Peut-on faire lecture publique d’un texte qu’un auteur a désavoué ?
— Par Roland Sabra —
Désavouer: Refuser de reconnaître quelque chose comme sien, le renier. Larousse .
Pendant longtemps, jusqu’en décembre 2008, n’étaient connues que quatre versions du texte d’Aimé Césaire « Et les chiens se taisaient ». Les deux plus célèbres, publiées en français sont celle de 1946, chez Gallimard, insérée dans le recueil « Les armes miraculeuses », suivie en 1956 d’un « arrangement théâtral » de Présence Africaine. Cette année là deux autres versions, dues au travail de l’écrivain et traducteur Janheinz Jahn voient le jour, Und die Hunde schwiegen , en allemand dans le texte, la première radiophonique dont il existe une transcription et une autre suffisamment ré-élaborée, transformée pour qu’elle soit considérée, par certains, comme le résultat d’une co-écriture entre le poète et son traducteur. « Jahn supprime dans les trois actes environ un tiers du texte original de Césaire […]. Il complète ce qu’il a conservé par des scènes et des indications scéniques qu’il a lui-même rédigées et qui constitueront environ 20 % de la totalité du texte définitif de cette version. […] La version de Jahn se présente finalement comme un puzzle très complexe ordonné à partir du texte original morcelé et totalement redistribué. […] Jahn n’hésite pas à réordonner et à fractionner les répliques, à en modifier totalement la succession ou même à les mettre dans la bouche d’un autre personnage » (1).L’estime que Césaire porte à Jahn se retrouve dans la dédicace qu’il lui offre, dans l’exemplaire du traducteur de la version publiée à Paris par Présence Africaine : « À Janheinz Jahn, qui, plus qu’il ne traduit, recrée la poésie noire, avec l’expression de mon amitié et mon immense gratitude. ». On notera toutefois que Césaire est resté sourd à la demande de Jahn de traduire en français Und die Hunde schwiegen. On peut le regretter.
C’est une toute autre version qu’Arielle Bloesch nous a proposée ce samedi 11 mars à Tropiques-Atirum puisqu’il s’agit de ce qu’on appelle l’Ur-texte,( de l’allemand Urtext qui signifie « texte original ») retrouvé, après bien des péripéties (Voir Alex Gil), dans la Bibliothèque municipale de Saint-Dié dans les Vosges. Écrite entre 1941 et 1943 elle est adressée à André Breton le 16 novembre de la même année. Les différences avec les versions de 1946 et 1956 sont telles qu’on peut les considérer comme des œuvres distinctes. Le tapuscrit de St-Dié est intitulé drame historique et non pas tragédie ou oratorio lyrique. Il se caractérise par une forte présence de l’histoire alors qu’elle est totalement absente dans les autres. Les principaux personnages se nomment Toussaint Louverture, Le Récitant, la Récitante, Le Chœur, Dessalines. Les lieux géographiques sont la ville de Saint-Marc, Sainto Domingo, Le Cap, la nouvelle République d’Haïti, une prison dans le Jura etc. Le texte est construit selon une logique linéaire en phase avec l’ordre des évènements chronologiques, les personnages ont une épaisseur psychologique qui sera abandonnée au profit de la seule tension dialectique. Six mois après l’envoi de son texte, Césaire prend tout de suite ses distances avec ce premier jet. Le 4 avril 1944 il écrit à Breton : « Né sous Vichy, écrit contre Vichy, au plus fort du racisme blanc et du cléricalisme, au plus fort de la démission nègre, cette œuvre n’est pas sans porter assez désagréablement la marque de ces circonstances.
En tout cas
1°) je vous demande de considérer le manuscrit que vous avez reçu comme un canevas, avancé certes, mais canevas cependant. Que si vous me demandez pourquoi je vous l’ai si hâtivement envoyé, c’est que je considérais comme urgent de le faire sortir de la colonie et de le déposer en mains sûres.
2°) ce canevas doit être complété et modifié. Corrigé dans le sens d’une plus grande liberté. En particulier la part de l’histoire, ou de « l’historicité » déjà passablement réduite, doit être éliminée à peu près complètement. »
Un an plus tard en avril 1945 dans une autre lettre à Breton il précise : De celui-ci [ Yvon Goll] j’espère », confie-t-il à Breton, « qu’il aura la délicatesse de ne rien publier, attendu qu’il ne m’a rien demandé, et surtout que je désavoue la version de cette œuvre que vous connaissez. (Voir Alex Gil)
La question que tout un chacun se pose est toute simple : Et si ce texte avait été redécouvert par Césaire un an plus tôt qu’en aurait-il fait ? La question fût effectivement posée ce samedi 11 mars 2023. La seule réponse a été : « L’autorisation de mettre en espace ce texte a été demandée aux ayants droit, et ils ont dit oui ! » Réponse qui se situe sur le seul terrain juridique. Ce n’est pas à ce niveau que se situe le problème… Ce que l’on sait des échanges épistolaires de Césaire à propos de cet Ur-texte peut raisonnablement nous laisser penser qu’une autre réponse aurait pu être faite.
Elie Pennont et Peslages Simon en juin 2020, pour « Et les chiens se taisaient » à Tropiques-Atrium déjà, n’avaient-ils pas fait un autre choix? ( Voir Ici)
Rappelons le droit d’auteur : « L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. Ce droit comporte des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial. » Personne ne peut utiliser l’œuvre d’un auteur sans son accord; seul l’auteur décide s’il souhaite que son œuvre soit exploitée ou non.
R.S.
(1)(Ernstpeter Ruhe, Une œuvre mobile. Aimé Césaire dans les pays germanophones (1950-2015)