— Par Faubert Bolivar —
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Vous auriez eu cent ans cette année, mais vous n’eûtes pas la joie de fêter votre quarantième anniversaire.
L’immonde François Duvalier vous a mangé.
Vous vous étiez dressé sur sa route, il était plus fort que vous, il vous a emporté.
Il souhaitait faire de la terre des ancêtres un tas de cendre, vous vouliez l’en empêcher.
Il rêvait d’être l’unique citoyen, vous existiez.
Il avait pour mission de détruire son peuple, vous poussiez la bravoure jusqu’à y faire barrage.
Il vous a broyé les os, il vous a gâté la chair.
Répondant à l’appel de votre terre, vous déposiez votre vie dans une corbeille que vous tendiez à votre patrie-matrie.
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Vous étiez, ce me semble, d’une belle lucidité et d’une solide intelligence que point n’est besoin de vous décrire l’état d’Haïti l’année de votre centenaire.
Vous voyiez de loin venir la mort qui aujourd’hui étend sur nos son ombre royale.
Vous pressentiez l’effondrement de l’État.
Vous annonciez la dislocation de la société.
Vous prévoyiez l’effritement des terres.
Vous prédisiez l’affaissement des arbres.
Vous présagiez la bestialisation des hommes.
Vous anticipiez et l’assèchement des rivières et l’encrassement de la mer et la désolation qui fit écrire à l’autre Jacques, « Nous mourrons tous ».
Nous voici donc.
Fils et filles d’un pays dévasté, comme portés disparus dans la Griffe étoilée.
Nous nous demandons si Compère Général Soleil brille encore.
Et s’il brille, brille-t-il pour nous ?
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Un temps que je veux vous parler, un temps que je m’en suis senti incapable.
Comme si, au cours d’une étrange cérémonie-
(Zopop, Bizango ou autres, tu sais…)-
On avait, sur mes lèvres, fait glisser une truelle.
Cette cérémonie a-t-elle vraiment eu lieu ?
Les souvenirs de la sensation de la truelle sur ma peau, se pourrait-il que je les aie emportés d’un rêve ?
Rêve ou réalité, à force de tenir ma langue, il a fini par naître en moi l’idée que dans un pays dressé comme une ratière, tenu par des malfrats
Qui, armés de feu,
Qui, de mensonge,
Qui, de vilénies
Qui, d’épaisse malfaisance,
Qui, de haine altière,
Qui, d’assassine vanité,
Il est normal pour nous d’apprendre à écraser en nous toutes forces, tout honneur, toute dignité, tout courage, toute belle audace, tout amour de la patrie, toute intelligence, à force de nous coucher sur nos forces, matin et soir.
Comme si nous avions convenu de ne laisser dorer au soleil que nos faiblesses, nos lâchetés, nos platitudes, alors qu’au fond de nous la beauté et la grandeur s’étiolent, laissant sur notre visage cet air de chagrin, où plus clame et bruit la grandiloquente posture, plus s’exclame et nous flétrit la honte que même ne cache la plus épaisse obscurité.
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Pour Marguerite ou pour Jean-Pierre, que demande-t-on, la faim qui tenaille les entrailles ou la prostitution qui scarifie l’âme ?
Pour Paul ou pour Géraldine, que demande-t-on, la misère qui exile la peau sous les os ou la corruption qui défigure la face même du jour naissant ?
Pour Piou ou pour Pia, que demande-t-on, la dignité qui soutient mal les côtes quand on n’a même pas un grain de sel sale à mettre sous la langue ou les lâches compromissions qui assurent et l’huile et le pain et le vin ?
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Je ne sais si au cours d’une étrange cérémonie dans un lieu tendu de rouge on m’a passé une truelle sur les lèvres, mais j’ai appris à garder le silence.
Peut-être qu’au bout du compte, ce sont des honorables qui se déshonorent, et des vertueux qui se liquéfient dans le vice.
Qui sait ?
Peut-être que la bataille pour la survie n’a pas de prix et que tout doit lui être sacrifié.
Qui sait ?
Peut-être que c’est la faim même qui est immorale, et fait de l’affamé un impudique.
Qui sait ?
Peut-être que le temps de l’honneur est clos.
Qui sait ?
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Peut-être devrions-nous nous limiter à guetter, non pas la lumière, mais le plus insignifiant lumignon.
Que nous l’apercevions dans le rictus de l’assassin.
Que nous le devinions dans une goutte incolore -que nous dirions d’eau- placée par notre imagination dans une mare de sang après un massacre.
Que nous le voyions dans le vif éclat du soleil sur la lame du couteau brandi pour égorger.
« Après tout, l’abominable Duvalier n’avait-il pas un fils et ne l’aimait-il pas ?
Vous aussi, n’aviez-vous pas un fils et ne l’aimiez-vous pas ?
…Donc et alors ?
Pourquoi regarder les crimes de l’homme au lieu de voir son dévouement à sa famille ?
-
Allez, allez, petits acariâtres, chut ! Engoncez-vous dans la belle amour humaine.
Enivrons-nous de la belle amour humaine.
Réjouissons-nous dans la belle amour humaine.
Acclamons-nous dans la belle amour humaine. »
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Je ne sais plus parler des gens, ni de leur bonté, ni de leur méchanceté.
J’ai perdu la faculté de juger.
J’ai été tué tant de fois sans être ni mort ni vengé que mon nom est celui de mort-vivant.
Zombi je suis, zombi nous sommes.
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Il y a tant de crimes et si peu de criminels dans notre pays.
Nous n’avons plus de place dans nos mémoires pour ranger nos morts.
Depuis le sinistre docteur, nous produisons des morts comme jadis nous produisions le café.
Pierre Richard Brisson.
Willems Édouard.
Roche, Jacques tout comme vous.
Farah Martine Lhérisson.
Monferrier Dorval.
Antoinette Duclaire.
Guy Malary.
Antoine Izméry.
Dominique. Lui fut Jean.
Grégory Saint-Hilaire.
Évelyne Sincère.
François Latour
Mille autres.
Dix mille autres.
Cent, trois cent, neuf cent mille autres.
Tant et tant d’autres, troués.
Beaucoup et beaucoup de noms, sacrifiés, gaspillés, perdus.
Tous et toutes exécutés, criblés de balles, leur sang ravine entre nos yeux
Et, mélangé avec nos sueurs, frôle nos lèvres.
Est-ce ce goût de sang et de sueur, la truelle qui scella ma parole ?
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Souvent je pense à vous, souvent je pense à eux, comme à elles.
Je ne vous imagine pas en paix.
Et je me demande quel genre de mort vous faites.
Êtes-vous un mort plutôt doux ou un mort furieux ?
Êtes-vous de ces défunts violents qui grondent dans le vent fort pour tout soulever et tout renverser ?
Ou bien, êtes-vous de ces mânes tendres qui murmurent dans la brise afin de se faire comprendre des enfants et des amoureux ?
Êtes-vous mort de fine pluie ou mort d’averses dévastatrices ?
Qu’avons-nous à craindre de vous ?
Qu’avons-nous à espérer de vous ?
Et vous, qu’attendez-vous de nous ?
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Entendez-vous les assassins se pouffer de notre moutonnade moutonnement moutonnerie, nous, moutons, à n’en plus finir ?
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Il fait triste de vous dire que Duvalier règne encorei.
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Je n’aurai pas oublié que la main qui stylisait, s’exerçait au maniement des armes.
Je n’aurai pas oublié que l’homme qui travaillait ses mots à la perfection, travaillait à ajouter du trouble au trouble, de la fureur à la fureur, du feu au feu.
A-t-on le droit d’oublier que vous œuvriez à faire que naisse dans le feu et dans le sang, comme jadis Dessalines, dont vous descendiez par deux fois, cette Haïti belle et libre qui vous tenait à cœur ?
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Vous fûtes intransigeant.
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Vous fûtes radical.
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Vous saviez que le chemin qui mène à la belle amour humaine exige que nous sachions forcer les portes de la mort.
Frère Jacques, ô grand Jacques…
Vous qui êtes mort les armes à la main, devez exiger la même chose de nous qui nous réclamons de vous
…Au nom de la belle amour humaine.
Frères Jacques, Sœurs Jacques
Dormez-vous ? Dormez-vous ?
…
BOLIVAR, Le Lamentin (Martinique), 13-14/02/22
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i L’histoire nous ayant appris que pour voler, violer, ou vitrioler un peuple, il faut lui briser les reins, aujourd’hui, s’il y a une chose que je peux vous apprendre c’est que l’avenir tarde encore à se faire jour.
Nous sommes, disiez-vous, les enfants de l’avenir, dans ce cas, en plus d’être orphelins, nous, enfants de l’avenir, sommes prisonniers du présent assassin.
Vos assassins règnent encore, Frère Jacques, ô grand Jacques.
Aujourd’hui, comme hier, on vous aurait tué et tué et tué et tué encore.
On vous aurait traité d’extrémiste, d’aigri, d’apologiste de la bien-pensance.
On aurait vu en vous un politicien qui se fait passer pour un romancier qui se prend pour un politicien.
On vous aurait reproché de salir la réputation des belles lettres dans la bassesse des intrigues politiciennes.
On vous aurait sommé de laisser sa chance au pays et à son chef d’Etat.
On vous aurait prié de vous laisser diluer dans la belle amour humaine.
Frère Jacques, ô grand Jacques, je m’accroche, pour ne pas vous perdre dans le tourbillon de la belle amour humaine, à l’idée que vous n’étiez ni un amuseur public ni un littérateur sans estomac.
Loin de placer votre existence au-dessus tout, vous donniez votre vie pour la cause à laquelle vous croyiez.
Il suffit que nous sachions que vous, Jacques Stephen Alexis, aviez une cause et cette cause avait un nom : Haïti.
Ainsi, contre ceux qui disent – pourquoi profèrent-ils de telles énormités ? – qu’en chaque Haïtien dort un Duvalier, proclamons qu’en chaque haïtien.n.e vit un Jacques Stéphen Alexis.