Ancienne ministre de la Justice, Christiane Taubira, qui fut elle-même victime d’attaques racistes, livre dans le Journal Du Dimanche du 6 juin, son analyse sur le mouvement contre les violences policières et le racisme.
JDD : 20.000 personnes ont manifesté mardi devant le Palais de Justice, à Paris, pour demander « Justice pour Adama », quelles différences et quelles similitudes repérez-vous entre les situations américaine et française?
Quand Adama Traoré ou George Floyd meurent, c’est pareil : ce sont des hommes noirs qui meurent de leur rencontre avec des policiers. Le chagrin et les larmes sont les mêmes de chaque côté de l’Atlantique. Les différences résident dans l’organisation de nos systèmes : République fédérale contre État central jacobin. La consanguinité qui existe dans certains corps de police aux États-Unis n’a pas lieu chez nous. En France, il y a une institution judiciaire compétente sur l’ensemble du territoire et des enquêtes systématiques sur ces cas. Chez nous, des personnes meurent d’avoir rencontré des policiers, pas d’avoir rencontré la police.
JDD : En tant qu’ancienne garde des Sceaux, comment jugez-vous la façon dont la justice française traite ces affaires?
Nous devons hélas reconnaître que ce sont systématiquement des procédures qui durent des années et qui aboutissent très souvent à des non-lieux. Or chaque dérapage individuel tache l’institution toute entière. On ne peut permettre que les forces de l’ordre soient décrédibilisées à cause d’un postulat considérant qu’il n’y a pas de faute possible, pas d’acte raciste possible, pas de bavure possible. On peut tacher l’institution tout entière en l’obligeant à couvrir des actes racistes commis de façon délibérée… Je dis qu’il y a des policiers racistes, et que dans la police, comme dans d’autres institutions, il y a de la diversité, mais il y a aussi des mécanismes qui compliquent l’accès des jeunes des banlieues aux responsabilités, aux postes et aux institutions.
JDD : Le fait que la manifestation de mardi ait rassemblé 20.000 personnes vous inspire quel sentiment?
C’est énorme. Et c’est ce qui me paraît important. Des gens meurent. Des gens tremblent. Des mères angoissent quand leurs gamins ne rentrent pas en fin d’après-midi. Je veux qu’on en sorte. Sinon, je considérerai que, moi aussi, je participe à la pression du genou sur la nuque du prochain qui va en mourir. Je veux que cette jeunesse entende que, même lorsqu’on l’exclut, elle a des droits, elle peut se battre. La France n’est ni parfaite, ni abominable, ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est comment le jeune qui se sent en danger à cause de sa couleur de peau peut rentrer chez lui tranquillement. Et c’est urgent.
JDD : Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, refuse d’employer le terme de « violences policières ». Et vous?
Il y a des policiers violents, racistes, antisémites, xénophobes. Personne ne peut affirmer le contraire. Il faut qu’on l’entende. Il peut aussi y avoir des politiques d’intervention policières violentes. La police française a parfois eu de grands directeurs, des chefs qui n’ont pas toujours fait le choix de la brutalité. C’est pourquoi le ministre de l’Intérieur doit dire aux policiers : « Vous êtes armés, mais vous vous retrouvez face à des citoyens qui sont vos égaux. Vous n’êtes pas des shérifs, vous n’êtes pas des justiciers, vous n’êtes pas des John Wayne… »
JDD : La gauche, dans le passé, a proposé d’arrêter les placages ventraux, ou encore de mettre en place des récépissés de contrôle d’identité. Qu’en pensez-vous ?
Oui, il faut arrêter les placages ventraux et mettre en place les récépissés. Pour un jeune afro-descendant ou un jeune maghrébin, qui a vingt fois plus de risque que les autres d’être contrôlé, le récépissé a une force symbolique. Par ce moyen, l’État dit au citoyen : « Je veux vous protéger, y compris contre la force que je mobilise moi-même ».
JDD : Y-a-t-il plus de violences policières sous ce gouvernement?
Il y a eu incontestablement des violences contre les gilets jaunes. Et plus de violences sur ce demi-quinquennat que sur d’autres quinquennats. C’est un fait. La question, c’est de savoir pourquoi. Je crois qu’il y a entre ce gouvernement et la société une inintelligibilité phénoménale. Un mur d’incompréhension. Une incapacité à accéder à ce qui fait la vie des gens. Le gouvernement mène une politique anti-sociale mais ce n’est même pas par cynisme : c’est la violence de ceux qui ont la certitude d’avoir raison. Une violence tranquille, une violence hautaine. C’est : « Nous on a compris, on va vous expliquer que vous pouvez vivre avec 5 euros de moins sur vos AP ». La société ne comprend pas la logique de ces gens-là. Leurs schémas sont trop distendus, trop lointains.
JDD : Qu’entendez-vous par « violence hautaine »?
Il y a chez Emmanuel Macron un véritable lyrisme aristocratique. Il dit vouloir « se réinventer ». C’est le lyrisme de celui qui se regarde, apprécie sa beauté, cherche à en gommer les points disgracieux. Nous n’avons pas besoin qu’il se réinvente : il est très attachant, sympathique et cultivé. Il ne s’agit pas de se réinventer, mais de comprendre comment nos institutions écrasent ceux qui n’y ont pas accès, comment elles contredisent nos propres principes, parce que lui-même ne met pas en œuvre des politiques publiques de solidarité. Je le dis alors que cela ne m’amuse pas de critiquer le gouvernement. Cette période est une période de bascule. Le président de la République la prépare peut-être de bonne foi, mais il est prisonnier de sa propre vision des choses. Et elle est nocive.
JDD : Comment analysez-vous le mouvement de protestation aux États Unis après la mort de Georges Floyd?
On a changé de dimension. Aux États-Unis, il y a une très lourde histoire de confrontation qui se résume, pour des hommes et des femmes, à la couleur de leur peau : la traite négrière, le marronnage, la ségrégation, le Ku Klux Klan. Des lynchages avaient encore lieu dans les années 1980, relayés dans les journaux. Il y a très longtemps que les Noirs sont victimes de violences, et longtemps qu’il y a des protestations. Mais avec Georges Floyd, on change d’échelle dans la protestation, dans l’identité des gens qui se mobilisent, dans le contenu des propos. Lorsqu’une leader afro-américaine dit au micro, parce qu’il y a beaucoup de Blancs dans les défilés : « Parlez de ce problème au dîner ce soir, car vos fils sont les futurs procureurs, policiers et juges », et que les interpellés approuvent, de bonne foi, on entre dans une autre dimension.
JDD : C’est la présence des Blancs dans les défilés qui change la donne?
Il y a toujours eu des Blancs aux côtés des Noirs, notamment lorsque Martin Luther King a prononcé son mémorable discours « I have a dream », ou encore quand des figures connues mettaient leur notoriété au service de la cause. Non, ce qui change, c’est la mobilisation des villes, le volume. Pour Rodney King, en 1992, les protestations étaient principalement localisées à Los Angeles. Là, c’est massif, général, international. C’est ça, le changement d’échelle : on est passé à autre chose, une conscience humaine et planétaire de la barbarie de ce racisme-là.
(…)
JDD : L’état de la gauche peut-il laisser espérer des lendemains qui chantent?
Je suis persuadée que la gauche a des ressources considérables, mais je n’arrive pas à comprendre les mécanismes qui font barrage au renouvellement… Il y a une inventivité colossale dans ce pays. Comment se fait-il que la gauche paraisse aussi démunie, se renouvelant assez peu? Pourtant c’est elle qui détient les bonnes réponses, elle le prouve dans la proximité. Avec son parti-pris sur le lien social, son attention aux plus vulnérables, ses initiatives sur la solidarité, c’est elle qui peut améliorer le quotidien et redonner de l’attrait à l’avenir.
JDD : Faut-il une sorte de « New Deal », de nouvelle donne, comme aux États-Unis après la crise de 1929?
Il y a toujours des dangers politiques considérables quand les difficultés et les injustices s’accroissent. Et cela sert toujours le même camp. Si l’on compare avec les années 1930 et la politique de Roosevelt, alors interdisons les activités spéculatives aux banques qui détiennent l’argent des citoyens. Après 1929, l’État n’est pas allé d’abord à la rescousse des grandes entreprises qui avaient encore de l’argent sous leurs matelas… On a lancé de grands travaux qui ont généré de l’emploi, on a investi dans la culture. Mais les comparaisons historiques n’apportent pas grand-chose. Ce qu’il faut, c’est inventer. Inventer une économie qui ne soit pas de brutalité, ni contre les gens ni contre la nature.
JDD : Que faire face à la crise économique et sociale qui vient?
Confinement, déconfinement : c’est un vocabulaire de la passivité, un vocabulaire qui désarme les citoyens. Il faut réhabiliter le vocabulaire d’initiative, d’action, offensif. Commençons par cela. Ensuite, je vois un grand danger sur la question des libertés : la gauche n’a pas été exemplaire à ce sujet. Elle a parfois manqué de courage. Il faut qu’elle reconnaisse ses erreurs et cesse d’être inhibée. Pour sortir du précédent état d’urgence, le gouvernement actuel l’a inscrit dans la loi. C’était la pire façon de faire. Troisième point : l’économie. Les diktats actuels nous renvoient à la durée du travail, comme avant les 35 heures, alors que c’est la question du sens du travail qu’il faut poser. A quoi sert la productivité à outrance? Que dit-on de l’obscénité financière qui consiste à comprimer les salaires pour faire enfler les dividendes? Il faut dire que nous n’en voulons plus. On ne peut pas se permettre d’entrer dans le monde d’après dans ces conditions-là. Sinon, nous aurons bien cherché ce qui va nous péter à la gueule.
Le Journal du Dimanche, par Arthur Nazaret et David Revault d’Allonnes