Par Florence Jany-Catrice
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La floraison de nouveaux indicateurs ouvre un débat bienvenu sur ce qu’est la richesse, là où nos sociétés ont confié à des chiffres prétendument neutres le soin de les piloter. Mais attention : il serait illusoire de tout vouloir mesurer, dangereux de donner un prix à tout (y compris, la destruction de l’écosystème) et fou de laisser les experts en décider seuls.
Qui décide de ce qui compte ? La question n’est pas récente. Elle était évoquée dès les années 1980 par Marilyn Waring, féministe néozélandaise. « Who’s counting ? » L’interrogation comportait deux facettes : « Qui est digne d’être compté ? » et « qui décide de ce qui compte ? » Portée dans le contexte d’un capitalisme déjà marqué par l’hégémonie de la quantification des faits économiques et sociaux, elle est aussi une invitation, traditionnelle en sciences sociales, à coupler l’analyse des idées (qu’est-ce qui compte, qu’est-ce qui a de la valeur ?) avec celle des institutions qui les promeuvent (qui est aux manettes des comptes ?).
Jusqu’aux années 1980, l’énoncé de ce qui a de la valeur était contenu dans les systèmes des comptes nationaux : a de la valeur ce qui est productif et est productif ce qui entre dans le périmètre des activités échangeables sur le marché. C’est aujourd’hui, peu ou prou, la définition du produit intérieur brut (Pib), bien que depuis 1976, les services non marchands aient été ajoutés. Dictée par la doxa économique, cette valeur ainsi énoncée « dit » aujourd’hui ce qui compte au niveau macroéconomique[1].
Le début des années 1990 rompt avec cette vision, largement partagée jusque-là, par le truchement de prises de conscience des effets contreproductifs de la croissance économique sur des aspects vitaux de nos sociétés humaines : l’état écologique de la planète et la fragilisation de la justice sociale. Dans cet article, nous tenterons de mettre en perspective les objectifs et les méthodes du mouvement lui-même hétérogène d’élaboration de ces nouveaux indicateurs, en insistant d’abord sur le contexte dans lequel ces initiatives prennent place.
Frénésie du chiffre
On ne peut saisir l’enjeu de ce mouvement sans le mettre en perspective avec la dynamique contemporaine d’expansion de la quantification (certains parlent de « quantophrénie[2] ») et son illusoire neutralité axiologique.
Dans des États néolibéraux, quelques chiffres prennent les atours de l’argument imparable, élevés en quelque sorte au rôle de mythe (au sens où en parle Marcel Mauss) duquel il est difficile de s’affranchir. Et surtout, ces chiffres semblent légitimer la mise en pilotage automatique de la vie politique[3], comme si les questions des richesses et du progrès étaient résolues, comme si la chose politique était d’abord une question d’expertise. La définition de la richesse et de sa mesure serait prise en charge par des organismes indépendants, surplombant en quelque sorte le défi de la construction de l’intérêt général. Des objets flous assimilables à des composants des richesses (développement durable, qualité de vie, bien-être) ne sont plus définis, mais un portefeuille d’indicateurs est régulièrement chargé d’incarner le concept[4]. Or, bien plus que de simples informations bureaucratiques, les indicateurs fabriquent et donnent à voir une réalité. Ce faisant, ils deviennent des ressources et des contraintes pour ceux qui les utilisent[5].
Les chiffres semblent légitimer la mise en pilotage automatique de la vie politique, comme si les questions des richesses et du progrès étaient résolues.
Bien entendu, une histoire de l’expansion de cette obsession pour le chiffre serait à faire pour saisir comment elle s’est répandue. Au niveau macroéconomique, elle trouve ses fondements dans les injonctions à la comparabilité internationale à laquelle les pays sont assignés par des organisations qui en ont parfois fait leur cœur d’activité – Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Eurostat pour l’Union européenne, etc. Elle s’explique aussi par une accélération de la communication. Les experts, et parmi eux les économistes libéraux, ont enfin joué un grand rôle dans l’appui aux gouvernements, invitant à l’extension du règne du calcul économique, tout en s’appuyant sur la transformation des modes d’évaluation des politiques publiques – ces évaluations conduisant inévitablement à une transformation de la nature de l’État.
Vers de nouvelles modalités de compte
Nos sociétés sont ainsi guettées par la frénésie de la quantification du monde, avec une distanciation assez faible vis-à-vis des effets pervers de cette dynamique. Les arguments quantifiés tendent à supplanter toutes les autres formes argumentaires dans la persuasion, dans la rhétorique et dans la démonstration. C’est dans ce contexte que sont élaborés ces nouveaux indicateurs. Mais alors qu’il a fallu plusieurs décennies pour que le Pib atteigne un statut largement incontesté (voire de « fétiche ») dans les représentations et les jugements collectifs de ce qu’est la richesse, il peut sembler ambitieux, sinon utopique, d’imaginer que de nouveaux indicateurs, territoriaux ou nationaux, puissent gagner en légitimité. Comment envisager leur circulation, leur diffusion, leur appropriation par des acteurs ?
De multiples initiatives gagnent en audience, soutenues par des institutions internationales, comme l’OCDE ou la Banque mondiale, qui en font une forte promotion. Mais si ces nouveaux indicateurs offrent l’avantage de détourner un peu l’attention de la croissance comme finalité des sociétés, ils ont souvent l’inconvénient de peu répondre aux défis de soutenabilité qu’ils prétendent relever[6] Les deux modalités les plus fréquentes, non exclusives, de légitimation des initiatives sont le recours à l’expertise et à la science, et l’expression des individus.
Quand tout a un prix
La fin des années 2000 est marquée par une production plus affûtée de connaissances, par une prise de conscience de la finitude de la planète et de la pression anthropique. Les multiples rapports de la décennie 2000 sont symptomatiques de cette progression dans la connaissance (WWF, les Amis de la Terre, mais aussi le rapport Stern[7], les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), ou encore les rapports Sukhdev et Chevassus-au-Louis[8] sur la biodiversité).
Parmi les nouveaux indicateurs développés depuis le début des années 1990, toute une partie est le fruit de travaux d’experts, souvent économistes. Ces experts sont choisis pour leurs compétences scientifiques et parce qu’ils incarnent une science autour de laquelle règne la confiance. Cependant, eux aussi sont équipés à la fois de leur référentiel théorique, de leur épistémologie scientifique vis-à-vis de la recherche en sciences sociales et de leur système de valeurs. Or ce sont eux qui légitiment « scientifiquement » les choix opérés[9].
Le langage privilégié par les experts économistes étant l’unité de compte monétaire, on voit se développer de nombreuses initiatives visant à fixer un prix à des composants de l’activité humaine ou à des biens qui n’étaient pas jusqu’alors considérés selon cette aune. Se développent aussi des mesures monétaires des coûts sociaux et environnementaux des actes productifs des hommes, jusqu’à la monétarisation des services rendus par la biodiversité, voire la quantification du « retour social sur investissement ».
Cette monétarisation des richesses non marchandes et non monétaires présente, certes, pour un temps, l’avantage de marquer les esprits, à l’instar de l’électrochoc qu’a pu provoquer la publication du rapport Stern sur le coût économique de la non-action vis-à-vis des effets du réchauffement climatique sur l’environnement et sur les sociétés. Mais elle souffre de nombreuses critiques, pour partie difficilement dépassables. La principale provient de l’usage même de la monnaie visant à « rendre visible l’invisible », avec deux effets immédiats.
D’abord, cet usage nécessite la construction de prix dans des espaces qui ne les utilisent pas. Des prix fictifs sont élaborés à partir de représentations discutables (le cadre reste utilitariste), et à partir de méthodes parfois controversées. Parmi elles on trouve, par exemple, la méthode du consentement à payer – ou à recevoir. Cette méthode, largement utilisée dans les mesures des services rendus par la biodiversité, établit un prix à partir de questionnaires adressés aux individus, qui expriment leurs préférences en termes monétaires. Sont ainsi posées des questions du type : « Combien seriez-vous prêt à payer pour que la qualité de l’air s’améliore du niveau x au niveau y ? » Plusieurs travaux ont souligné des résistances fortes vis-à-vis de telles enquêtes, qu’elles soient liées à une impossibilité cognitive d’attribuer un montant monétaire à une situation qui en est dépourvue, ou à la volonté politique ou éthique de résister à cette forme de valorisation, attribuant alors un « zéro de protestation » à l’exercice de valorisation, ou le refusant tout simplement[10].
Donner un prix à tout, c’est oublier que certains dommages sont totalement irréversibles.
Donner un prix à tout a pour effet de mettre en équivalence toutes les dimensions mesurées, quelle que soit leur hétérogénéité : on obtient des « euros » de social, des « euros » d’environnement, suggérant ainsi une substituabilité entre les composants, comme si la dégradation de l’un d’entre eux pouvait être compensée (réparée) par l’autre. Cette manière de comptabiliser des dégradations potentielles ne tient pas compte du fait que certains dommages sont totalement irréversibles : un dégât nucléaire, l’extinction d’espèces vivantes, la destruction d’un écosystème, la décohésion totale.