— Par Manuel Norvat —
Les lieux culturels : hôtels de passe, sénats de bord de mer ou les œuvres de création et de réflexion — même quand ils sont rasés par les bulldozers ou victimes d’autodafés — migrent dans nos consciences, en soleils guerriers.
Frantz Fanon (sa vie son œuvre) nous éclaire ainsi aujourd’hui dans le monde. Édouard Glissant disait de lui qu’il avait « une pensée multiforme et complexe » nous prévenant par là des caricatures à son endroit : Théories frelatées de la violence ou militantisme de façade. Celui qu’Aimé Césaire avait baptisé de « Guerrier-silex » n’aurait fait aucune concession à l’action contreproductive et à l’analyse simpliste de la situation antillaise. Car il avait le souci des Antillais comme son frère d’armes Marcel Manville, mais également Édouard Glissant et Albert Beville (Paul Niger en littérature). C’est à partir de leur lieu antillais qu’ils ont eu vocation à comprendre l’Autre. L’Algérie, et le monde infinissable des histoires, des luttes et migrations chantées par Gérard Lavigny, François Béranger ou Robert Charlebois. Oui, à partir de Fanon — la sensibilité auprès du concept (loin du mysticisme ambiant) — nous voilà promis à trouver notre mesure de nous-mêmes et du monde, comme un groupe de musiciens entament un morceau en même temps sans chef d’orchestre pour dire un-deux-trois.
Fanon dirait qu’il faut voir de près les réalités antillaises et non pas plaquer une idéologie dite « révolutionnaire » à la Martinique, voire un « Œdipe » là où la famille nucléaire est une chimère, ou encore importer un concept de « grève générale » dans une économie aux secteurs qui se regardent en chiens de faïence (sans projet global) et sous perfusion, où chaque ménage économique se barre la route coloniale pour mieux se faire entretenir par la métropole coloniale.
Les bréviaires, les hommes providentiels où les analyses sociologiques sur les émeutes de soir de carnavals paralysent la pensée, l’action et l’imaginaire des peuples. Ils cultivent tout de même la plantation néo-libérale.
Un personnage glissantien s’entendant expliquer ce qu’était « la violence sans cause » dit : « Maman, je connais, j’ai lu Fanon. » ; l’interlocutrice (la maman, ici c’est le personnage de Mycéa) lui répondit : « Il ne suffit pas de lire, il faut aussi réfléchir ».
L’auteur de Peau noire, masques blancs ; Les Damnés de la terre, et d’autres ouvrages sur la décolonisation, nous a laissé une pièce de théâtre : L’œil se noie, que nous découvrons enfin. Il nous a fallu du temps pour entendre autrement la parole de Fanon : dans sa multiplicité.
À Rome, alors que Fanon était pourchassé par l’OAS (les ultras du moment) se tinrent des réunions clandestines dans un bordel, entre lui, Glissant et Damas. Le corps et la pensée de ces auteurs déterminants y étaient aussi subversifs que Les demoiselles d’Avignon de Picasso. L’art, pas plus que la littérature, n’est un tract. Cela participe plutôt de la durée : la saisie immédiate qu’il faut mûrir des réalités hétérogènes de la vie. Dans ces conditions, un anniversaire de Frantz Fanon nous maintien à vif et en profondeur. Véyatif. Fanon n’a pas fini de nous interroger. Sa parole est celle d’un forum ininterrompu.