— Propos recueillis par Rodolf Etienne —
En novembre 2005, le paysage associatif des noirs en France voyait la création du CRAN (le Conseil Représentatif des Associations Noires de France).
Depuis lors, l’association n’a cessé de bousculer les habitudes et les routines, en posant à la France des questions nouvelles concernant les Noirs de France, les statistiques ethniques, les attestations de contrôle pour lutter contre le délit de faciès, le vote obligatoire, les réparations liées à l’esclavage et à la colonisation, les actions de groupe contre les discriminations etc…
Retour sur dix ans d’actions concrètes avec le président Louis-Georges Tin.
R.E : Le CRAN fêtera en novembre prochain ses dix ans d’activité. Pouvez-vous revenir, dans les grandes lignes, sur quelques-unes des actions menées par l’association ?
L.-G.T : Depuis 2005, nous avons mené plusieurs grandes campagnes. Sur la question noire, évidemment, sur les statistiques ethniques, sur les actions de groupe contre les discriminations, et sur les réparations relatives à l’esclavage et à la colonisation. Par ailleurs, nous avons développé notre action à l’international, et nous avons désormais des antennes aux Etats-Unis, au Brésil, au Maroc, au Sénégal, au Bénin, au Gabon, au Congo, etc. Le CRAN est désormais une ONG internationale.
R.E : Quel est, selon vous, la plus grande des victoires du CRAN durant toute cette période ?
L.-G.T : Des victoires, nous en avons eu pas mal. Contre Pascal Sevran, Nicolas Canteloup, Robert Mesnard, Eric Zemmour, par exemple, qui tous avaient tenu des propos racistes. Contre des entreprises aussi comme Guerlain, Mango ou Pardon. Mais notre plus grande victoire, pas encore acquise, mais presque, c’est la campagne sur les actions de groupe contre les discriminations. Nous avons lancé les choses en 2012, puis nous avons rédigé une proposition de loi avec le député Razzy Hammadi. Ce texte a été adopté en juin 2015 à l’Assemblée, et au Sénat début novembre. Il devrait être adopté définitivement en janvier 2016. Vous savez, il n’y a pas beaucoup d’associations en France qui puissent se flatter d’avoir fait voter une loi, surtout dans ce domaine. Or, comme le dit Razzy Hammadi, c’est une véritable révolution dans le combat pour l’égalité des droits.
R.E : En quoi consistent les actions de groupe ?
L.-G.T : En France, l’arsenal législatif permet de condamner les discriminations individuelles. Mais pour les discriminations collectives, qui sont en général invisibles, et qui sont par définition les plus nombreuses, il est très difficile d’agir. C’est pourquoi nous demandons que la loi en France rende possibles les recours collectifs contre les discriminations. Ce dispositif, s’il est adopté, permettra à plusieurs personnes victimes du même dommage de porter plainte ensemble pour faire condamner en justice la structure coupable. C’est cela les « actions de groupe ».
R.E : Et quel est l’intérêt des actions de groupe ?
L.-G.T : Le principe est simple : l’union fait la force. Les personnes discriminées sont souvent isolées et se retrouvent confrontées à une structure puissante : le combat est inégal. Mais si elles peuvent agir de concert, elles auront moins peur de se mobiliser (avantage psychologique), elles auront plus d’argent pour engager une procédure (avantage économique), plus de poids dans la presse (avantage médiatique), et plus d’éléments de preuves devant le tribunal du fait du grand nombre de cas similaires présentés au même juge, plus de chances par conséquent d’obtenir gain de cause (avantage judiciaire). Bref, le recours collectif fera progresser la justice et l’égalité.
R.E : Est-ce que vous pouvez nous donner des exemples ?
L.-G.T : Dans de nombreuses entreprises de France, dans l’automobile ou dans le BTP, par exemple, les Noirs et les Arabes restent toujours au plus bas de l’échelle, quelle que soient leurs compétences et leur notation. Jamais de promotion, ou d’augmentation de salaire, alors que tous les autres progressent. Au SMIC, de l’embauche à la retraite. Avec les actions de groupe, ils pourront aller ensemble devant les tribunaux, avec les avantages que j’ai indiqués. Idem pour les médecins étrangers, qui sont exploités dans les hôpitaux, qui font toutes les gardes, et sont moins payés que les autres. C’est une discrimination liée à la nationalité. Et tous pourraient se réunir pour attaquer leurs employeurs. Avec un seul procès, vous pouvez régler le problème de centaines, voire de milliers de personnes. Nous travaillons déjà sur ces chantiers.
R.E : Cette loi devrait porter l’anathème sur le racisme uniquement ?
L.-G.T : Non, pas seulement, bien sûr. Les actions de groupe fonctionnent contre toutes les discriminations. Si dans une entreprise, les femmes sont moins payées que les hommes quand elles font le même travail, elles pourront agir collectivement et faire valoir leurs droits plus aisément. Mais, plus important encore, l’existence même du recours collectif devrait avoir un effet dissuasif. Aujourd’hui, il est souvent « rentable » de discriminer les femmes, ou les Noirs ou les Arabes. Pour certaines entreprises, une politique d’égalité salariale peut sembler plus coûteuse que la condamnation éventuelle que pourrait obtenir tel ou tel employé. Mais avec le recours collectif, le risque judiciaire, mais aussi médiatique, et donc financier augmente considérablement, et il devient alors plus « rentable » d’être vertueux. En bref, on pourra passer de la lutte contre les discriminations individuelles à la lutte contre les discriminations collectives. C’est la loi la plus importante dans ce domaine depuis 40 ans, et nous sommes très heureux d’être à l’origine du bouleversement à venir.
R.E : Avez-vous le sentiment que les choses ont bougé en matière d’associations de noirs en France hexagonale ? Peut-on parler d’une plus juste reconnaissance de ces communautés ? En termes de bilan global, que diriez-vous ?
L.-G.T : Avant le CRAN, on avait l’impression que le mot « noir » était un gros mot. Nous avons crevé l’abcès et montré que nous existons en tant que tels. Maintenant, les gens ne peuvent plus ignorer que nous sommes là. Nous sommes reconnus, c’est une avancée, mais non pas à notre juste place, c’est clair. Il faut se battre sans cesse.
R.E : Dernière action en date, la création du CRAN-Bénin. Quels sont les objectifs de cette antenne de l’association ? Sont-ce des objectifs nationaux, internationaux ? Et qu’est-ce qui justifie cette création au sein même du monde noir ? Est-ce symbolique ?
L.-G.T : Avec le CRAN-Bénin, nous travaillons sur plusieurs dossiers, et notamment sur la question des biens mal acquis de la France. En effet, en France, on ne cesse de parler des biens mal acquis des présidents africains, et sans doute a-t-on raison, mais nous, les noirs en général, avons nous-mêmes bien plus encore de trésors pillés, durant la Colonisation, par exemple. Au Musée du Quai Branly sont exhibés des trônes, des sceptres, des statues sacrées, appartenant aux anciens rois du Bénin (c’est dans ce contexte que le roi Béhanzin a été déporté en Martinique, justement). Nous sommes allés sur place, pour discuter avec les autorités locales, nous avons rencontré le roi d’Abomey (ancienne capitale du Bénin), le Premier Ministre, le ministre de la culture, etc. pour coordonner la demande officielle et la campagne pour la restitution. Les choses sont en bonne voie. C’est une réparation qui est due non seulement au Bénin, mais à l’Afrique tout entière. C’est pourquoi nous travaillons avec le groupe Afrique de l’Unesco, et nous avons demandé à être membres observateurs de cette grande maison.
R.E : Justement, concernant le dossier sur les réparations où en sont les choses ?
L.-G.T : Au niveau médiatique, les choses ont bien avancé. Ce sujet était tabou en France. Depuis que nous avons lancé notre campagne, il a fait la Une du Monde, de Libération, de la Croix, du Parisien, et chaque année, il est évoqué le 10 mai dans tous les Journaux télévisés, ce qui n’était pas le cas avant. Au niveau politique, nous sommes de plus en plus soutenus. Par le PC, EELV, et certains leaders socialistes, mais aussi par les syndicats comme la CGT, Sud, le Syndicat de la Magistrature, les associations comme le MRAP, SOS Racisme, la Licra, qui tous, se sont ralliés à notre cause. Par ailleurs, comme le président Hollande s’est opposé aux réparations, nous avons porté l’affaire devant les tribunaux. A ce jour, nous avons plusieurs dossiers en cours, concernant l’esclavage aux Antilles, la rançon Haïtienne, le chemin de fer du Congo-Océan, le massacre colonial de Thiaroye au Sénégal. D’autres actions judiciaires sont prévues, notamment concernant la Réunion et l’Outre-Mer en général.
R.E : Sur le plan local, en Martinique ou en Guadeloupe, comment sont perçues les actions du CRAN. On a l’impression que les choses ont du mal à prendre forme dans ces régions, que le grand public a du mal à suivre. Si oui, à quoi cela est-il dû, selon vous ?
L.-G.T : J’étais récemment en Guadeloupe, dans le cadre du festival international du film des droits de l’Homme, dont je présidais le jury. Le discours que j’ai tenu a été très bien reçu, je crois, et l’idée de réparation a été très bien accueillie, y compris par des gens qui, au départ, étaient assez réticents. Non, je crois que dans l’Outre-Mer, nos combats sont maintenant très soutenus. Y compris sur cette question délicate des réparations, justement. Pour le prouver, nous avons d’ailleurs fait réaliser un sondage par le CSA, en 2013. Alors que tout le monde disait que les Domiens étaient en général très hostiles aux réparations, et donc à la campagne du CRAN, le sondage a prouvé que 63 % des habitants de l’Outre-mer y étaient favorables. Et je suis certain que ce pourcentage serait encore plus important aujourd’hui.
R.E : Quels sont, sans tout dévoiler, les dossiers clés dans l’avenir immédiat du CRAN ?
L.-G.T : Nous allons nous battre jusqu’au bout sur les actions de groupe pour nous assurer que le texte finalement adopté en janvier soit aussi favorable que possible. Et nous sommes déjà en train de préparer les procès qu’il faudra lancer dans la foulée. Par ailleurs, nous avons bientôt une nouvelle audience contre Eric Zemmour, qu’on entend beaucoup moins, heureusement, depuis qu’il a été écarté de France 2, de France Ô et d’I-télé, grâce à tous les procès intentés par les associations comme le CRAN. En outre, nous devons avancer sur le partenariat que nous avons avec Jesse Jackson. En effet, il nous a demandé d’être ses représentants officiels en France, ce qui est un honneur pour nous. Il a été le bras droit de Martin Luther King aux Etats-Unis, c’est un grand monsieur, et bien entendu, nous avons accepté avec joie.
Plus d’infos : www.le-cran.fr.
Propos recueillis par Rodolf Etienne