« L’Atelier », « The Florida Project », « Manon »… Une nouvelle année de cinéma

— Par Selim Lander —

La saison cinéma 2018 de Tropiques-Atrium a commencé avec trois films sur des « jeunes » quoique très différents. L’Atelier, de Laurent Cantet, s’intéresse à de jeunes adultes plus ou moins en perdition dans la France désindustrialisée. The Florida Project, de Sean Baker, se focalise sur trois enfants, pré-adolescents qui s’ébattent en toute liberté ou presque. Les premiers étant pris en charge par une écrivaine descendue de Paris pour les (re?)mobiliser autour de l’écriture collective d’un roman[i] et les seconds n’étant pas privés de familles, même si elles sont monoparentales et pour l’une monograndparentale. Quant à Manon Lescaut et au chevalier des Grieux, le couple de jeunes délinquants imaginé par l’abbé Prévost, il se meut dans un autre monde, celui de l’argent trop facilement gagné et vite perdu jusqu’à la fin tragique, prévisible.

The Florida Project laisse une impression mitigée. La situation est intéressante, le décor fascinant, les enfants sont attachants en dépit de leur propension à faire des bêtises : livrés à eux-mêmes pendant toutes les longues journées de vacances, il pourrait difficilement en aller autrement. L’histoire se passe visiblement à Orlando, en Floride, la ville de Disney World mais pas dans Disney World, à quelques kilomètres de là, dans une banlieue lointaine et mélangée (la pauvreté gommant les différences ethniques) qui espère néanmoins attirer quelques touristes avec un magasin de souvenirs géant (Amérique oblige), un palais de l’orange en forme de demi-orange, un parc du futur miteux. Le spectateur ne peut pas savoir si ces éléments de décor sont réels ou fabriqués mais, pour qui connaît un peu les Etats-Unis, ils ont toutes les apparences de la réalité. Les enfants vivent dans des barres d’appartement, comme il y en a partout dans le monde, avec les portes d’entrée donnant sur une galerie ouverte. En fait d’appartement, il s’agit plutôt de petits studios meublés occupés de manière plus ou moins temporaire. Nous découvrons d’ailleurs qu’une règle d’urbanisme interdit d’y vivre à l’année, ce qui oblige certains locataires à décamper au moins pour une nuit avant de réintégrer leur logement…

On n’est pas chez les riches, loin de là, cependant le soleil brille, les immeubles sont repeints à neuf, il y a de l’espace (dès qu’on sort de chez soi), le film qui pourrait être une agréable comédie enfantine, tourne à autre chose lorsque Halley (Bria Vinaite), la mère de Moonee, l’enfant au centre du trio, prend progressivement la première place. Chômeuse, elle survit d’un peu d’aide sociale, d’un peu de charité, d’un peu de trafic illicite et, finalement, de prostitution. Le scénario aurait pu faire de ce personnage une figure exemplaire, une jeune femme aimante et courageuse quoique du mauvais côté de la prospère Amérique. Elle est tout cela mais elle se révèle bientôt imprévisible, grossière et incapable de contenir ses accès de violence. Il faut toute la patience et toute la bienveillance de Bobby (Willem Dafoe), le gardien de l’immeuble, moderne figure de la sainteté, pour qu’elle ne soit pas expulsée.

Cette violence lui aliénera sa seule amie, la maman du petit garçon de la bande, précipitant une fin qu’on devinait malheureuse. Mettre un personnage essentiellement négatif (même si elle connaît des moments de grâce, comme lorsqu’elle se précipite avec sa fille dans un champ, sous une averse – hélas ! la douche lustrale ne suffira pas à la sauver), a pour résultat de mettre les spectateurs mal à l’aise, sachant que, pour la plupart d’entre eux, le cinéma est avant tout un divertissement. Nous aimons qu’on nous raconte une belle histoire ; cela n’empêche pas qu’elle puisse être triste, encore faut-il qu’elle dégage une énergie positive. Rien de tel ici, le personnage de Halley ne laissant entrevoir aucune possibilité de salut. Et ce n’est pas la dernière image, onirique, qui montre Moonee et sa copine Jancey en train de courir dans l’allée centrale de Disney World, qui suffira à nous redonner un peu d’optimisme.

Restent les qualités formelles de ce film, son écriture, avec des scènes qui se répètent presque à l’identique, d’autres scène isolées qui ouvrent de nouvelles perspectives (par exemple sur les rapports de Bobby avec son grand fils), qui justifient la programmation de The Florida Project dans le cadre du cinéma d’art et essai mis en place par Steve Zebina à Tropiques Atrium.

Deuxième projection à Madiana le 17 janvier à 19h30.

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Plongée dans le passé avec Manon, d’après le roman scandaleux de l’abbé Prévost, que le réalisateur, Henri-Georges Clouzot a situé dans la France de 1944. C’est évidemment une très bonne initiative que de présenter de temps à autres des films du patrimoine, même si les spectateurs ont tendance à bouder ces séances, soit qu’ils aient déjà vu le film ou espèrent le voir à la télévision (mais aucun cinéphile n’ignore que la télévision n’est qu’un pis-aller), soit, plus vraisemblablement, qu’ils ne s’intéressent pas aux vieux films en noir et blanc, de même qu’ils ne lisent pas Balzac ou Stendhal (sans parler de l’abbé Prévost !)

Quoi qu’il en soit, les spectateurs qui étaient bien présents dans la salle se sont régalés de voir sur l’écran des comédiens qui ont fait ensuite une longue carrière comme Serge Reggiani (le frère de Manon) ou Michel Auclair (des Grieux). On comprend tout de suite en voyant le jeu de ce dernier pourquoi il sera cantonné plus tard dans les seconds rôles, non pas qu’il joue « mal » mais il manque de ce petit plus, cette flamme qui fait les grands comédiens. Il montre d’ailleurs ses limites dans la dernière scène du film où il doit parler au cadavre de Manon à demi enterrée dans le sable. Car Clouzot fait s’enfuir Manon et des Grieux sur un cargo qui transporte des juifs vers la Palestine (au lieu de l’Amérique du roman), si bien que le jeune couple se trouve à errer dans le désert et finit par mourir d’épuisement. Cette dernière scène qui devrait être tragique (sans doute était-elle ressentie ainsi à la sortie en 1948) apparaît aujourd’hui ridicule. C’est évidemment l’un des intérêts que présentent pour nous les films anciens que de mesurer combien notre sensibilité a changé par rapport à celle de nos parents (pour les plus âgés d’entre nous) ou de nos grands-parents.

Cécile Aubry, à 20 ans, incarne, pour sa part, une Manon pas très expérimentée mais suffisamment convaincante, avec la charge érotique qui convient au personnage. Il est manifeste que Clouzot s’est fait plaisir à la filmer et qu’elle-même s’est prêtée au jeu avec tous les moyens dont elle disposait. Ici encore, la comparaison entre la manière dont Clouzot filmait une scène érotique après la Libération et ce qu’il est possible de faire aujourd’hui est éclairante quant à l’évolution de nos mœurs !

[i] Voir ici-même l’article de Janine Bailly.