicale ; 2 = équivalent non conforme à la syntaxe du créole ; 3 = équivalent présentant une totale opacité sémantique ; 4 = équivalent dont la catégorie lexicale n’est pas précisée.)
L’usager qui consulte à ses risques et périls le « Glossary » du MIT Haiti Initiative n’est pas renseigné sur les critères méthodologiques/lexicographiques d’établissement du corpus de référence en langue de départ, l’anglais. Il n’est pas non plus renseigné sur les critères lexicographiques au fondement de l’établissement de la nomenclature des termes rassemblés dans le « Glossary ». De la sorte, l’usager est démuni et il ne peut pas savoir si les équivalents « créoles » des termes anglais proviennent de sources documentaires créoles identifiables et fiables. Et dans la mesure où le « Glossary » du MIT Haiti Initiative n’expose pas les critères strictement lexicographiques de son élaboration, l’usager ne dispose d’aucun critère relatif à la conformité notionnelle entre les termes anglais et les pseudo équivalents « créoles » qui lui sont infligés dans un grand brouillard notionnel. Par exemple, le terme anglais « line integral » est traduit par « entegral sou liy » : agrammatical, ce peudo équivalent « créole » ne signifie rien en créole, il est sémantiquement opaque et n’appartient pas, dans le domaine mathématique, au champ sémantique de l’« intégrale de ligne » et de son synonyme « intégrale curviligne » tels qu’ils figurent dans le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. Quant à eux, les pseudo équivalents « créoles » du type « epi plak pou replik sou » et « vitès chape poul » –manifestement bricolés par des croisés qui n’ont aucune compétence connue en traduction scientifique créole et encore moins en lexicographie créole–, sont non seulement agrammaticaux et fantaisistes, mais ils sont surtout totalement incompréhensibles du locuteur créolophone… Dans l’hypothèse où les pseudo équivalents « créoles » du « Glossary » seraient pour la plupart des néologismes « inventés » par les rédacteurs-bricoleurs du MIT Haiti Initiative, l’usager n’est pas renseigné sur les critères lexicographiques d’élaboration de ces éventuels néologismes. Cette lourde lacune méthodologique illustre elle aussi l’amateurisme de la « lexicographie borlette » mise en œuvre au MIT Haiti Initiative qui, il faut le rappeler, n’a produit jusqu’à aujourd’hui aucune étude théorique de référence sur la lexicographie créole et encore moins sur la néologie créole. La lexicographie n’est pas enseignée au Département de linguistique du MIT et les rédacteurs-bricoleurs du fantaisiste « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », selon l’information accessible sur le site de cette structure, ne disposent d’aucune compétence connue en lexicographie créole. Au bilan analytique du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », il faut prendre toute la mesure qu’aucun des enseignants que nous avons interrogés sur leur compréhension de ces pseudo équivalents « créoles » n’a jugé qu’il serait utile et opportun d’envisager l’utilisation de ce « Glossary » dans l’enseignement des sciences et des techniques dans les écoles haïtiennes –alors même que le MIT Haiti Initiative prétend frauduleusement que « nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique qui peut servir de ressource indispensable aux enseignants et aux étudiants ». Il est d’ailleurs symptomatique et révélateur qu’aucune école, aucune Faculté, aucun Institut, aucun Centre de formation technique en Haïti n’a formellement recommandé l’usage de ce fantaisiste et erratique « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » pour assurer l’enseignement en langue maternelle créole des sciences et des techniques.
Pour résumer :
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Le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » a été bricolé dans un environnement universitaire avec l’aval complaisant et aveugle du Département de linguistique du MIT. Mais ses promoteurs, dépourvus de la moindre compétence connue en lexicographie générale et en lexicographie créole, n’ont produit jusqu’à présent aucune étude académique, aucun texte théorique de référence sur la lexicographie créole et encore moins sur la néologie créole.
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Cette absence généralisée mais banalisée de toute compétence connue en lexicographie créole au MIT Haiti Initiative est à l’origine d’une lourde lacune conceptuelle sur l’objet lui-même : le MIT Haiti Initiative a produit un lexique anglais-créole alors même qu’il le présente frauduleusement comme un « glossaire », contrairement aux fondements scientifiques et à la longue tradition de la lexicographie.
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Les rédacteurs-bricoleurs du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » accréditent un pseudo « modèle » lexicographique qui à l’analyse se révèle être un « modèle » essentiellement amateur, erratique, fantaisiste et pré-scientifique de type Wikipedia, qui ne respecte pas le protocole méthodologique de la lexicographie professionnelle. Le pseudo « modèle » lexicographique du MIT Haiti Initiative, qui se révèle à l’analyse la plus rigoureuse être essentiellement une « lexicographie borlette », appauvrit considérablement la créolistique.
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Les pseudo équivalents « créoles » du Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » sont en majorité fantaisistes, a-sémantiques, non conformes au système morphosyntaxique du créole. Ils ne sont pas conformes au principe de base de l’équivalence lexicale/équivalence notionnelle, ne peuvent pas être compris du locuteur créolophone et ne peuvent en aucun cas être utilisés dans l’enseignement des sciences et des techniques. Ils ne peuvent pas non plus être mis à contribution pour élaborer une compétente didactique du créole et encore moins pour assurer l’expansion de la didactisation du créole.
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Le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » fait la promotion d’une vision fantaisiste et arnaqueuse de la lexicographie créole et de la néologie scientifique et technique créole : la « lexicographie borlette », qui n’est enseignée dans aucun Département de linguistique/traduction/terminologie à travers le monde, y compris en Haïti où elle n’est pas reconnue sur le plan scientifique en dépit du fait que le MIT Haiti Initiative est adoubé par une puissante institution universitaire américaine connue pour ses recherches de pointe dans différents domaine scientifiques –sauf en lexicographie générale et en lexicographie créole.
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Il est hautement significatif que le bric-à-brac « lexicographique » du MIT Haiti Initiative tourne le dos et passe sous silence les travaux de recherche et les publications de toute la lexicographie haïtienne depuis 1958 jusqu’à 2023, notamment les travaux menés dans un cadre institutionnel haïtien – en particulier au Centre de linguistique appliquée devenu par la suite la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti–, par Pradel Pompilus, Pierre Vernet, Henry Tourneux, Bryant Freeman, André Vilaire Chery, Renauld Govain, Fortenel Thélusma…
À contre-courant de la « lexicographie borlette » promue par le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », la lexicographie haïtienne a su élaborer des lexiques et des dictionnaires fiables en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle.
Tableau 6 / Ouvrages lexicographiques (lexiques et dictionnaires) élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle
(9 ouvrages sur un total de 75 publiés entre 1958 et 2022)
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Henry Tourneux, Pierre Vernet et al. |
1976 |
Éditions caraïbes |
and II) |
Albert Valdman (et al.) |
1981 |
Creole Institute Bloomington University |
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Henry Tourneux |
1986 |
CNRS/ Cahiers du Lacito |
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Pierre Vernet, B. C. Freeman |
1988 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
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Pierre Vernet, B. C. Freeman |
1989 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
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Bryant Freeman |
1989 |
Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti |
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André Vilaire Chery et al. |
1996 |
Hachette-Deschamps / EDITHA |
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André Vilaire Chery |
2000 et 2002 |
Éditions Édutex |
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Albert Valdman |
2007 |
Creole Institute, Indiana University |
Tel que nous l’avons précisé au début de cet article, L’ENSEIGNEMENT MAJEUR qui se dégage de nos articles publiés entre 2020 et 2023 est que la lexicographie est une activité scientifique fortement codifiée, elle s’élabore dans l’ancrage sur un socle méthodologique modélisé qui en garantit la scientificité et la crédibilité. Ainsi les dictionnaires et lexiques présentés au tableau 6 sont de grande qualité scientifique : ils mettent tous en œuvre le même cadre méthodologique qui consiste (1) à définir le projet éditorial et les usagers-cibles visés ; (2) à identifier les sources du corpus de référence en vue de l’établissement de la nomenclature ; (3) à procéder à l’établissement de la nomenclature des termes retenus à l’étape du dépouillement du corpus de référence ; (4) et, exception faite des lexiques qui ne comprennent pas de définitions, à procéder au traitement lexicographique des termes de la nomenclature et à la rédaction des rubriques dictionnairiques (définitions, notes).
LES 7 ENSEIGNEMENTS MAJEURS qui se dégagent de nos articles sur la lexicographie créole, publiés entre 2020 et 2023, actualisent l’épineuse question de la didactisation du créole (voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, mai 2021). Ces 7 enseignements majeurs actualisent également l’incontournable question du processus de standardisation du créole, à savoir l’élaboration d’un métalangage adéquat. Le linguiste-lexicographe Albert Valdman en fixe hautement la problématique : « Le handicap le plus difficile à surmonter dans l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH [créole haïtien] est certainement l’absence d’un métalangage adéquat. Cette carence rend ardu tout effort de définition comparable à celle que l’on trouve dans les dictionnaires unilingues de langues pleinement standardisées et instrumentalisées. Le rédacteur se trouve obligé de suivre le modèle des dictionnaires pour jeunes qui rendent le sens des lexies par une approche concrète basée sur le jeu des synonymes et l’utilisation d’exemples illustratifs. C’est cette voie que devraient suivre les lexicographes prêts à affronter le défi de l’élaboration d’un dictionnaire unilingue, en particulier s’ils œuvrent dans une perspective pédagogique, tant dans l’enseignement de base que dans l’alphabétisation des adultes. (…) Au fur et à mesure que le CH [créole haïtien] est appelé à la rédaction d’une large gamme de textes, en particulier dans les domaines techniques, et à son emploi dans les cycles scolaires supérieurs, il se dotera d’un métalangage capable de traiter de concepts de plus en plus abstraits. Dans l’attente de cette évolution, la lexicographie bilingue peut préparer le terrain en affinant ses méthodes, en particulier quant à : 1 / la sélection de la nomenclature ; 2 / la description des variantes et le classement diatopique, diastratique et diaphasique des lexies ; et 3 / le choix des exemples illustratifs » (Albert Valdman, « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? », revue La linguistique, 2005/1 (vol. 14) ; voir aussi un article précédent d’Albert Valdman, « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française » paru dans L’information grammaticale no 85, mars 2000).
L’existence avérée d’une dizaine de travaux lexicographiques haïtiens de qualité et qui témoignent d’une accumulation de savoirs lexicographiques et de compétences professionnelles permet de poser que la lexicographie haïtienne est capable de relever de grands défis alliant la rigueur méthodologique à la crédibilité scientifique. Cela témoigne du fait qu’elle a su assimiler et rendre opérationnelle la méthodologie de la lexicographie professionnelle, comme nous l’avons démontré dans le présent article et comme nous l’avons exemplifié dans un autre texte relatif au « Dictionnaire de l’écolier haïtien » (Éditions Hachette-Deschamps/ÉDITHA, 1996) élaboré sous la direction d’André Vilaire Chery (voir notre article « Le « Dictionnaire de l’écolier haïtien », un modèle de rigueur pour la lexicographie en Haïti » (Le National, 31 août 2022). La lexicographie haïtienne est appelée à conforter la dimension institutionnelle de ses futurs chantiers lexicographiques et à former une nouvelle génération de lexicographes compétents. C’est là, à coup sûr, l’une des missions centrales de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. L’État haïtien devra lui fournir les moyens d’accomplir cette mission, au creux de la future politique d’aménagement de nos deux langues officielles, le créole et le français.
Montréal, le 3 avril 2023