Exposition « de feu et de pluie », Fondation Clément, du 20 octobre au 12 novembre.
— Propos recueillis par Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant —
Produite par la Fondation Clément en partenariat avec la DEAL et le PNRM dans le cadre de la candidature de la Martinique à l’inscription sur la liste patrimoine UNESCO.
Le titre de l’exposition « De feu et de pluie » renvoie aux deux versants d’une même gestation : car la Martinique est bien la fille des entrailles fumantes de la terre et des pluies provoquées par le relief, donnant naissance aux forêts tropicales humides. Partant de l’idée que le volcan impacte la vie de l’homme très au-delà de la science et des catastrophes, il a été demandé aux artistes de travailler sur le processus éruptif comme métaphore, voire essence de la création. Les œuvres ont été choisies en fonction du parallèle entre construction/ destruction /reconstruction dans la nature et dans la vie de l’homme. Elles parlent de mémoire, de chaos, de jaillissements et tremblements, d’échanges d’énergie, du magma qui fuse, de la chaleur brulante, de l’état du monde l’instant d’après.
Matilde dos Santos : Qui est Hervé Beuze ?
Hervé Beuze : Je suis artiste et ce qui me fait créer c’est d’abord la recherche personnelle de l’équilibre intérieur, qui me pousse à essayer de comprendre ce qui dans mon passé, dans ma propre histoire, peut causer des blocages, des problèmes…mon histoire personnelle s’associe à l’histoire de l’espace dans lequel je vis, cette société toujours à cheval sur deux cultures, deux manières d’être, qui ont des chemins différents. Celle des descendants d’esclaves, celle qui se veut française, européenne. Entre les deux la blessure est récurrente. Il y a un fossé qui demeure, qui ne sera peut-être jamais comblé, c’est un peu cela qui me pousse à vouloir comprendre la réalité du pays.
Dernièrement, pendant que j’étais en résidence d’artiste en France, on me posait la question : qu’est-ce qu’être martiniquais et pourquoi il y aurait cette séparation entre les différentes composantes de la société. Je pense que c’est parce que les mêmes freins de la période coloniale sont toujours présents… Ceux qui aujourd’hui sont là pour exploiter le pays, ils sont là depuis le départ pour cela ; aussi ceux qui sont là dans la position de souffrir , leurs parents, étaient déjà dans cette position, ils ont encore le même langage, les racines de l’histoire sont toujours là. Et évidement chacun est le deux en même temps, on intériorise les deux chemins, je me dis martiniquais, je me sens français, et on peut se demander pourquoi est-ce qu’on n’arrive pas à faire une seule société ? Et en même temps rien que de poser cette question on fait face à une accusation, on t’accuse d’assimilationniste. Il me semble que le problème quand on parle de tout ça c’ est qu’on oublie un acteur : la France métropolitaine. Parce qu’on met en accusation les descendants de colon mais c’est la France qui a généré cette société, et qui a maintenu cette situation. En France je ressens le problème, mais ce n’est pas un problème pour eux. De leur point de vue, notre situation actuelle est un dommage collatéral de la colonisation. Et nous, qui n’aurions même pas du exister, car ici, à part les amérindiens, vite tués, il n’y avait pas de peuple, chacun est venu d’un côté, ça a formé un nœud , et on n’arrive pas à sortir de ça, même moi, je voudrais sortir de ça, je voudrais partir vers un art beaucoup plus proche de la vie réelle, de la vie humaine, de la chose qui vit, de la nature, mais il est encore nécessaire de dire que la société existe sous cette forme-là , il faut pointer cela, ça mène à des conflits, c’est cyclique, ça ne va pas passer, ça revient sur des formes différentes, c’est du racisme de deux cotés, c’est le volcan, ça va toujours peter, car c ‘est ancré en soi cette manière de rechercher la différence…
Mds : Penses-tu que l’artiste a un rôle à jouer dans la société et quel serait ce rôle pour toi?
HB : Je crois que l’art n’est pas là pour amener des réponses ; mais plutôt pour poser des questions. En tant qu’enseignant je pose souvent cette question : à quoi ça sert l’art ? et pour moi ça sert à montrer la réalité, qui peut paraitre évidente mais n’est pas si évidente que cela. L’artiste est sensible à la réalité. J’aurais aimé surtout que la création puisse rassembler, que ce soit un maillon…c’est mon utopie. Plus modestement à chaque œuvre je veux faire discuter, amener chacun à exprimer sa vision des choses .
Le rôle de l’artiste pourrait être celui d’un intellectuel… on dit qu’il y a une disparition d’intellectuels en Martinique et en Guadeloupe, une fuite de cerveaux, et ça me fait penser au rôle qu’ on donne aux artistes… les artistes de toute sorte, musique, littérature, arts plastiques sont utilisés, happés par la politique. Mais je crois que l’art plastique devait avoir un rôle comme celui des grands écrivains , un rôle de penser le pays. Victor Anicet l’a fait, René Louise aussi voulait penser le lieu, mais il avait finalement une manière très européenne de traiter le vodou. C’était une manière de se retrouver dans l’histoire de l’art. Mais si l’artiste est une sorte d’intellectuel, quelles sont ses armes ? Je l’ai entendu dire une fois, et je le pense, on passe notre temps à scruter nos racines, c’est peut-être grand temps de montrer nos fruits. C’est un peu cela qui m’intéresse : les fruits, quels fruits pouvons-nous porter. Et en tant qu’artiste et en tant qu’enseignant on a ce rôle d’intellectuel à jouer à la façon d’un Chamoiseau, d’un Confiant que créent une sorte de méso langue entre français et créole pour raconter leurs histoires. Nous, plasticiens, nous devons aussi trouver les éléments qui font que c’est notre culture, comme dans les constructions populaires, avec tous ces éléments récupérés à droite à gauche, régurgités à notre façon….car on a le monde entier chez nous, et on est ce monde entier, mais on est nous. Ici on vit cote a cote mais on ne fait pas peuple, on est agglutinés les uns autour des autres, et chaque entité a sa culture, son réseau, sa musique, l’artiste lui doit ressentir tout cela et faire transparaitre, trouver les moyens plastiques de parler de cela, l’artiste développe sa sensibilité, et détecte les éléments de la société qui font sens, et en cela, il est témoin de cette réalité, mais je ne suis pas sur qu’il soit acteur du changement….
Mds : Est-ce que l’art soigne ? Soi-même ? l’autre ? Le monde ?
HB : L’art est un défouloir pour celui qui produit, et pour celui qui regarde et qui comprend aussi… c’est une porte ouverte sur la réalité concrète, une porte sur l’imaginaire. L’œuvre d’art est totalement différente des objets qui existent, c’est une porte ouverte sur autre chose, et cette autre chose est à définir, et chacun va le définir en fonction de sa propre sensibilité, de son vécu, de ce qui lui plait. L’art est un exutoire, une soupape aussi. Je dirai que l’art soigne les sociétés malades. On a besoin ici d’un art qui soigne, d’un art qui fasse réfléchir. Au début l’art n’était pas là pour soigner, mais pour accompagner la religion. Par exemple, dans les maisons populaires, on a des croix, des peintures de Jésus. L’image religieuse dans les milieux populaires c’est ta première expérience de l’art, les premières statues, qui m’ont fait flipper d’ailleurs, s étaient dans les églises. C’était Jésus, David, celui qui pique le diable noir, et ces sculptures sont peintes, après quand tu étudies tu découvres que les statues gréco-romaines étaient blanches, et maintenant on sait qu’au départ, les sculptures gréco-romaines étaient elles aussi peintes, c’étaient des sculptures populaires… Ici on aime tout colorier, tout recouvrir, ça embellit tout pour nous, peindre, recouvrir la misère. La couleur recycle, la couleur donne un autre sens, elle a ce pouvoir-là. A quoi ça sert l’art ? Cela dépend de la société dans laquelle on se trouve, pour les sociétés policées, comme l’Europe, le nord, l’art n’a pas à soigner ou pas, pour eux l’art n’est pas ontologique, c’est plutôt, un questionnement financier, un questionnement purement plastique, cet art-là s’intéresse à la forme, au cout. Mais dans les sociétés malades, qui ont une histoire chaotique, ou traversent la guerre, l’œuvre a un sens profond qui dépasse le sens esthétique. La sculpture allemande, par exemple est très forte, car ils ont un poids sur leur tête, leur art parle directement de l’homme, car ils ont connu tout cela, comme nous ici avec le volcan. Là où tu as le volcan, là où ça explose ,tu as de peuples résilients, tu es confronté à la mort, le japonais par exemple ils affrontent la mort en permanence, ils développement cette sensibilité
MDS : Parle nous de ton processus de création et de ta pièce «Composition tellurique», dans l’exposition « de feu et de pluie »
HB :Cette sculpture a au départ déjà des couleurs précises : blanc, noir, rouge, gris, il y a donc à la dichotomie circulaire blanc-noir (qui était le titre d’une de mes pièces anciennes), et le rouge qui interroge, le rouge qui est le même, pour tous. Vous avez beau être normé par une couleur, le sang est le même.
Il y a un lien avec la dimension géologique du pays, la tectonique des plaques bien entendu, mais aussi la forme colonnaire, qui exprime pour moi l’ascension de la matière dans le cône du volcan lors des éruptions. Et cette colonne est couturée. Je reprends ici mon premier travail artistique, « le chaudron », une œuvre qui m’a marqué et qui a inspiré d’autres artistes aussi. « Composition tellurique » est couturée , « le chaudron » était cintré, attaché. Dans la » Composition » j’ai utilisé des points de suture, je pensais à un fil. C’est vraiment de la couture, comme j’avais fait pour « résilience », une de mes cartes de Martinique, en résine, que j’avais carrément cousu, rouge-blanc-noir, c’était le cas aussi d’une autre pièce, le « carcan cellulaire » qui était un clin d’œil aux carcans d’Anicet. Anicet avait fait une série de carcans : c’étaient des peintures où il avait fait des gens marchant avec cette pièce, ça tendait vers l’abstraction, mais le symbole était le carcan. Et j’avais repris cela dans une de mes cartes de Martinique
« Composition tellurique » est une pièce abstraite, c’est le lieu lui-même qui lui amène des sens, et c’est bien ce jeu avec le lieu qui me plait dans l’art, c’est subtile, le lieu apporte des nuances de sens, par exemple dans « Armatures », ma pièce dans les jardins de la Fondation, c était important que la sculpture soit très verticale, car je tenais à montrer les hommes et femmes de ce lieu comme des gens débout malgré tout ce qu’ils ont pu souffrir et dans « composition tellurique » la couture est importante, elle indique que nous sommes liés, soit par le rouge (le sang ) soit par la couture. Je veux dire qu’on soit blanc ou noir, on est liés.
Je sors d’une résidence en France, dans un endroit entre Nantes et Bordeaux, c’est le cœur de la France, et moi je sors d’ici et je vais au centre de la France, du coup j’ai voulu faire une main, qui tient une fleur, un hibiscus, et cette main est trouée, et le trou vient d’une chainon comme si la chaine avait fait un trou ou laissé un trou et ça débouche sur un volcan-fleur, c’est un motif, et les pétales sont coupées et recousues, et la fleur est l’île … elle est née de ces liens, un lien qui, à la fois recoud une plaie pour cicatriser, mais aussi qui maintient ensemble ce qui n’est pas forcément un. Dans la « composition tellurique», je tiens à peu près le même propos – plastiquement c’est très différent, mais a la base on a des points de suture qui tiennent les plaques ensemble, pour former un corps, alors même qu’on n’a pas réussi à faire « un ». Cela a un lien avec l’architecture populaire, cette façon d’agglutiner les éléments…et c’est la société martiniquaise toute entière qui est comme ça, c’est composite, et les éléments tous différents se retrouvent liés, à la fois mélangés et attachés les uns aux autres…Il y a des frictions, c’est un passé qui ne passe pas et tout est prétexte pour le faire ressortir.
On doit trouver un moyen de vivre ensemble, mais comment faire avec des privilèges qui sont arrivés jusqu’à ici ? comment faire avec les questions économiques, sociales, culturelles, tout cela se mélange. C’est comme dans ma colonne. Grossièrement rapiécé.
MDS : Quel était l’impact de la pandémie sur ta création et ton actualité ? Quels sont les projets à venir ?
HB : Le covid ne m’a pas impacté de façon négative, mais plutôt positive car j’ai dû me repositionner, me questionner. Une épidémie est quand même un évènement. C’est comme le volcan chez nous, ce n’est pas tout le temps qu’il est en activité menaçante… ou le cyclone, d’autres îles sont soumises aux catastrophes plus souvent, mais nous heureusement, c’est plus rare… avoir vécu un cyclone, m’a quand même permis de comprendre certaines choses et de les vivre les différemment. Si le covid nous a montré quelque chose c’est le pouvoir des hommes sur les hommes La situation extrême permet de voir le poids de la société sur les individus, si on dit ne sortez pas, tu te dis dans ton imaginaire, le virus est partout dehors, tu as une sorte de psychose. J’ai surtout constaté la puissance de la culture, de la société coercitive… ça m’a fait penser a la grève de 2009 quand on avait tout arrêté, et dehors c’était le no mans land, on était hors de la société, et pendant le covid c était pareil : la pandémie a remis en cause tout : la manière de vivre, d’être en relation, d’aller au cinéma, et cela nécessitait de se rencontrer, et le covid nous a poussé à remplacer le ,face à face par l’internet…le téléphone devient la télé, la bibliothèque, le shopping center, …. tu n’as plus besoin de sortir de chez toi. J’imaginais un monde futur étrange avec des gens qui travaillent dehors pour nourrir ceux qui restent chez eux,… cela a montré le pouvoir du réseau, et c’est peut-être pour cela que les gens ne veulent pas se vacciner, les gens sont devenus tellement hyper intelligents qu’ils sont cons, car ils ne savent pas du tout ce qui est vrai ou faux, les informations arrivent de tous côtés, ils ne peuvent pas trier, et il faut trier….